Chapitre 13
La première image qu’il crut apercevoir fut celle d’une femme aux cheveux bruns penchée au-dessus de lui, près de son visage. Ses paupières étaient si lourdes qu’il ne parvint pas à les entrouvrir suffisamment pour distinguer les traits éthérés de cette mystérieuse silhouette.
« Eldria ? » pensa-t-il.
Alors qu’il n’était même pas sûr de se souvenir de sa propre identité, étrangement ce nom-là s’imposa sans effort à son esprit. De manière plus générale, ce fut même probablement la seule et unique pensée concrète qui l’assaillit à ce moment-là, le reste n’étant qu’un entrelacs de concepts abstraits et diffus. Il aurait voulu prononcer ces trois syllabes à haute voix mais c’était apparemment un projet trop ambitieux, autant pour sa mâchoire que pour ses lèvres.
Pendant une durée qu’il ne sut évaluer, il reprit peu à peu possession de ses fonctions motrices primaires. Comme tout un peuple qui regagnerait sa terre natale après des siècles d’errance, l’essence de ce qui constituait l’être que l’on appelait "Dan" – ses émotions, ses goûts, ses opinions, ses choix... – reprit place quelque part en lui. C’était comme revenir d’entre les morts. Du moins c’est ce qu’il supposa, n’ayant, par définition, jamais eu à le faire.
Le visage féminin baigné dans une lumière aveuglante était toujours penché sur le sien.
– El... dria ? réussit-il cette fois-ci difficilement à murmurer.
C’était trop d’effort que de discerner l’identité de l’inconnue dans cette aura lumineuse et floue. L’idée qu’il puisse être au paradis en train d’être accueilli par un ange lui traversa d’ailleurs l’esprit, idée qui fut bien vite balayée par la conviction que s’il existât un paradis, il n’y avait probablement pas sa place.
La silhouette sembla remarquer qu’il reprenait connaissance car il la vit bouger. Elle s’éloigna. « Attends », voulut-il lui intimer mais son souffle se perdit quelque part entre ses poumons et ses cordes vocales. Prenant cette fois-ci une profonde inspiration, il contracta les muscles autant que possible pour tenter de se redresser. Ses membres lui firent bien comprendre qu’ils auraient préféré rester couchés. Depuis combien de temps était-il allongé ici ? Si on lui avait soufflé « Mille ans » en réponse à cette interrogation intérieure, il y aurait cru sans discuter.
Après l’inconfort de sentir son corps se mettre en mouvement vint une douleur, sans commune mesure, qui lui foudroya le dos. Il poussa malgré lui un grognement contrit, cherchant à toucher l’endroit qui le lançait tant. Ses doigts hésitants ne rencontrèrent qu’un épais tissu, apparemment noué tout autour de son torse. De toute évidence, il avait été gravement blessé...
Ce supplice aussi soudain qu’inattendu eut au moins pour effet de lui donner un coup de fouet bienvenu dans sa lutte pour se réveiller de la léthargie. Il rouvrit les yeux, bien décidé à demander à la femme qu’il avait vue – peut-être Eldria – où il se trouvait et ce qui lui était arrivé. Malheureusement, il ne put discerner qu’une mèche de cheveux foncés filant par l’ouverture de ce qui ressemblait à une modeste tente dans laquelle il était allongé.
– Hé !... lança-t-il, sans plus de réussite que la dernière fois.
Il n’avait pas une seconde à perdre. Il ne savait pas depuis combien de temps il avait perdu connaissance mais, même s’il ne se rappelait pas encore de tous les détails, la dernière chose dont il se souvenait était qu’Eldria et lui couraient un grand danger. Faisant fi de la douleur, il se releva donc à moitié pour se précipiter à l’extérieur de la tente. Mais lorsqu’il voulut fait un pas au-dehors, la tête lui tourna tellement qu’il s’étala misérablement dans la terre. Là, le visage enfoui dans la boue, la mémoire lui revint soudain. Il se revit dans cette même posture, terrassé, baignant dans son propre sang alors que ses ennemis s’apprêtaient à l’achever. Puis... plus rien. Il aurait dû mourir dans la cour de cette ferme appelée Soufflechamps. Il n’avait pas été suffisamment attentif et aurait dû en payer le prix fort. Pourquoi était-il ici ?
