22 - Trail

7 minutes de lecture

 Le sous-bois était calme, hormis l'appel occasionnel d'un quelconque oiseau, ou le bruit d'un léger souffle dans les feuilles, prémisse d'un temps qui s'annonçait moins clément. Soudain, un craquement, à peine discernable, et toute la vie forestière alentour parut se suspendre. Puis tout reprit comme si de rien n'était. La jeune femme soupira et continua sa progression d'un pas lent et souple. Elle était loin d'être parfaite. Et elle devait prendre soin d'avancer avec la plus grande discrétion. Elle ne savait pas où se trouvait sa proie, mais elle ne pensait plus être trop loin.

 La piste avait commencé au village. Elle avait écouté plus qu'elle n'avait parlé. On apprenait bien plus des silences qu'en posant des questions, avait-elle appris. Surtout que la plupart des gens ne supportent pas les silences : ils feront tout pour les combler. Une leçon qu'elle avait apprise très tôt, et qui lui était utile de plus d'une façon. Une fois sa petite enquête effectuée, elle était partie, son équipement sur le dos. Les traces étaient assez vieilles, mais pour un œil expérimenté comme le sien, elles sautaient aux yeux.

 Elle avait apprécié son retour à la forêt. La compagnie de ses semblables lui pesait un peu. Elle avait perdu l'habitude, au fil du temps, ou peut-être n'avait-elle jamais été très douée pour parler aux gens. Elle préférait ses compagnons plus silencieux. Elle sourit en effleurant un tronc de la main, afin d'éviter de glisser au sol. Même si eux-mêmes pouvaient se montrer prolixes, à leur façon.

 Elle s'accroupit un bref instant et se concentra. Il y avait quelque chose dans l'air, elle le sentait, mais cela restait assez diffus. Elle ferma les yeux et écouta. Non… sa proie n'était pas à proximité. Tout était trop normal. Elle devait s'enfoncer plus loin sous les frondaisons, entre les arbres couverts de mousse et dans la végétation de plus en plus dense. Elle le savait.

 Un petit quart d'heure plus tard, elle arriva face à un cours d'eau, et retrouva un vieux chemin de campagne qui y menait. Un petit pont de pierre surplombait une rivière impétueuse, sonore, mais sans grand danger en apparence. Les habitants du village prétendaient pourtant qu'un enfant s'y était noyé, autrefois, il y a quelques années. Elle considéra la surface agitée avant de reprendre sa route de l'autre côté, puis de s'arrêter. Il était passé ici plusieurs fois. Plusieurs pistes s'entremêlaient, et il lui fallut un temps pour s'y retrouver. Elle finit par suivre ce qu'elle espérait être la plus récente, et disparut à nouveau entre les arbres, vers elle ne savait où.

 Elle restait aux aguets, mais l'atmosphère si calme des bois, l'odeur d'humus un peu enivrante, la quiétude relative des lieux, la température délicieusement tiède, tout la poussait dans une sorte de torpeur. Elle se secoua plusieurs fois et se força un moment à boire un peu d'eau fraîche, afin de rester éveillée. C'était important, se rappela-t-elle en s'essuyant la bouche du dos de la main, elle ne pouvait pas…

 Elle se figea. Elle avait cru entendre… mais non, sûrement un cri d'oiseau. Elle plissa les yeux dans la direction d'où elle pensait avoir entendu le bruit. Comme l'écho lointain d'un rire… ou des pleurs, plutôt ? Et c'était plus ou moins vers là où sa piste la menait. Elle examina les traces avec soin. Oui, ça collait. Curieux.

 Elle progressa au ralenti, son pas deux fois plus lent maintenant. Elle touchait à peine les fougères, et son pas était léger sur le tapis de feuilles et de branches. Un scintillement inattendu, sur un tronc allongé, la rassura : elle se rendait dans la bonne direction. Elle effleura la substance du bout des doigts. Froide, translucide. On aurait dit que quelqu'un avait craché là, une pensée peu ragoûtante. Elle se redressa et reprit son avancée, yeux grands ouverts et l'oreille tendue.

 Elle se rendit compte que la luminosité avait considérablement baissé. Quelque chose avait changé. L'atmosphère était toujours calme, mais tendue, maintenant. Les oiseaux et leurs piaillements étaient bien loin. Même l'air paraissait figé. Elle se força à ne pas se crisper, alors que la forêt toute entière paraissait la guetter. Elle se rappelait des descriptions des villageois. Elle était sûre qu'ils exagéraient. Il ne pouvait pas être aussi terrifiant…

 Et soudain, au détour d'un arbre, elle le vit.

 C'était une belle bête. Un très jeune loup, au poil hérissé et humide, comme s'il venait de sortir de l'eau à l'instant. Il courait en rond dans une clairière, s'amusant de rien, chassant un papillon. Il claqua sa mâchoire plusieurs fois après l'insecte, qui ne paraissait guère perturbé d'être ainsi poursuivi. Enfin, il l'attrapa.

 Puis le papillon continua son vol, et s'en alla vers les cimes.

 Le louveteau le fixa un instant. Puis ses oreilles s'agitèrent, et, d'un bloc, il se retourna.

 Et lui fit face.

 Ils s'observèrent un bref moment sans rien dire.

 Puis il grogna, montra les crocs. De l'eau dégoulinait de ses poils, de la bave tomba de sa gueule entrouverte.

 Elle leva une main, sans montrer sa peur.

