Au fond du canyon, entre les murs abrupts aux tons ocres, là où les hurlements du vent finissaient par mourir, amenant avec lui grains de sable et de poussière, se trouvait le Temple. Nul ne s'en rappelait du nom. Nul ne savait plus ce qu'il contenait. Le temps avait effacé les gravures, le souffle incessant érodé les murs, les statues n'étaient plus que des formes polies dont on devinait encore parfois la posture, pour celles toujours debout.

 Et sur le parvis de l'entrée, le Sphinx guettait.

 L'endroit n'était pas très loin de différents villages et villes. Peu des habitants du cru s'y aventuraient toutefois, désormais. On prétendait les lieux maudits, trop dangereux. Mais l'on murmurait parfois les vieilles légendes. Nul ne savait ce que le Temple recelait, mais tous contaient comment sa gardienne avait veillé durant tout ce temps, bloquant le passage à quiconque tenterait d'y pénétrer sans répondre à son énigme. Les restes de ceux qui n'avaient su trouver la solution étaient encore au fond du canyon, réduits en poussière par le vent.

 Des centaines de personnes avaient tenté l'aventure. Aucune, de ce que l'on en savait, n'avait réussi. De sages émérites aux héros de guerre, de rusés filous aux bardes reconnus, tous avaient péri sous les crocs et griffes du Sphinx. Quelques petites bandes armées jusqu'aux dents s'étaient lancées à l'assaut du Temple. Nul ne savait exactement ce qui leur était arrivé, mais les hurlements avaient résonné en écho dans le canyon pendant d'affreuses secondes à chaque fois.

 Au fil des ans et des échecs, le flot avait fini par s'amenuiser. Chaque année, il restait encore quelques fous pour risquer le périple. La question était connue désormais. Presque tous réagissaient de la même manière en la découvrant : quelle était donc cette étrange énigme ? Chacun avait son idée sur la réponse. Et les plus têtus et persuadés d'avoir raison se rendaient au fond du canyon, où, inévitablement, ils finissaient par trouver la mort.

 La jeune fille progressait insouciamment dans le défilé. Elle se promenait, c'était tout. Elle avait entendu parler de l'endroit, bien sûr, mais elle trouvait que c'était des bêtises d'adultes, tout ça. Elle aimait le cri du vent dans ses oreilles, son souffle contre sa peau alors qu'elle jouait dans les tourbillons de sable spontanés qui jaillissaient par moment. Elle regardait le ciel de temps à autre, juste pour revoir encore ce contraste si intense entre ce bleu et ces parois rouges. Elle riait, heureuse. Elle prenait bien garde à saluer chaque petite bestiole qu'elle apercevait. Il y en avait beaucoup, par ici. Elles avaient élu résidence loin des hommes, et c'était bien normal. Elle-même aimait s'éloigner des siens ainsi, comme maintenant. Et au moins, ici, elle savait qu'elle ne serait pas dérangé, et que personne ne viendrait la chercher pour la ramener à sa mère. Toute à ses pensées, ce fut avec surprise qu'elle arriva au bout du canyon. Elle resta plantée, stupéfaite.

 Le Sphinx l'avisa sans un mot, sa tête bougeant imperceptiblement.

 La jeune fille monta les marches tout doucement. Elle s'arrêtait régulièrement, guettait un mouvement soudain du monstre. Mais non. La créature ne bronchait pas, allongée, son visage gigantesque, aussi grand qu'elle, la scrutait en silence. Elle était obnubilée par ce regard, ces yeux sans pupille, d'un bleu profond et total. Elle finit par arriver sur le parvis, malgré son pas hésitant, et y fit trois enjambées.

 Le Sphinx se redressa d'un coup et la gamine glapit de terreur.

 « Jeune enfant, si tu cherches à aller plus avant, tu devras d'abord répondre à mon énigme. »

 L'enfant en question était partie se réfugier derrière une statue. Pourtant, elle ne tremblait pas de terreur, et au-delà de cela, ne paraissait pas terrifiée outre mesure. Elle était surtout fascinée par la créature.

 « Si ta réponse me convient, tu seras libre d'aller plus avant. Sinon, tu seras dévorée sans autre forme de procès. Acceptes-tu ? »

 L'enfant considéra la chose. Pondéra quelques instants. Et accepta en hochant la tête avec un air déterminé, sans un mot.

 Si le Sphinx avait été dotée d'émotions, peut-être aurait-elle été surprise. Peut-être l'était-elle. Mais elle n'en montra rien, toujours aussi impassible. De sa voix puissante qui résonnait dans tout le défilé, elle demanda tout simplement :

 « Quel est l'être le plus important de l'Univers ? »

 L'enfant battit des paupières. Puis répondit, du tac au tac :

 « Ça dépend pour qui. »

 Le Sphinx eut une expression pour la première fois depuis que l'enfant était entré dans le canyon.

 Un sourire immense qui dévoilait tous ses crocs.

 L'enfant ressortit du Temple avec un air perplexe. Le Sphinx l'examina sans rien dire.

 « C'est pas très intéressant là-dedans. Enfin, je trouve. Je comprends pas ce que les grands veulent y faire. »

 Le monstre ne répondit rien à cela. La jeune fille ne lui en tint pas rigueur. Elle parlait surtout pour elle-même. Elle déambula à droite et à gauche autour du Sphinx, qui avait retrouvé sa position allongée. Elle finit par déclarer :

 « Bon, je vais rentrer. Maman va finir par s'inquiéter. »

 Et d'un seul coup, elle se jeta sur le Sphinx et serra fort l'énorme patte entre ses bras. La bête ne réagit pas, toujours immobile, ignorant la petite créature chétive blottie dans sa fourrure.

 « À la prochaine fois ! J'espère qu'on parlera plus. »

 Elle lui fit de grands signes de la main en haut des marches, puis encore une fois avant de s'engouffrer dans le défilé, retournant chez elle. Le Sphinx resta sans rien dire, immobile.

 Mais lorsque la jeune fille eut disparu, elle souriait, paisible.