Du coin de l’œil, à l’orée de la petite clairière inconnue au milieu de laquelle il se trouvait, il perçut un nouveau mouvement si furtif qu’il en vint à se demander s’il n’était pas tout simplement victime d’une hallucination due à son état plus que précaire. S’il n’avait pas rêvé, la mystérieuse personne près de lui quelques instants plus tôt était en train de s’éloigner dans les bois. Le pas gauche, titubant, il se lança tant bien que mal à sa poursuite, l’appelant une nouvelle fois d’une voix rocailleuse et peu efficace. Si ce n’était pas Eldria, alors il ne pouvait pas se résoudre à laisser disparaître dans la nature sa seule chance d’obtenir des réponses.
Cependant, il allait devoir conjuguer avec ses sens diminués et sa condition physique aux abois. Dans un état normal, il aurait probablement eu vite fait de rattraper sa cible, mais là il devait principalement se concentrer sur son équilibre plutôt que sur les traces laissées par cette dernière. Finalement, après seulement une centaine de mètres, il la perdit de vue. Ne se démontant pas pour autant, il partit tout droit pendant plusieurs minutes, attentif au moindre indice, ignorant les écorchures que le sol accidenté creusait sous la plante de ses pieds nus. Enfin, à bout de souffle, il dut se résoudre à ralentir le rythme s’il ne voulait pas s’évanouir de nouveau.
Il s’appuya contre un arbre, maudissant sa propre faiblesse quand soudain un cri retentit non loin. Un cri féminin. S’agissait-il de celle qui l’avait vraisemblablement réveillé quelques minutes plus tôt ? Immédiatement, il repartit, déterminé à découvrir la source de ce grabuge déchirant la quiétude de la forêt. Heureusement – ou malheureusement –, les cris ne cessèrent pas et semblaient même s’amplifier de seconde en seconde. La femme qui les poussait était apparemment en train de se débattre, aussi sa soif de réponses fut bien vite remplacée par son sens du devoir : quelqu’un était en danger et il n’avait pas l’habitude de rester les bras croisés dans de telles conditions.
Finalement, galvanisé par l’adrénaline, il débarqua près d’un petit sentier en contrebas. Ce qu’il y vit lui glaça le sang.
Eldria était là, allongée sur le dos, maintenue au sol par trois hommes à l’attitude belliqueuse. Ils l’avaient à moitié dénudée et l’un d’eux, le pantalon baissé, était sur le point de l’abuser sexuellement. Non, ses yeux ne lui jouaient pas des tours. Ses cheveux étaient plus courts, mais la jeune femme qu’il avait libérée était belle et bien là, en très mauvaise posture. S’il n’intervenait pas immédiatement, ces hommes arriveraient à leur fin.
Dan n’hésita pas l’ombre d’une seconde. Il se jeta en avant, profita de leur inattention flagrante à l’environnement qui les entourait pour ramasser une dague opportunément laissée à sa portée et qu’il avait vue briller non loin de l’échauffourée. Puis, sans remords car il était habitué à tuer, il la planta d’un coup sec dans le torse de l’agresseur prêt à assouvir ses sinistres désirs charnels. Le rictus sadique de celui-ci se transforma en une grimace et, stupéfait, il tomba à la renverse tandis que Dan retirait sa lame. Derrière lui, il entendit l’un des deux autres prononcer de vaines paroles mais, pris par la rage, il ne les écouta pas. Cela n’avait plus d’importance car ils mourraient eux aussi bientôt.
Malheureusement, il surestima ses propres capacités physiques car l’un d’eux fut plus rapide que lui et lui asséna un puissant coup dans le dos, en plein sur la blessure qui l’avait douloureusement lancé tout à l’heure. Il grommela et ne put s’empêcher de mettre un genou à terre en lâchant malgré lui son arme tant cette agression sournoise le fit souffrir. C’était trop tard, cette seconde d’inattention lui serait cette fois-ci fatale car il ne parvenait plus à bouger. « Et merde » se dit-il intérieurement, « Tout ça pour ça ? Au moins Eldria aura peut-être le temps de s’échapper... ».
