11 - Run

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 Elle sortit dans la fraîcheur du matin, respirant à plein nez l'air cristallin dans cette aube qui peinait à se lever. En chantonnant toute seule, elle s'étira, faisant craquer chaque articulation, forçant sur chaque tendon sans trop pousser non plus. Elle aimait toujours ce passage, juste avant l'exercice. Cela faisait des années maintenant qu'elle ne courait plus professionnellement, mais c'était toujours un petit plaisir. Certes, elle était bien loin de sa médaille d'or aux jeux olympiques pour le quatre cents mètres haies, avec son petit jogging matinal, mais le sport restait une passion, anecdotique maintenant, au regard du reste, mais une passion tout de même.

 Elle se mit en route en silence, sans musique dans les oreilles, juste le bruit lointain de quelques voitures. C'était toujours calme les week-ends, dans ce quartier résidentiel très haut de gamme de la ville. Elle aimait cette tranquillité, n'entendre que le claquement de ses semelles sur le bitume, son souffle régulier et rythmé pour l'accompagner, le frottement du tissu contre sa peau. Et, avec, chaque sensation : l'air frais, presque glacé du petit matin, qui lui gelait les poumons et qui ressortait brûlant, la douleur qui commençait à s'immiscer dans ses muscles, ses pieds qui frappaient le sol, et le paysage qui défilait autour d'elle, avec les rares passants.

 Ceux-ci la saluaient souvent de la main, et elle répondait toujours d'un signe de tête, parfois d'un sourire. Tout le monde la connaissait ici. Il faut dire que beaucoup de gens la connaissaient tout court. Médaillée d'or, c'était déjà quelque chose, mais peu de gens se souvenaient des athlètes de haut niveau de l'année même, sans parler de ceux d'il y a déjà plus d'une décennie, hormis pour les cas les plus exceptionnels. Elle-même n'avait pas eu une carrière sportive hors du commun, même si elle s'était terminée… douloureusement.

 Un frémissement se déclencha le long de sa colonne vertébrale, partant de l'occiput jusqu'à ses jambes, et elle faillit trébucher. Elle se rattrapa au dernier moment, fort heureusement. Elle n'aimait pas repenser à tout ça. Les accusations de dopage… Ses douleurs soudaines à la jambe droite, dans la cuisse… Son arrivée aux urgences, à peine consciente, hurlante… On lui avait dit qu'elle avait eu de la chance. Et alors qu'elle se rééduquait et réapprenait à marcher, elle avait été lavée de tout soupçon quant à cette affaire de dopage.

 Depuis, tout était allé pour le mieux. Elle avait arrêté le sport, bien entendu. Elle tirait déjà un peu sur la corde lorsqu'elle avait eu sa médaille. Son opération avait été le glas de sa carrière, mais c'était aussi un soulagement. Contrainte de se retirer mais sans regrets, ayant accompli tout ce qu'elle voulait dans ce domaine, elle retourna pleinement à ses études dans l'informatique. Elle travailla d'arrache-pied, dix fois plus qu'elle n'avait couru après les médailles. C'était difficile, bien entendu. Une femme dans ce corps de métier, qui plus est noire…

 Elle repensa à toutes ces années de travail ingrat, des nuits blanches… Nouveau frisson partant du bas du crâne, si désagréable. Elle secoua la tête, força ses pensées à sortir de là. Elle se concentra sur sa course.

 Derrière… ça avait payé. Rapidement, sa propre petite entreprise, puis son équipe avait grandi à vitesse grand V, elle avait révolutionné le domaine, tout allait si bien… Les souvenirs affluaient, et c'est à peine si elle arrivait à y croire. Toute cette souffrance, cette chance aussi, les amis qui étaient venus au bon moment, savoir éviter les pièges, parfois par pur hasard… Elle était devenue quelqu'un. À nouveau. D'athlète de haut niveau à CEO. Et elle continuait de mettre la main à la pâte, en prime.

 Bien entendu, la gloire et l'argent attiraient leur lot de désagréments, mais elle avait su faire avec. Elle en avait déjà eu brièvement l'expérience durant sa carrière, et elle n'était plus la jeune fille timide qui se laissait écraser. Elle s'assumait, pleinement, et prenait ce qu'elle voulait, quand elle le souhaitait. Elle saisissait les opportunités sans fausse humilité, consciente en tous points que c'était par son œuvre qu'elles lui apparaissaient. Que ce soit dans le travail ou en amour, d'ailleurs. Homme, femme, cela l'indifférait. Si la personne lui plaisait, alors elle le disait. Certains avaient tenté d'user de cela contre elle : bien mal leur en avait pris. Elle savait se défendre, maintenant, et assumait pleinement ses goûts hétéroclites – bien que pas très hétéros, pour le coup, s'amusa-t-elle en elle-même.