 « Du calme, murmura-t-elle. Je ne te veux aucun mal. »

 Il hurla, aboya, et bondit à toute vitesse dans sa direction, volant à moitié dans les airs. Elle n'eut qu'un instant pour réagir, plongea la main dans sa besace…

 Et jeta de la poudre sur l'animal, tout en s'écartant au tout dernier moment.

 Il retomba en glapissant, secouant la tête en tous les sens, perturbé. Elle essaya de lui parler de nouveau, mais il ne l'écoutait pas. Il s'éloigna en clopinant, en geignant et pleurant presque. Elle jura et le suivit dans les bois, mais il progressait à une allure surnaturelle, comme si la nature n'avait aucune prise sur lui. Il laissait une trace plus qu'évidente, en revanche, aussi n'eut-elle aucun mal à le suivre. De loin, elle avait l'impression qu'il changeait, bougeait bizarrement, comme si sa fourrure le dérangeait, que ses pattes ne pliaient pas dans le bon sens… Une mélancolie tranquille commença à monter en elle. Son pressentiment était juste. Elle soupira. Ce serait facile, au moins.

 Elle le perdit de vue, mais elle ne s'en inquiéta pas outre mesure. Elle savait plus ou moins où elle se rendait. Elle continua son chemin sans se presser, suivant la traînée humide et blanchâtre que laissait sa cible. Lorsqu'elle se retrouva face au pont, elle poussa un petit soupir. La piste continuait jusqu'à lui, puis se séparait du chemin au dernier moment, pour se rendre juste en-dessous. Elle glissa le long de la pente, mais maintint son équilibre.

 Sous le pont, le louveteau s'était allongé, toujours perpétuellement humide, gémissant. Lorsqu'il la vit, il poussa un glapissement inquiet. Elle souffla un « Shhh… » rassurant en tendant la main, mais n'avança pas plus. À la place, elle s'accroupit, et attendit.

 Au bout de plusieurs minutes, le jeune loup finit par se calmer, recourbé sur lui-même, collé à la pierre du pont, dans un recoin terreux. Il la scrutait en silence, ses yeux deux puits noirs au milieu de poils qui donnaient l'impression d'être un peu transparents. À y regarder de plus près, on aurait pu croire qu'il n'était pas tout à fait là…

 « Eyh. »

 Les oreilles du loup se redressèrent, signe qu'il l'écoutait, mais il ne bougea pas.

 « Je suis désolé pour tout à l'heure. Je ne voulais pas te faire mal. Je peux m'approcher ? »

 Il ne bougea pas. Elle fit un petit pas en avant. Un frisson parut parcourir son échine, mais il resta sur place. Sans cesser de garder le contact visuel, elle progressa dans le terreau humide et mou, collée à la pente, ignorant l'état dans lequel elle mettait ses vêtements. Plusieurs fois, l'animal fit mine de s'en aller, mais elle s'arrêta alors net, jusqu'à ce qu'il s'acclimate à sa présence. Au bout de longues minutes, elle fut enfin à portée de main. Elle tendit doucement le bras, juste devant la truffe du loup.

 Il la renifla.

 Puis ouvrit grand la gueule et croqua.

 Elle resta sereine.

 L'animal se retira, sa mâchoire passant au travers de la chair de la jeune femme, ne laissant qu'une trace humide sur sa main.

 Imperturbable, elle reprit :

 « Tout va bien. Je suis là pour t'aider. Tu ne veux pas venir vers moi ? »

 Il parut hésiter. Puis avança doucement, d'un pas traînant. Il se colla contre elle, et elle fit mine de le serrer contre elle, en fermant les yeux.

 « Ça va aller. Je suis là. Mon petit loup, c'est ça ? Tout va bien. Tout va bien. »

 Le garçon pleurait. Il se recroquevilla contre elle et elle continua de lui murmurer encore et encore les mêmes choses, que tout irait bien, que tout allait pour le mieux, qu'elle était là pour l'aider. Au bout de longues et tendres minutes, les larmes cessèrent. Ne resta plus que l'atmosphère tranquille des bois.

 « Je suis là pour t'aider, répéta-t-elle encore. D'accord ? »

 Il releva la tête de son giron et hocha sa tête à moitié translucide. Ses grands yeux noirs étaient vides d'expression. Elle fit mine de lui caresser les cheveux et la joue.

 « Tu vas devoir te débrouiller tout seul. Mais je sais que tu peux le faire ! Tu l'as fait jusque-là, n'est-ce pas ? Tu es fort. Très fort. Tu peux y arriver. »

 Il parut trembler, au bord des larmes à nouveau. Puis, de nouveau, acquiesça sans rien dire, mais avec plus de mal.

 « Tu n'as pas à avoir peur. Tout va aller mieux maintenant. Je vais te montrer la voie, mais c'est à toi de parcourir le chemin, d'accord ? Tu peux le faire, petit loup. »

 Elle se redressa et le ramena au-dessus du pont, en le tenant par la main. Puis elle le guida jusqu'au point que lui seul pouvait franchir. Il fit quelques pas en avant, hésitant, avant de se retourner. Elle lui offrit un grand sourire et lui fit signe de continuer, encourageante. Avec la gueule ouverte de plaisir, langue pendante, le louveteau galopa, et bien vite, il eut disparu de sa vision.

 Elle s'essuya le visage. Voilà qu'elle était toute humide. Elle n'arriverait jamais à sécher, il l'avait couverte d'eau. Ridicule, vraiment.

 Avec un dernier reniflement, elle se frotta les yeux et s'en repartit sur sa propre route.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Planeshift ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0