Un sifflement lointain, puis deux cadavres tombant au sol. Il avait déjà entendu ce bruit, il avait déjà vu ces flèches, il avait déjà vécu cette situation... Il n’y avait qu’une explication.
***
– Dan...
Encore tremblante, Eldria se redressa. Il était là, devant elle, en chair et en os... Comment était-il arrivé jusqu’ici en ce moment critique ? Comment l’avait-il retrouvée ? Comme la dernière fois, elle était si bouleversée qu’elle relégua pour plus tard la question de la provenance de ces mystérieuses flèches salvatrices. D’abord, elle devait s’assurer qu’il était réel.
Dan, un genou à terre, grommelant de douleur, lui fit un signe de la paume comme pour lui intimer de ne pas s’approcher, comme si le danger les guettait encore. Déboussolée, elle le vit ramasser la dague encore maculée du sang de son agresseur puis, difficilement se relever. Soudain, après avoir pris une profonde inspiration, d’un geste étonnamment vif pour quelqu’un dans son état il projeta son arme en plein dans les branchages d’un chêne tout près. La dague, un peu à la manière des deux flèches décochées quelques instants auparavant, fendit l’air dans un sifflement strident avant qu’on ne l’entende se planter durement dans le tronc dissimulé derrière un épais manteau de feuilles. Les quelques volatiles qu’abritait l’arbre et qui n’avaient pas encore été dérangés par le tumulte récent s’envolèrent d’un coup d’aile outré.
– Je sais que tu es là, lança le jeune homme d’une voix dure en s’adressant au vénérable feuillu. Montre-toi.
Au début perplexe, Eldria comprit rapidement qu’il s’adressait à leur mystérieux sauveur. Bouche bée, elle se figea dans l’expectative de découvrir qui, ami ou ennemi, venait de les sauver in extremis.
Pendant plusieurs secondes, il ne se passa rien. C’était à croire qu’une entité thaumaturgique dotée d’un incroyable talent pour l’archerie attendait systématiquement le dernier moment pour leur sauver la mise, avant de purement et simplement s’évaporer dans le néant. Avec les phénomènes surnaturels auxquels elle avait récemment assisté, cette explication pourtant farfelue n’aurait – pratiquement – pas étonné Eldria. Pourtant, l’expression assurée sur le visage de Dan demeura ferme. Son compagnon de route semblait en savoir plus qu’elle.
Finalement, après un long moment de flottement durant lequel le silence se fit roi, il y eut du mouvement à l’endroit exact où Dan avait visé. Quelqu’un – ou quelque chose – était sur le point de se révéler à eux. Eldria retint son souffle.
Avec une certaine aisance, ils virent une silhouette gracile se dérobant à sa cachette naturelle en s’aidant des ramures de son abri végétal, puis rejoignant la terre ferme d’un bond agile, presque félin. Leur sauveur était en fait une sauveuse. C’était une femme à l’allure élancée et à la longue chevelure noire et bouclée. Elle portait une très courte jupe à l’étoffe légère, coupée en biais, surmontée d’un épais ceinturon en cuir beige, cuir dont était également composé son haut, qui semblait plus destiné à recouvrir un minimum une poitrine que l’on devinait avantageuse plutôt qu’à réellement l’habiller. Ses jambes – interminables –, ses épaules ainsi que son ventre nus faisaient ressortir la teinte halée de sa peau métissée, lui conférant une certaine beauté exotique propre aux habitantes d’au-delà les mers du sud. Sans faire montre d’une quelconque attitude belliqueuse à leur égard malgré l’imposant arc en bois savamment taillé qu’elle tenait encore en main ainsi que le carquois fourni dans son dos, la belle inconnue se redressa calmement. Elle opposa à leur regard encore méfiant un sourire serein mettant en valeur ses yeux d’un noir profond, véritables joyaux d’obsidienne au centre d’un visage au teint cuivré, long et élégant. De façon assez paradoxale, Eldria, trouva qu’il émanait de cette jeune femme qu’elle n’avait jamais vue une grâce distinguée et à la fois sauvage.
