C'est un soir comme les autres. Je suis à Gare de Lyon et je me dirige tranquillement vers mon train pour rentrer chez moi. Je prends place au bout du wagon. De là je peux regarder tous les autres voyageurs et je suis prôche de la sortie.

J'ouvre mon sac, attrape mon ordinateur portable, ouvre un fichier texte et je relis les dernières phrases pour tenter de rejeter à la périphérie de ma pensée cette journée de travail inutilement stressante et aliénante.

C'est à ce moment là que je les entends. Des éclats de rires. Quelques jeunes gens qui parlent forts en éclatant de rire sans se soucier de réveiller tous ces travailleurs exténués. Je lève alors légèrement la tête au dessus du dossier devant moi pour voir de quoi ces voyageurs bruyants ont l'air.

Ils sont trois : deux jeunes femmes et un garçon de même pas quinze ans. Je les reconnais immédiatement. Perséphone, Homère et Saule. Et ils ressemblent à ce que j'ai toujours imaginé. Perséphone est magnifique avec ses longues et épaisses dreadlocks qui retombent sur ses épaules sombres. Homère et Saule s'arrêtent de rigoler quelques instants pour l'écouter avec attention. Elle est comme je l'ai toujours imaginé : une conteuse merveilleuse.

Homère, jeune garçon aux cheveux bruns et au visage encore enfantin, écoute son amie avec beaucoup d'attention.

Quant à Saule, cette rousse athlétique et au nez légèrement retroussée, elle s'agite sur son siège. Elle ne supporte décidément pas de rester assise.

Je sais c'est moi qui l'ai créé.
Je jete alors un regard aux alentours. Sur la rangé d'à côté, une autre adolescente est penchée sur un roman de poche « l'île au trésor », des écouteurs dans les oreilles. La couverture est usée, limée sur les bords à force d'avoir été relu. C'est son roman préféré.

Elle se nomme Raphaëlle Roland. Je la reconnais à sa silhoutte fine, ses longs cheveux chatains et ses yeux verts. Elle ronge songeusement son pouce gauche tout en tenant son livre de la main droite. Décidément je lui ai refilé mes mauvaises habitudes.
Quelques rangés plus haut, j'aperçois une femme un peu plus agées. J'ai de la peine pour elle : grande et grosse elle tente par tous les moyens de prendre le moins de place sur son siège et jette de temps en temps un regard désolé à sa voisine. Peut-être est-elle trop loin ou peut-être n'a-t-elle pas encore suffisamment pris place dans mon esprit, mais les traits de son visage sont comme... vaporeux, changeants. Mais son nom je le connais déjà : Hélène Kornog. Ça signifie ouest en breton et par extension ça désigne le vent qui vient de l'Océan Atlantique pour se perdre sur les côtes bretonnes. Je m'étais dit que pour une super-héroïne capable de contrôler l'air se serait pas mal. Mais elle ignore encore tout de son destin. Et elle n'a pas encore rencontré sa future meilleure amie, Fadma. Pourtant je sais qu'ensemble elles vont faire des étincelles.

Et c'est toujours comme ça dans ma tête. Ça s'agite, ça grouille, ça vit. Des êtres naissent et disparaissent parfois sans que je m'en rende réellement compte. S'ils ont la chance de naître avec une bonne histoire à me raconter alors bien souvent ils restent là. De silhouettes floues aux contours incertains, ils deviennent de plus en plus précis et détaillés.

Et ils exercent une forte pression pour sortir de mon crâne qui n'a de cesse d'enfler et de s'élargir.

Même si écrire est parfois douloureux, que chaque mot dissonnant ou maladroit m'écorche, que chaque tournure bancale me donne la nausée, je dois continuer.

Parce que me resterait-il à la place ? Une vie d'employée de bureau, coincée dans des horaires rigides et des chiffres sans éclats ?

J'aimerais passer ma vie à faire naître des histoires.