Chapitre 21
Ce fut sous une chape uniforme de cumulus noirâtres déversant des trombes d'eau glacée qu'eurent lieu les obsèques des quatre Séléniens ayant tragiquement perdu la vie dans la nuit. Le nouveau capitaine psalmodiait quelques paroles élogieuses à l'endroit de ses anciens camarades, mettant sous silence les actions peu recommandables suspectées de trois d'entre eux. Si Eldria avait écouté, elle n'aurait probablement eu aucune compassion à l'égard de son violeur de kidnappeur et aurait bouilli intérieurement à l'idée de le savoir enterré dans la même fosse que sa victime indirecte, pourtant témoin de l'acte ignoble qu'il avait commis.
Au lieu de cela, elle se tenait debout aux côtés de Jarim et Lélia, le regard perdu dans le vide dissimulé sous un large ciré militaire la protégeant, comme tous les autres, de l'intempérie malvenue. Lélia avait en effet fini par émerger de sa léthargie imposée et, la voyant par hasard sortir hagarde de l'infirmerie, Jarim avait pu lui expliquer la raison de son réveil tardif en ce lieu. Ses deux amis avaient trouvé Eldria en boule, en train de sangloter près des restes du feu de camp allumé par Dan la veille. Lorsque la nouvelle du départ de l'Eriarhi qui avait déclenché une bagarre leur parvint, l'Adaïque entra dans une colère noire en concevant la détresse soudaine de sa jeune consœur. Furieuse, elle s'était même mise en tête de partir à la recherche de leur compagnon avec comme projet de le ramener de force mais on l'en avait dissuadée, arguant qu'il était trop dangereux de s'aventurer vers le nord à l'heure qu'il était à cause de la disparition du général Korm et que, de toute façon, on ne retrouvait pas si facilement quelqu'un qui n'avait pas envie d'être trouvé.
Jarim pour sa part était dévasté de découvrir sa meilleure amie dans un tel état de désœuvrement. Il n'avait pas eu besoin d'explication pour deviner que son éternelle complice, celle dont il s'était toujours senti le plus proche sur cette terre, nourrissait des sentiments profonds pour celui qui l'avait, à tort, pris à parti plus tôt cette journée. Il aurait pu se réjouir intérieurement d'apprendre que cette solide concurrence avait définitivement disparu mais il n'y parvint pas. Jarim n'était pas comme ça et, avant tout, il pensait au bien être d'Eldria. Pour l'heure, il ne pouvait que lui prêter une épaule réconfortante et, si tel devait être son désir dans les heures et les jours qui allaient suivre, une oreille attentive.
La solennelle cérémonie funéraire fut malheureusement interrompue avant son terme. C'était encore en effet le milieu d'après-midi lorsqu'un cavalier Sélénien fit irruption à bride abattue parmi ses camarades endeuillés. L'éclaireur les informa d'une voix inquiète qu'une armée ennemie d'au moins deux milliers d'hommes s'était déjà rassemblée dans la vallée et qu'ils seraient sur eux avant la tombée de la nuit ! La terrible nouvelle fut accueillie avec effroi : cela signifiait que la route de leur fuite par la plaine était désormais déjà bloquée et que, de fait, le combat serait inévitable. Les Séléniens avaient certes l'avantage du terrain et leurs barricades leur permettraient probablement de tenir mais... pour combien de temps ? Ils n'étaient tout au plus qu'une grosse centaine d'hommes et aucun n'était dupe : s'ils restaient ici c'était la mort assurée !
La proposition émana de l'ingénieux capitaine qui, pour le soulagement de tous, semblait avoir anticipé cette éventualité :
– Il existe un passage escarpé dans les montagnes au sud, expliqua-t-il. En longeant les falaises nous rejoindrons directement les dernières régions encore sous notre contrôle par-delà les obstacles naturels. La route sera plus longue et beaucoup plus difficile mais nous sommes suffisamment peu nombreux pour nous y frayer un chemin sans trop de difficulté. Toute une armée ne pourra en revanche pas nous suivre.