– Qui êtes-vous ? demanda Dan en fronçant les sourcils.
La jeune femme fit un pas vers eux, mit tranquillement son arc en bandoulière et, avec un grand sourire, déclara d’une voix douce :
– Je me prénomme Savinah-Yulinn’Lélia. Mais vous pouvez simplement m’appeler Lélia.
Portant la main au cœur, elle se fendit d’une brève révérence à l’attention de chacun d’eux.
– Je suis enchantée d’enfin pouvoir vous parler. Dan, Eldria.
– Vous connaissez nos noms ? demanda cette dernière, surprise et encore sous le choc.
La jeune femme lui adressa un sourire qui sembla sincère.
– Bien sûr que je vous connais. Mais vous ne me connaissez pas. Tiens, ça t’appartient.
Elle s’était tournée vers Dan et, sans faire montre d’une once de rancune, lui tendit la dague qu’il avait vindicativement lancée dans sa direction quelques instants plus tôt. Dan reprit son arme d’un air toujours suspicieux.
– Pourquoi nous avoir aidés ? Tu nous suivais ?
L’inconnue se passa la main dans les cheveux, comme si elle était un peu gênée.
– Et bien... Oui, je dois avouer que je vous suivais. Quant à savoir pourquoi je vous suis venue en aide... Pourquoi pas ? D’autant que je ne porte pas forcément ceux qui vous agressent dans mon cœur.
Eldria eut une soudaine illumination.
– C’est... C’est vous qui nous avez sauvés à la ferme, il y a six semaines ?!
Nouveau sourire de l’archère inconnue.
– Oui c’est moi. Je suis navrée, j’aurais aimé intervenir plus tôt ce jour-là. Je constate que vous vous en êtes bien remis tous les deux. Et j’aime beaucoup ta nouvelle coupe Eldria.
– Six semaines ? intervint Dan en s’appuyant contre un arbre, comme s’il était à bout de souffle.
Eldria fixa son compagnon. Maintenant qu’il était enfin – et de manière totalement inattendue – sur pied, elle constata que son alitement l’avait grandement affaibli. C’était comme si ses muscles avaient fondu. Tout était allé si vite... Il y avait encore quelques minutes à peine, elle marchait tranquillement sur ce sentier, complètement seule, jusqu’à ce que tout bascule. Cette fois-ci encore, si Dan n’avait pas été là sa paisible journée aurait pu virer au drame. Le jeune homme devait se poser tellement de questions, peut-être encore plus qu’elle-même. Mais pour l’heure, elle fut simplement submergée par le bonheur de le voir enfin debout, elle qui s’était tant inquiétée de le voir si proche de la mort au quotidien. Elle dut se retenir de ne pas lui sauter dans les bras.
Et puis il y avait cette inconnue dénommée Lélia, celle qui par deux fois désormais avait joué les anges gardiens de l’ombre et avait même pris la peine, un mois et demi plus tôt, de leur prodiguer des soins après les avoir mis à l’abri.
– Mais, ce jour-là, pourquoi être partie après nous avoir aidés ? demanda Eldria qui avait soif d’enfin obtenir des réponses aux interrogations qui la hantaient.
– La blessure de Dan était profonde, j’avais besoin d’herbes médicinales qui ne poussent pas dans la région, je suis donc partie quelques heures pour en trouver. A mon retour vous aviez disparu. A vrai dire, je ne pensais pas que tu te remettrais si vite Eldria, tu es une vraie battante.
L’intéressée rougit.
– Comment connaissez-vous mon nom ?
La dénommée Lélia prit une profonde inspiration.
– C’est une longue histoire.
Puis, se tournant vers les trois cadavres restés étalés au sol dans des positions improbables :
– Mais peut-être ne devrions-nous pas rester ici ? Je vais vous expliquer en chemin...
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