 D'ailleurs, à ce sujet… elle arrivait vers la fin de sa boucle, passant par un petit parc du coin, un emplacement de verdure doté de quelques mares et d'une fontaine du plus bel effet. Et… oui, elle était là. En train de s'étirer aux abords de la fontaine, justement, un léger voile de sueur sur la peau, ignorant l'œil appréciateur de l'ancienne athlète sur ses formes. Elle s'en voulait un peu de la mater ainsi, mais c'était presque une impossibilité pour elle. Jamais elle n'avait ressenti une telle attirance pour quelqu'un d'autre. Pourtant, cela n'avait pas commencé du tout en ce sens. Elle l'avait remarquée un jour, comme ça, alors qu'elle courait un matin. Elle s'étirait comme présentement, et, sans faire attention, s'était retournée et l'avait fait trébucher. La jeune femme s'était excusée de sa bourde avec un air paniqué, la célébrité n'avait pas trop apprécié la chute mais avait prétendu le contraire, et lorsque son agresseuse involontaire l'avait reconnue… elle n'avait jamais vu quelqu'un rougir à ce point. Elle avait insisté, lui avait proposé de lui payer le café pas loin, au moins, et de fil en aiguille, elles étaient devenues amies. De très bonnes amies, même. Peut-être un peu plus…

 « Bonjour, Alice ! »

 Cette dernière sursauta, elle et sa queue de cheval d'un noir de jais. Elle se retourna et lui offrit un grand sourire, accompagné d'un léger rosissement des joues. Était-ce le froid ou le plaisir de la voir… ?

 « Gladys ! Arrête de me surprendre comme ça, je vais attraper une crampe un jour !

  • Vraiment ? Cela me forcerait à te faire un massage en retour ou, pire, être ton chevalier servant et te ramener en te portant dans mes bras… »

 Elle sourit, un sourire qui en disait long, et le visage d'Alice devint pivoine. Elle bredouilla quelque chose. Gladys s'approcha un peu plus, jusqu'à presque la coller. Elle la surplombait à peine, de quelques centimètres seulement malgré sa taille, mais Alice se rapetissait tellement sous l'effet de sa propre timidité qu'elle en devenait minuscule. L'ex-athlète tendit le doigt et lui caressa en douceur le menton. Sa jeune comparse releva la tête, lèvres légèrement entrouvertes, yeux brillants.

 « Tu es vraiment très belle, tu sais, murmura Gladys. »

 Il y eut un léger frémissement. À peine notable. Comme un arrêt dans le temps, une petite pause. Un silence, un battement qui manquait. Alice était immobile, comme pétrifiée, puis elle recula d'un demi-pas, toujours en émoi.

 « Gladys, enfin, si… je ne sais pas quoi dire…

 Il n'y a rien à dire, Alice. Tu es une femme formidable et… je… je t'aime. »

 De nouveau, le temps parut se suspendre. Le vent parut cesser, les voitures se turent, il n'y avait plus qu'elles… Alice cligna des yeux plusieurs fois avant de s'exclamer :

 « Mais… je ne suis rien ! Je ne peux pas… »

 Elle s'arrêta, bouche entrouverte, expression vide, comme un poisson que l'on venait de sortir de l'eau. Avant de reprendre :

 « Pense… pense à ton travail ! Tu dois… travailler ! C'est important ! Ton… travail ! »

 Gladys pensa à son travail, en effet, mais rejeta la pensée comme elle était venue. Elle lui était désagréable. Une morsure à l'arrière du crâne, presque. Ce qu'elle voulait, là, maintenant, c'était Alice, sa peau contre la sienne, ses lèvres, son souffle… Mais elle se dérobait, sans raison. Elle insista, mais plus doucement :

 « Alice… Écoute-moi. Je me fous de mon travail, là, maintenant. Je me fiche de mes médailles. Je ne veux qu'une chose. »

 Elle soupira. Que c'était dur ! Alors que c'était si simple à dire, en l'occurrence…

 « T'embrasser. »

 Elle frémissait. Sa jambe droite lui faisait… bizarre. Alice resta stoïque, inexpressive, avant de glisser vers elle d'un seul coup, le visage énamouré, comme si elle flottait sur le sol, portée par son désir… Elle se pressa contre Gladys, leva la tête vers elle…

 Leur baiser fut long, compressé, presque douloureux.

