La bonne dimension
Joep Von Misès entra dans la salle de contrôle principale d’un pas léger. Il était ravi que la plus grande expérience de sa carrière de physicien quantique ait débuté sans encombre une heure plus tôt. Les générateurs de haute énergie réagissaient comme prévu, et les circuits se comportaient conformément aux modèles quantiques. Pourtant, comme souvent, une pointe d’angoisse lui tenaillait le cœur. Quel détail pourrait mal tourner et compromettre son expérience ? Impossible de s’empêcher d’imaginer le pire. Il enfouit les mains dans les poches de sa blouse blanche et soupira.
— Calme-toi, Joep, tout va bien.
La suite des événements lui prouva le contraire.
Joep numéro deux apparut soudainement face à lui.
— Mais… c’est mon double ! s’écria le nouveau venu, stupéfait. Que faites-vous ici ?
L’original resta bouche bée.
— Pardon ? Monsieur, je ne suis le double de personne !
Joep numéro deux l’observa, interloqué.
— Vous voyez bien que nous sommes identiques ! Je n’imaginais pas que mon expérience sur les superpositions quantiques effondrées puisse avoir ce genre de conséquences…
Joep numéro un grimaça.
— Quoi ? Vous plaisantez, j’espère ? Il s’agit de mon expérience sur les superpositions quantiques !
L’autre haussa les sourcils d’un air perplexe.
— Hum… j’ai l’impression que vous ne saisissez pas bien la situation. Nous sommes la même personne, mais issus de deux univers parallèles. Je suis vous, et inversement ! Par conséquent, je suggère que nous nous vouvoyions.
— Incroyable, répliqua Joep numéro un. L’expérience en cours aurait donc créé une interaction entre nos deux réalités parallèles… Mais au fait, peut-être suis-je dans votre réalité, et non l’inverse ?
Il savait bien que quelque chose risquait de dérailler, mais jamais il n’aurait imaginé un tel rebondissement. Il réfléchit une seconde de plus, puis son visage s’illumina.
— Quoi qu’il en soit, je viens de faire la plus grande découverte scientifique de tous les temps !
— Moi aussi, répliqua numéro deux avec aplomb.
Un silence gêné s’installa entre eux.
Finalement, numéro un lança :
— Quelque chose me trouble. Si je comprends bien, vous pensez être ici en dépit de l’interprétation des mondes multiples d’Everett, qui stipule clairement que chaque choix ou interaction quantique entraîne une bifurcation de l’univers en plusieurs réalités distinctes. Par réalités distinctes, Everett évoque des univers disjoints. Donc, logiquement, vous ne pouvez pas être dans mon univers. C’est aussi simple que cela ! Des mondes parallèles ne se rencontrent pas. Sinon, nous serions confondus, et j’aurais à vous supporter en permanence…
Numéro deux parut songeur.
— Vous niez l’évidence. Je suis là, devant vous, tout comme vous l'êtes également.
Il affichait une assurance de façade, mais son regard trahissait l’inquiétude du physicien en train de violer un principe fondamental de sa propre discipline. Cette situation lui portait un coup dur au moral.
Numéro un reprit la parole :
— Plus j’y réfléchis, plus je me dis que si nous interagissons en ce moment alors que vous venez d’une réalité alternative, nous créons une situation instable. Vous savez bien qu’en physique, une fonction d’onde effondrée ne peut pas être restaurée…
Numéro deux ouvrit de grands yeux surpris.
— Bon sang, vous avez raison…
Puis il disparut avant même d’avoir terminé sa phrase.
Numéro un, ainsi que le reste de l’univers, firent de même un instant plus tard.
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