Arguments
_ Vous ne savez pas à quel point vous pouvez avoir raison. L’art doit être novateur et révolutionnaire pour être vraiment de l’art. Ces tableaux et ces sculptures qui circulent dans ce milieu guindé et engoncé de la petite bourgeoisie, ce n’est pas de l’art, c’est de la copie, du recyclage d’idées aussi vieilles que ce monde de l’art contemporain. Ils flattent juste l’ego des bobos. Les concepts, érigés en paradigme de la transgression aujourd’hui, auraient à peine été choquants hier. En acceptant la nudité, les petites déviances sexuelles, la haine du fric, les LGBT, le féminisme...et cætera, le bobo se sent trop cool parce que révolutionnaire. Il pense qu’il est contre la bien-pensance de l’ordre établi. En fait, il est en plein dans la pensée unique de son propre petit monde de bisounours qui confond les bons sentiments et une vraie idéologie centrée sur le monde réel. Il hait la vulgarité, pour lui elle est laide et n’a pas de sens. Elle ne peut être que rejetée. Alors que c’est la forme de contestation la plus forte mais sans violence physique !
_ Ah bon ? La vulgarité, les injures seraient plus fortes que la beauté, l’esthétisme. Son imprécision conceptuelle, son manque de définition artistique, seraient plus puissantes que la pureté des véritables concepts artistiques ? Vous exagérez un peu non ? Lorsqu’elle disait cela, on pouvait sentir dans son attitude, son expression, comme une malice. Ça la rendait à la fois exaspérante et d’autant plus belle aux yeux de Marc.
_Quoi de plus fort que la grossièreté pour exprimer le rejet d’un système ou d’un projet qu’on considère comme nuisible ? Si on est à la fois contre la violence et pour une vraie contestation, que peut-on faire de plus fort ? Défiler tranquillement dans les rues en chantant des slogans ? C’est cela la contestation version neuneu !
Un autre homme d’une trentaine d’années, style hipster, barbe et tatouage, tente à son tour sa chance auprès de Marc.
_ Si je peux me permettre, cette dame a raison dit-il en désignant la blonde élancée jusqu’au sommet, la pertinence des idées est plus importante que les mots qu’on utilise. Vous confondez la fin et les moyens, il me semble.
Marc s’arrête un instant, et dans le vide du silence, il avale un nouvelle gorgée de rouge histoire de se remettre dans l'ambiance de la réplique.
_ Tiens, un cul pincé qui veut venir se la jouer peut-être ? Mais tu ne comprends pas que l’art, c’est justement l’intime fusion du fond et de la forme? Tu te prends pour un savant avec tes remarques à deux balles ? Franchement t’es qu’un bouffon qui pipe que dalle à l’essence de l’art.
_ Bon, moi aussi je peux déverser des insultes gratuites en faisant passer cela pour de l’art. Mais il faudrait que vous donniez aussi des arguments, répond le hipster quelque peu agacé.
_T’en veux des arguments, tête de con ? dit il en le prennant par l'épaule, en ami, comme le font souvent les personnes qui ont déjà dépassé une certaine dose d'alcool. Pourtant ce que provoque en toi ma façon de te chier à la gueule devrait suffire, non ? Pas besoin de te claquer le beignet deux fois pour le même résultat. Tu te sens pareil que si je te parle normalement, là ? Tu sens quelque chose de diffèrent au fond de toi qui te démange? Alors, pauvre naze, tu comprends que si le but de l’artiste c’est que tu ressentes quelque chose de fort et de puissant, je n’ai pas besoin d’arguments si j’y arrive sans eux. Tu veux quoi pour en sentir davantage ? Que je te parle de ta mère la pute ? Que je décrive ton trou du cul quand tu te fais mettre ?
Il essuie alors les miettes sur son pull qui viennent d’exploser du petit four qu’il vient de mettre dans sa bouche et reprend un verre de rouge.
_ ouai, bon, si vous refusez de discuter, la communication à sens unique c’est pas une discussion.. Alors allez-vous faire foutre !
_ Et ben voilà, tu l’as senti mon argument dans ton cul ? T’as failli te chier dessus là, ça te suffit comme preuve que mon art te remue les tripes ?
Sur cette dernière bordée d’injures, Marc reprend un verre. L’alcool et le thème de la discussion sont un cocktail explosif. Il sent que sa tête est proche de l’éclatement.
La femme était restée sans rien dire à ses côté. Elle paraîssait subjuguée, les yeux dans le vague, perdue dans ses pensées.
_ Il est vrai que votre attitude provoque une étrange sensation. A la fois du rejet et de l’intérêt. Si c’est une démarche artistique, elle est si originale qu’on se demande si elle est authentique. Mais me direz-vous, c’est un peu comme cela pour toutes les démarches de l’art contemporain !
_ Pas tout à fait. La rupture est quand même plus forte dans ma démarche de ce soir que dans l’art contemporain actuel. Ce ramassis d’artistes qui se disent pseudo révolutionnaires alors qu’ils ne montrent qu’une façade totalement fausse et que la réalité, c’est leur total attachement et obéissance au système pourri par le pognon qui va finir par se voir un jour. Et là, on verra que la seule démarche authentique est la véritable violence. C’est ce qui fait l’essence de la lutte. La violence de l’exposition d’une femme à quatre pattes avec une bougie dans le cul n’est qu’artificielle, elle ne choque que superficiellement les spectateurs. D’ailleurs, nombreux sont ceux davantage choqués par l’absence de véritables concepts que par la nudité, l’aspect sexuel ou le concept lié à une critique féministe ou anti-féministe de la performance. Mais regardez ce que j’ai provoqué chez les deux gus qui sont venus me parler. Là, il y a une véritable indignation, un véritable rejet de la forme et donc du fond…
_ Le problème, c’est comment allez-vous à partir de simples discussions personnelles avec des gens, créer des œuvres d’art qui peuvent s’exposer ?…
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