Ce fut un honneur...

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Plein d'apréhension, j'entrai dans la sombre cellule. Je l'y vis contre le mur : un manteau d'ombre me cachait la partie supérieure de son corps et ses jambes étaient étendues sur le sol froid de son caveau. Malgré la pénombre, je devinai qu'il m'observait. Je m'accroupis pour être à son niveau, et le saluai d'un bref signe de la main. Difficile de parler sous cette atmosphère, face à cet homme.

Le voir ainsi dans cet insalubre caveau, attaché et affamé, m'emplissait de dégoût pour mon espèce. Il n'émettait aucun son depuis mon arrivée, seul le poids de son regard me permettait de le savoir en vie, et ma culpabilité n'en était que plus lourde. J'avalai ma salive en prenant une longue inspiration ; fini la lâcheté, c'était à moi de porter cette responsabilité et de lui parler :

  • C'est aujourd'hui...

Ma voix se perdait dans les échos de ma honte. Il me fallait reprendre le contrôle, mais comment étouffer les sanglots qui me montaient ? Il devina ma peine, et trancha net :

  • Je sais.

J'avais les yeux plus bas que terre. Bien sûr qu'il savait, comment ne le pourrait-il pas ? Le jour était arrivé, la fin de la ligne pour nous tous, c'était prévu comme ça. J'avais l'impression de faire face à un triste coucher de soleil, qui n'annonçait aucun lendemain.

  • On a réussi, murmurai-je.

Son silence me fit l'effet d'une balle en plein coeur, mais je sentis son regard se détacher de ma pitoyable personne. Il devait être content, à sa manière.

  • C'était une sacrée mission, dit-il enfin.

Je hochai la tête. Ouais, c'était une sacrée mission. Il l'avait réussi parfaitement, et même maintenant qu'il était au pied du mur, il ne manquait pas à son devoir.

  • Comment c'est, dehors ?

Je levai les yeux vers l'ouverture striée de barreaux qui crachait sur moi une ironique lumière de liberté.

  • C'est beau. C'est la paix. J'aurais aimé que tu puisses voir ça.

Pour la première fois, je crus l'entendre rire tout doucement.

  • Je suis un soldat, un monde comme ça n'est pas fait pour moi. C'est mieux ainsi.

Un soldat jusqu'au bout, oui il l'était. L'élite de ce monde. Non pas qu'il était doué pour faire la guerre, mais il avait compris que la cause qu'il défendait était au dessus de lui. Il était l'incarnation de ses principes, un être immortel dont le destin était tracé vers une seule direction. Je ne lui arrivais pas à la cheville.

Ce monde lui devait tout.

La guerre, nous l'avions vécue. Elle était sans fin, la vie de tous les jours y avait tourné au combat. C'était les conséquences d'un monde défiguré, où touts voulaient une part du gâteau. Les intérêts privés avaient depuis longtemps remplacé la cause commune et personne ne faisait plus attention à rien d'autre que soi-même. On en était arrivé à une époque où n'importe qui pouvait prendre une bombe pour aller se faire exploser dans une foule, n'importe qui pouvait prendre un flingue pour tirer dans une église, et où c'était le curé qui abattait le tueur. Cette société était à l'image de l'incompréhension des gens face au paradoxe dans lequel ils vivaient.

C'était une sorte de patchwork où chaque individu avait son libre arbitre. Etrange non ? Un monde hyper connecté, mais sans aucune unité.

Trop d'états, trop d'intérêts différents et contradictoires. Certains l'avaient bien compris. Et j'en faisais partie... lui aussi. Nous, nous savions ce qu'il fallait faire, mais il fallait trouver le courage d'agir. Il l'a eu. Ensemble on s'est battu pour notre cause, cette cause qu'on appelle Le Monde.

Tout ça pour finir là. Face à face dans ce ridicule cachot, comme si des barreaux pouvaient l'arrêter, moi libre et lui résolu. En soupirant, je débouchai une bouteille de vin rouge, il hocha la tête et je lui tendis le goulot pour qu'il puisse en boire quelques gorgées.

  • A la tienne, camarade.

Aujourd'hui était son dernier jour : le dernier de son histoire, dans l'Histoire. On savait tous que ça finirait comme ça, c'était la conclusion inévitable de cette mission. Sinon tout risquait d'échouer. La paix qui venait de naître était encore fragile et on ne pouvait se permettre de la compromettre. Mais quand même, c'était injuste qu'il soit le seul à en payer le prix. Et ma peine augmentait encore d'avantage quand je pensais que dans quelques heures, j'aurais moi même oublié son existence et tout ce qu'ensemble nous avons accompli.