Décision fut donc prise de s'enfuir en catimini par ces chemins dérobés dans les cimes. C'était là l'avantage d'accueillir l'ennemi sur son propre terrain : le défenseur connaissait la région sur le bout des doigts et pouvait l'exploiter à son avantage ! Le détachement isolé dut en revanche revoir à la baisse et en hâte le contenu ambitieux de ses attelages car il paraissait désormais inenvisageable de s'encombrer de trop de matériel dans de tels chemins sinueux. Une bonne partie des tentes et de l'équipement non prioritaire fut donc abandonnée sur place pour ne garder que les armes et, bien sûr, les vivres nécessaires à leur survie. A la faveur d'une accalmie il fut également décidé, avec une certaine amertume, de mettre le feu au tas de trop-plein près des barricades en bois, avec l'espoir que les flammes s'étendront à cette modeste forteresse qui fut à tous leur unique demeure pendant ces derniers mois. Cela permettrait, au moins, de ne pas laisser à l'ennemi le loisir de jouir d'un avant-poste clé-en-main dont il pourrait se servir pour ses funestes desseins.
En moins d'une heure les rescapés de la guerre accompagnés de Lélia et d'Eldria, les deux seules femmes de la compagnie, s'étaient déjà mis en ordre de marche vers les hauteurs. Ils jetèrent un dernier coup d'œil nostalgique en direction de leur campement en proie aux flammes peinant à combattre l'humidité et le retour de la bruine, puis ils s'engagèrent dans une gorge étroite menant aux sommets.
Ses deux amis avaient fini par convaincre Eldria de monter Perceneige tandis qu'eux resteraient à pied, se passant la bride de l'animal. Elle avait tenté de protester mais, trop affaiblie, s'était résolue à être l'une des seules dispensées de marche, le reste des équidés ayant été réquisitionnés pour tirer les charriots et porter de l'équipement plutôt que des hommes. Même le capitaine avait tenu à cheminer à pied en tête de la longue file des migrants qu’ils formaient.
Pour ne rien arranger, Eldria s'était mise à tousser vivement pendant l'après-midi et, lorsque Lélia lui avait affectueusement posé la main sur le front, elle avait pu constater que sa confidente était brûlante. Sans doute avait-elle pris froid lors de leurs récentes épreuves.
– Elle s'est endormie, constata Lélia en découvrant Eldria penchée en avant sur sa monture, les yeux clos, emmitouflée sous son ciré, le visage presque enfin paisible.
– Tant mieux, répondit Jarim qui guidait l'animal sur le sentier accidenté. Après tout ce qu'elle a vécu, cela lui fera du bien.
Par la force des choses et du fait de l'amitié qu'ils portaient chacun à Eldria, les deux compères avaient pu faire connaissance afin d’initialement se jauger l'un l'autre puis, à terme, d'apprendre à simplement se connaître. Jarim voyait maintenant en Lélia une alliée solide pour le maintien inconditionnel de sa promesse consistant à protéger son amie d'enfance et Lélia, quant à elle, trouvait en Jarim le phare attentif qu'Eldria pourrait suivre et que, avec le recul, Dan n'avait jamais été.
C'était déjà le milieu de la nuit mais ils ne s'étaient pas arrêtés, le capitaine préférant mettre le plus de distance possible entre eux et l'armée d'Eriarh au cas où ceux-ci décideraient malgré tous les risques de partir à leur poursuite. Certes dans ces espaces resserrés il serait plus aisé de se défendre, mais il restait tout de même préférable d'éviter ton affrontement. Le chef de file consentit seulement à une pause de deux heures – pas plus – au petit matin. Le ciel était encore gris et la pluie fine qui n'avait pas cessé depuis la veille s'insinuait jusque dans leurs chaussettes et leurs sous-vêtements malgré leurs cirés censément hydrofuges. Le capitaine n'avait pas menti : la route était éprouvante.
Chacun s'aménagea un coin plus ou moins à l'abri sous les rochers saillants de la haute montagne qui les surplombait. Doucement, Jarim et Lélia aidèrent Eldria à descendre de selle. Malgré son repos, leur protégée était de plus en plus faible et tremblait maintenant sans discontinuer, son teint était livide et sa respiration saccadée, parfois ponctuée par des quintes de toux inquiétantes. Lorsqu'on lui demandait comment elle se sentait, elle répondait d'un laconique mais frêle « Ça va » certainement pour ne pas les inquiéter. Pourtant, ça n'allait pas du tout.
