Chapitre 3
Le médecin avait tiqué, mais il avait fini par donner son feu vert à Lise, à condition de faire le point avec elle toutes les semaines. Lise avait acquiescé, même si elle doutait de trouver le temps de voir son généraliste toutes les semaines au début d’une grosse enquête. Le papier en poche, elle s’était dirigée vers Saint-Léonin, dans un mélange d’excitation et de peur.
La maison de Mangin était une vaste demeure bourgeoise. Le grand portail était ouvert et de nombreuses voitures de police se trouvaient devant. En marchant sur le gravier de l’allée, Lise eut l’impression d’entrer dans la photographie d’un magazine de décoration. Elle venait d’envoyer un message à Hermann lorsqu’elle entendit Coutard l'interpeler : « Le Mortellec ! Tu rempiles ? » Coutard n’avait pas changé. Sa chemise pendouillait et son pantalon semblait avoir essuyé le comptoir d’un fast-food. À ses côtés, la brigadière Nedellec en profita pour s’éclipser sous le regard lubrique de l’officier. Si la lourdeur avait été une armée, Coutard aurait indéniablement été en bonne place dans ses rangs.
Lise vit Hermann sortir de la demeure et lui faire signe de la rejoindre. Elle gravit alors le perron et s’engouffra par la grande porte d’entrée, en évitant les nombreux techniciens qui en sortaient. Elle eut l’impression de pénétrer dans un mausolée. « Ils n’ont pas encore terminé », indiqua Hermann. Après s’être équipée, elle le suivit dans le grand escalier en chêne. En montant, elle imagina la vie de famille du Professeur Mangin. Elle avait déjà croisé sa femme quelques fois. C’était une grande blonde, à la limite de la maigreur, plus grimaçante que souriante. Elle ne savait plus combien d’enfants avait Mangin, mais se souvenait que sa fille avait été amie avec l’aînée, au lycée. « Ça caille tellement ici que le corps aurait pu être conservé dix jours sans problème », chuchota Hermann.
Lise le précéda et pénétra dans la chambre qu’Hermann lui désignait. Il y régnait un froid encore plus saisissant que dans le reste de la maison. Elle sentit un spasme secouer son estomac et se concentra. La pièce était vaste et claire, meublée d’une grande armoire et de deux chevets de bois sombre. Un papier peint fleuri de qualité ornait les murs et d’épais tapis couvraient le sol. Sur le lit, au milieu de la pièce, Lise vit le corps couvert de vomissures. Le torse grisâtre se détachait clairement sur le drap clair, souillé de matières fécales. Les côtes de Mangin ressortaient anormalement, la torsion de son buste et de son bassin imprimaient un mouvement étrange au corps. Les cadavres l’avaient toujours viscéralement effrayée, elle se força donc à l’observer comme s’il s’agissait d’un objet, en procédant à ses observations mosaïques, comme elle les nommait intérieurement : partie par partie, avec méthode, avant de reconstituer l’ensemble. Le visage de Mangin était atroce, comme gelé au milieu d’une douloureuse convulsion. Elle constata que le corps était indemne de toute marque de coup, sauf au sommet du crâne, dont les quelques cheveux étaient collés par du sang séché. Elle nota la disposition des cordelettes, d’un dessin rapide : deux tours sur le montant du lit, deux autour des poignets et chevilles. Sous la clavicule gauche, elle remarqua une chambre implantable, comme celles dont bénéficient les patients en chimiothérapie ; à cet endroit, elle repéra des traces de piqûres. Enfin, une marque relativement ancienne et certainement due à une opération, striait la partie basse de son abdomen. Elle fit le tour, prudemment alors que l’équipe s’apprêtait à détacher le cadavre pour le bouger. Elle assista à la manœuvre avec intérêt et nota que la rigidité du cadavre était encore présente. La mort était donc relativement récente. Combien pouvait-il faire dans cette pièce ? Quinze degrés ? Elle leva une main, pour interrompre la manœuvre quelques secondes et se pencha. Les lividités cadavériques paraissaient indiquer que le corps n’avait pas été changé de position. Elle demanda la température du corps et nota « décès : 12/24h, nuit de dimanche ? »
L’odeur dans la pièce était infecte, mais tout y semblait parfaitement en ordre. Lise fut soulagée de la quitter pour échanger brièvement avec Hermann, une fois dehors. Ils montèrent en voiture pour retrouver Élisabeth Mangin, qui s’était installée chez son gendre et sa fille, à quelques kilomètres d’ici.
Ce fut un homme blond au visage poupin qui leur ouvrit la porte. Ses yeux bleu pâle et son teint délicat accentuaient cette apparence juvénile, malgré des traits tirés et des yeux rougis. Ses vêtements faillirent faire sourire Lise : il aurait pu figurer sur une affiche électorale avec ses mocassins, son pantalon à pince et son chandail. Il les salua et se présenta d’une voix étrangement grave, en décalage avec son apparence : « Guillaume Dugard. Je suis l’époux de Clémence, la fille du Professeur Mangin. Madame Mangin est dans le salon. » Il les invita à le suivre et ils pénétrèrent tous trois dans une pièce baignée d’une lumière froide. Une forme y était installée.