 Ce fut dur de repousser Alice. Elle la tenait à quelques centimètres d'elle, son visage prenait toute sa vision. Elle n'entendait plus rien, ne sentait plus rien, si ce n'est le corps d'Alice contre elle, immobile, figée par ce qui lui arrivait, leur arrivait à toutes deux. Gladys était obnubilée, complètement, sa volonté, son cœur, ses pensées, tout était dirigé vers celle qu'elle tenait entre ses bras, dans une étreinte féroce, comme si elle craignait de la perdre, elle, la fière CEO, la médaillée d'or, elle en oubliait tout, toute sa force, sa confiance en elle, elle tremblait de peur, presque, de douleur, aussi, mais elle ne le sentait pas. Il n'y avait qu'Alice.

 « Alice, je… »

 Plus un bruit.

 « Je t'aime. »

 Plus un mouvement.

 Alice était une poupée de porcelaine aux joues roses, figée. Le temps n'était rien, tout était de glace, l'air de la mélasse. Gladys ne sentait plus rien, plus ses mains, plus d'odeur, plus ses jambes, il n'y avait pas un bruit. Le monde attendait, pesait le pour et le contre, réfléchissait, prenait une pause pour envisager la suite.

 Quelque chose cassa.

 Alice recula d'un demi-pas.

 « Gladys, enfin, si… je ne sais pas quoi dire… »

 L'athlète se rapprocha aussitôt.

 « Alice, ne me fais pas ça ! Je t'aime ! »

 Alice recula d'un demi-pas.

 « Pense… à ton travail… »

 Elle revint contre Gladys, lèvres entrouvertes, tête levée. Les yeux mi-clos, les joues roses, elle déclara d'un ton égal :

 « Arrête de me surprendre comme ça, je vais attraper une crampe un jour ! »

 Gladys sentit le déchirement. Tout lui faisait mal, ou presque. Elle ne sentait plus sa jambe droite, elle allait tomber d'un instant à l'autre. Son dos était en feu, son crâne la grattait horriblement, ses sens étaient en émoi.

 « Alice, je t'aime ! Reste avec moi ! »

 Alice recula d'un demi-pas. Elle était dans les bras de Gladys, encore. D'un air vide, elle ouvrit la bouche, et dit :

 « <unassigned variable> »

 Le monde cessa de faire sens. Les arbres se répétèrent. Le vent cessa de souffler. Le bruit des voitures enfla en un écho infini. Tout était froid, tout était chaud. Alice était intangible, impossible à agripper malgré les efforts de Gladys. Elle serrait, tentait. Hurlait. Aucun mot ne sortait. Il n'y avait que la douleur, son cerveau sortait par l'arrière de son crâne, elle le sentait, c'était pire que tout, elle voulait vomir mais ne sentait plus rien que la douleur la souffrance une aiguille du fond de l'occiput jusqu'au front ses mains sa jambe sa tête son cœur Alice recula d'un demi-pas tomba molle ses membres désarticulés son corps traversa le sol tout était noir le bruit des voitures un chaos une explosion un silence.

 Gladys hurla. Arracha l'implant neural. Puis pleura. De tout son corps, encore et encore, sans s'arrêter. Elle retira le casque en reniflant et gémissant, hésita un instant à le jeter au loin avant de se rappeler de ses sacrifices. De ce qu'elle avait dû faire pour l'obtenir. Elle le posa délicatement sur la table à proximité d'elle avant de se rendre compte que dans sa détresse, elle s'était urinée dessus. Elle jura dans ses larmes, et se redressa tant bien que mal dans son vieux fauteuil. Celui-ci avait dû en voir d'autres. En soupirant, elle attrapa ses béquilles posées contre l'accoudoir et se força à se relever. Elle progressa dans le désordre qu'était le trou où elle vivait. Elle n'avait pas toujours le courage de ramasser ce qui était par terre. Pas facile, avec une demie-jambe en moins. Elle passa devant des vieux cadres d'elle dans sa jeunesse. Juste des articles. Que les plus vieux. Pas ceux d'après. Aucune médaille. Elle n'avait pas eu droit de les garder. Normal. Elle porta ses pensées vers la salle de bains, et les modifications à faire plus tard. On lui avait presque tout pris, mais il lui restait encore ça. Son dernier prototype. Son génie, personne ne pouvait lui prendre et prétendre que c'était le sien. Pas encore. Elle y arriverait. Juste encore un peu. Un pas en avant. Un pas à la fois. Là.

 Sur la visière du casque, quelques caractères émettaient une douce lueur blanche.

> run utopia_sim_0.0.3a.22

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