Alors qu'elle s'était rendormie blottie contre Jarim pour profiter de sa chaleur corporelle qu'il lui partageait le plus volontiers du monde, Lélia reprit sa température : elle était désormais aussi brûlante qu'une braise incandescente et même dans son sommeil son visage paraissait déformé par la douleur constante qu'elle devait subir. Ils firent venir le médecin du groupe qui, comme eux, dut troquer son court moment de repos contre une consultation en urgence. De "médecin" il ne portait pourtant que le titre : c'était un apprenti de vingt ans au visage juvénile mais aux cernes marquées malgré son jeune âge. Seul son mentor, tragiquement décédé d'une malheureuse flèche perdue quelques mois auparavant, avait eu un véritable diplôme. Lui, il faisait avec les moyens du bord et ses maigres connaissances. Pourtant, il ne fallait pas avoir fait dix ans de médecine pour que le verdict tombe, sans appel :
– Son état est critique, diagnostiqua-t-il avec inquiétude. Si elle ne reçoit pas des soins rapidement dans un endroit au chaud et calme elle risque de ne pas survivre.
– Et tu peux faire quelque chose pour elle ? s'enquit Jarim d'une voix troublée.
– Ici ? Non. Je n'avais déjà pas grand-chose au camp, alors maintenant que j'ai encore dû abandonner la moitié de mes affaires...
Jarim serra les poings en se figurant qu'il était bien gentil mais qu'un endroit chaud et calme ça ne courrait pas les rues dans ces hauteurs désertiques !
– Est-ce que tu as de quoi faire bouillir des préparations à base de plantes ? demanda à son tour Lélia.
– Hmm oui, je crois que j'ai tout de même pu sauver une ou deux fioles en verre et un bec bunsen en quittant le camp. Ces brutes voulaient tout balancer mais j'ai tenu bon !
– Parfait.
Délaissant tout espoir de repos même s'ils en auraient eux aussi eu vivement besoin, Lélia s'éclipsa dans la forêt pentue dans l'espoir d'y cueillir certaines plantes médicinales dont elle avait connaissance, tandis que Jarim resta auprès d'Eldria. A l'aide des outils gracieusement fournis par le médecin, ils purent ainsi préparer à la hâte une décoction que la malade but avec difficulté.
– Ça te fera du bien ma belle.
Eldria eut un timide sourire à leur attention mais retomba rapidement dans sa léthargie. Lélia se tourna vers Jarim.
– Ça va la soulager et faire un peu retomber la fièvre, mais clairement ce sera insuffisant. Elle va devoir se battre.
– Je sais. Mais elle est forte, se convainquit Jarim pour qui il était absolument impensable de perdre son premier amour seulement une poignée d'heures après l'avoir retrouvé.
Il se sentait la force d'affronter mille hommes pour elle s'il le fallait, et même toute l'armée d'Eriarhi si tel était son destin. Mais cet ennemi invisible qui s'insinuait insidieusement en elle et qui la rongeait de l'intérieur... Il n'y pouvait rien et cela lui procurait l'insoutenable sensation d'être comme un lion en cage au beau milieu de la savane.
Ils reprirent bientôt leur marche forcée. Les deux amis d'Eldria calèrent cette dernière comme ils le purent sur Perceneige. Déjà, elle n'était plus tellement consciente de son environnement et la plupart du temps elle rencontrait des difficultés à se tenir droite, aussi la firent-ils s'allonger sur le ventre, Lélia à sa droite pour l'empêcher de glisser et Jarim devant pour s'assurer que le pas de la monture demeurait doux et sans à-coups. Même Perceneige semblait ressentir la détresse de sa cavalière et on aurait dirait dit que le brave cheval fournissait des efforts pour éviter minutieusement les plus grosses pierres sur son chemin afin de la préserver. Bien sûr dans ces montagnes sauvages cela était plus facile à dire qu'à faire. La route était en effet parfois si peu praticable que le détachement dut encore, à contrecœur, abandonner derrière eux leur plus gros charriot pourtant rempli à raz-bord d'une bonne partie de leurs armes car le véhicule ne passait tout simplement pas. A n'en pas douter, ce n'était maintenant plus le moment de croiser l'ennemi.