Éblouie, Lise ne perçut qu’une silhouette se découpant dans la lumière, longue et incroyablement fine. Ils restèrent debout, tandis que le gendre de Mangin contournait le sofa pour tirer de lourds rideaux d’un coup sec. Le visage de momie d’Élisabeth Mangin surgit alors de la pénombre. Sa peau était fine, ridée et si sombre que Lise lui trouva une ressemblance avec un vieux pruneau oublié dans le fond d’un placard. Elle se tenait droite comme si une tige de fer avait été soudée à sa colonne vertébrale ; ses deux mains reposaient sur ses jambes, étroitement jointes. Elle leva des yeux vitreux sur eux et murmura quelque chose d’incompréhensible, sa bouche s’ouvrant comme si elle cherchait son air. Lise observa les mains d’Élisabeth Mangin : elles ne collaient pas avec l’ensemble de son corps, comme si de grandes mains de paysanne avaient été greffées à une comtesse. Puissantes et larges, elles étaient abîmées, rougies et les ongles épais semblaient avoir travaillé la terre récemment.
Guillaume Dugard proposa alors un café, qu’ils acceptèrent avant de s'asseoir. « Madame, commença Hermann dans un murmure, je vous présente toutes mes condoléances. » Élisabeth Mangin remua les lèvres, mais encore une fois, aucun son ne leur parvint. Puis elle opina, infiniment lentement. Hermann poursuivit. « Nous sommes ici pour vous poser quelques questions concernant la mort de votre mari. Je suis le Commandant Hermann Hempel, madame, et voici ma collègue, Lise Le Mortellec. »
– Nous nous sommes déjà croisées quelques fois. Je vous présente également mes condoléances.
Madame Mangin les regardait, l'œil vide. Lise marqua un temps, avant de reprendre. « Vous arrivez de l’île de Bart, c’est cela ? » Élisabeth Mangin prit sa respiration et articula, d’une voix atone : « Je suis arrivée ce matin, par le premier ferry. J’y séjournais depuis mercredi après-midi. » Guillaume Dugard entra alors avec un plateau chargé de cafés et de petits gâteaux qu’il posa sur la table basse, avant de s’installer auprès de sa belle-mère. « C’est atroce, vraiment, c’est atroce. Babeth, souhaitez-vous remettre cette entrevue à plus tard ? Nous pouvons peut-être attendre ? Babeth a fait un léger malaise en arrivant. Clémence ne va pas tarder, ce n’est peut-être pas le moment… »
– Je comprends, assura Hermann d’un ton compatissant mais ferme, nous n’en avons pas pour longtemps. Quand avez-vous parlé à votre mari pour la dernière fois ?
– Vendredi, j’étais à La Saline, murmura-t-elle.
– C’est la maison de vacances de la famille, interrompit Guillaume Dugard.
Lise prenait des notes, laissant à Hermann le soin de mener l’entretien. Il demanda à Élisabeth Mangin sur quoi avait porté le dernier échange qu’elle avait eu avec son mari. Celle-ci marqua un temps, hésitante. Puis, elle releva la tête et bredouilla : « François tenait à s’assurer que je me contente de la cheminée du bas et que je mette le moins possible le chauffage d’appoint dans ma chambre. Il était économe. » Guillaume Dugard s’agita légèrement, visiblement gêné, avant d’ajouter qu’il y avait un problème de chaudière à La Saline, qu’elle devait être changée.
– Votre mari souffrait-t-il d’une pathologie particulière ? enchaîna Hermann.
– Il était suivi par Carl, pour son cœur, répondit Guillaume.
– Aucune autre pathologie connue ?
– Un cancer du côlon, ajouta-t-il. Il y a trois ans. Tout allait bien depuis. Il semblait comme à son habitude.
Guillaume Dugard s’exprimait à la place de sa belle-mère. Cette dernière, éteinte, se leva alors péniblement ; elle déclara se sentir épuisée. Elle voulait se reposer avant que Clémence n’arrive.
Lise sortit, laissant Hermann échanger avec Guillaume Dugard. Ce dernier devait venir au commissariat dans la journée, pour une déposition. Hermann voulait cependant récupérer rapidement les coordonnées de toutes les personnes qui avaient les clés de la maison. Ils n’avaient constaté aucune effraction et l’alarme avait été désactivée.
Lise s’avança au soleil et observa le jardin. Elle marcha un peu, en respirant les odeurs de l’hiver, puis regarda sa montre. Dix heures quarante-cinq. Elle consulta son téléphone et trouva un message de sa fille précisant « Parties en retard, arrivée prévue autour de 13h. » Lise avait encore le temps. Alors qu’elle revenait sur ses pas, elle entendit la voiture de Clémence Dugard s’approcher. Celle-ci la dépassa lentement pour se diriger vers l’arrière de la maison. La jeune femme lui adressa un regard à la dérobée.
Hermann sortit à ce moment-là et s’engouffra dans sa voiture. « Je crois que la fille Mangin vient d’arriver. » Hermann opina et enclencha la marche arrière. « Quel cinglé ce Mangin. Pas de chauffage en hiver. » Lise sourit. « On devrait recevoir le rapport préliminaire du légiste vendredi. D’ici là, je vais charger l’équipe de vérifier les accès à la maison et les emplois du temps. La fille va me rappeler et Dugard doit passer en fin de journée au poste. Je te dépose à ta voiture et j’y retourne. »
Durant le trajet, ils en profitèrent pour faire un point sur ce qu’ils venaient d’apprendre. Le gendre faisait partie de l’équipe de Mangin au CHU. Il avait été son interne, était devenu ensuite chef de clinique, sur proposition de son beau-père. Il avait épousé la fille cadette, Clémence, qui était avocate en droit des affaires et exerçait dans un grand cabinet parisien. Les Mangin avaient également une autre fille, Camille, d’une quarantaine d’années, dont la profession restait encore floue. Selon Dugard, Mangin n’avait pas traversé de période difficile ou connu de conflits particuliers ces derniers mois ; aucune menace, aucun élément ne retenait son attention. Enfin, il était vivant vendredi aux alentours de 19 heures, heure à laquelle il avait quitté le service de gynécologie qu’il dirigeait.
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