  • Dehors, les gars t'ont fait une stèle anonyme. Pour qu'il reste quelque chose de toi, après que...

De nouveau, ma voix n'était pas assez forte pour porter mes larmes. Il esquissa un rire :

  • Ils en font toujours trop. Un tueur ne mérite pas qu'on lui dédie quelque chose.

Un tueur, il l'était aussi. Le plus grand de tous les temps. Mais plus que ça, il était un grand homme. La paix naissante lui était dédiée mais il n'en aurait jamais aucune reconnaissance. Oui, ce qu'on a fait n'est pas très moral et beaucoup pourraient trouver que c'était mal, mais nous au moins on a favorisé l'intérêt commun à celui d'une poignée d'hommes et de femmes. Si les gens étaient plus ouverts d'esprit, ils comprendraient. On aurait pas besoin de faire ce qu'on fait.

Mais les gens sont si volages, prêts à s'entre-dévorer à n'importe quel instant. S'ils apprennaient ce qu'on a fait, tout serait fichu. Enfin, je dis ce qu'on a fait, mais c'est lui qui a tout accompli. Nous on a surtout organisé et planifié, au final on a pris aucun risque. Il nous fallait juste un homme de terrain capable de tout mettre à exécution. Et on l'a eu.

Le plan, sur le papier était simple : assassiner l'ensemble du personnel politique de chaque Etat. Un grand coup de bottes dans le système. Tout à refaire. Pour bien le réussir, il nous a fallu des années de préparation et de mise en place, plus une centaine de cerveaux travaillant d'arrache-pied. Mais un seul homme pour accomplir les meurtres à proprement dit : une action, des conséquences dans le monde entier. Je vous passe les détails.

Qu'est ce qui s'est passé ? Le monde s'est reconstruit. Mais comment ? Ensemble.

On la tient maintenant, notre unité. Les gens ont peur, parce qu'ils savent qu'une force qui dépasse la gouvernance des Etats est prête à frapper à n'importe quel point du globe. Pour y faire face, ils n'ont pas le choix, ils doivent travailler main dans la main.

Mais si quelqu'un apprend qui nous sommes, alors tout est fichu. Nous serions arrêtés, chaque pays accuserait nos patries d'origine d'être derrière tout ça, et au final le monde se diviserait à nouveau. Il faut donc éliminer les preuves de notre acte : sauf qu'il n'y a qu'un seul homme qui l'a techniquement commis. C'était lui le seul à pouvoir être condamné, le seul assassin. C'était donc lui qu'on devait couvrir, et dans l'intérêt de la paix, il ne fallait prendre aucun risque. C'est lui-même qui l'a proposé : s'effacer de l'Histoire pour que personne ne puisse jamais le retrouver et savoir ce qu'il a fait. La punition ultime.

Au fond c'est injuste, mais finalement, un nombre réduit d'humains auront payé pour qu'une société mondiale puisse exister. On sait que ça vaut mieux comme ça, mais ça fait quand même mal de voir un seul homme porter tout le poids du monde sur ses épaules.

Je posai la bouteille vide sur le sol.

  • Merci mon ami, dit-il enfin.

J'essuyai la larme qui perlait au coin de mes yeux et me relevait. Il était temps pour moi de me retirer, et pour lui de s'effacer.

Je m'apprêtai à trouver les mots justes pour lui dire adieu, et pour le remercier au nom du monde entier de son sacrifice, mais il me coupa :

  • Ce fut un honneur de servir sous vos ordres, capitaine.

Officiel. Il m'évitait le lyrisme qui m'aurait évidemment coûté les larmes que je tentais depuis longtemps de refouler. Je lui fis mon salut militaire le plus digne possible :

  • Ce fut un honneur de vous avoir dans mon régiment.

Je tournai définitivement les talons, mon rôle ici s'achevait. Derrière moi, je laissai la part d'ombre de notre histoire qui jamais ne sera dévoilée. Une page se tournait pour la faire disparaître et lavait toutes nos erreurs pour nous. Il était temps de se montrer à la hauteur de celui qui avait sacrifié son existence pour un monde meilleur. Il était temps de se montrer dignes de notre humanité.

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