Le pénible périple continua ainsi, toujours sous une météo capricieuse qui avait décidé de ne pas leur rendre la tâche aisée. Sous la direction ferme du capitaine, la compagnie marchait six heures durant, suivies de deux heures de pauses puis de nouveau de six heures de trek, et ainsi de suite. Tout le monde était plus qu'exténué et même les chevaux les plus endurcis montraient parfois des signes de faiblesse. Pourtant, le capitaine savait que plus ils s'attardaient dans ces montagnes, plus ils prenaient le risque d'être attendus au bout du voyage par l'armée Eriarh. Certes ses troupes et lui étaient censés débarquer en territoire allié mais l'ennemi, fort de deux milles hommes et peut-être plus, pouvait sans mal avancer dans ces terres non-conquises sans rencontrer d'importante résistance. Il le savait, leurs forces restantes dans les contrées sud du Val-de-Lune ne se risqueraient pas à un affrontement direct, aussi les laisseraient-ils passer tant qu'ils ne s'aventuraient pas vers la nouvelle capitale, malheureusement bien trop à l'ouest pour les inquiéter.
Seul Jarim, semblait ne pas ressentir la fatigue. Stimulé par l'adrénaline, le jeune homme était le premier à pousser ses camarades à continuer encore un peu à chaque ordre d'arrêt. Le capitaine et Lélia devaient alors le raisonner afin de lui faire comprendre que, pour optimiser leur avancée et pour aider au mieux son amie, il fallait que lui aussi reprenne des forces sans quoi il s'écroulerait raide mort avant tout le monde. Jarim proposa même de chevaucher seul avec Eldria afin d'atteindre au plus vite la première ville, ce à quoi il lui fut rétorqué que cela était trop dangereux. Sans compter les loups et autres animaux sauvages qui les laissaient aujourd'hui tranquille du fait de leur nombre mais qui seraient probablement très intéressés par un peu de viande franche séparée du groupe, le risque était trop important de croiser une patrouille Eriarhi isolée qui ne ferait qu'une bouchée d'un soldat Sélénien épuisé et d'une femme malade à bout de forces. Il rongea donc son frein et, même s'il n'était pas vraiment croyant, ne pouvait s'en remettre qu'aux prières à Sélénia pour que sa meilleure amie sorte indemne de cette épreuve.
Pourtant, l'état de celle-ci ne s'améliorait pas et la fièvre était si forte qu'il n'était pas rare de voir de fines volutes de fumée exhaler de son front ardent. En contrepartie, le reste de ses membres étaient tout bonnement gelés, signe que son corps préservait ses dernières ressources pour irriguer ses organes les plus vitaux tout en délaissant tout le reste. Ses compagnons avaient beau la nourrir et l'hydrater au mieux, Eldria se battait avec les dernières ressources que sa frêle constitution avait encore à offrir. Le médecin ne s'y était pas trompé, son état était bel et bien critique.
Un soir, à l'occasion d'une énième pause à l'abri d'un hêtre, Jarim et Lélia l'avait calée entre eux près d'un feu qu'ils avaient allumé en hâte. Le teint blafard, ensevelie sous les quelques couvertures qu'ils avaient pu glaner à droite à gauche, Eldria ouvrit faiblement les yeux alors qu'ils étaient occupés à discuter du plan à adopter au sortir de ces montagnes, lorsqu'ils arriveraient à la ville de Radianceval peut-être dans trois, voire deux jours au mieux. Eldria le savait, malgré leur motivation à la sauver, cela ne suffirait pas. Elle leur sourit tous deux avant même qu'ils remarquèrent son éveil, évènement devenu si rare ces derniers temps. Ils se penchèrent sur elle et elle vit leurs lèvres bouger mais ne comprit pas ce qu'ils lui dirent.
Rassemblant ces toutes dernières forces, ne ressentant enfin presque plus la douleur qui ne la quittait plus depuis une éternité, elle se sentait enfin prête. Dans un ultime effort, elle ouvrit la bouche et se servit du peu d'air qu'elle avait réussi à inspirer pour prononcer difficilement ces quelques mots :
– Mer...ci... Ne vous en faites pas pour moi. Aidez... Salini... Je vous... aime.
Elle l'avait fait. Tout devint flou autour d'elle et, doucement mais surement, elle sentit sa force vitale la quitter définitivement, comme un retour dans la matrice douce et rassurante de sa mère. Elle ferma les yeux et, tandis qu'elle partait, entendit les tout derniers battements de son cœur jusqu'à ce que la douleur s'estompe enfin. Pour de bon.
Annotations