Chapitre 2 : La Soirée et ses conséquences
La prise de masse de Bruno avait été à la fois rapide, vue de l’extérieur et progressive pour lui-même, il s’en rendit compte soudainement quand, un soir, son dos fit ventouse dans son bain ! Un choc, comment était-il possible qu’il n’ait rien vu venir ? Des bourrelets de chair étaient apparus et probablement pas pendant la dernière nuit !? Est-ce que les gens ou ses collègues s’en étaient aperçus ? Puis il y eut une petite chaise de la cuisine dont un pied se dessouda. Sur le moment, il se dit qu’il limiterait un peu ses apports alimentaires de sucre, mais cette résolution s’évapora aussitôt qu’une plaque de chocolat le narguât dans un placard. Il se résolut à adapter son environnement à son nouveau tour de taille plutôt que de produire un effort dont il n’avait finalement pas du tout envie.
Quelque temps après, il entendit les premières moqueries, dans la rue, puis au travail, « le gros », « bouboule », « la baleine », il s’en moquait royalement. Son employeur lui avait acheté un fauteuil adapté à son « handicap ». Ça, par contre, il eut du mal à s’y faire, tout comme le terme d’obésité « morbide » prononcée par son médecin. Et puis bon, après tout… pourquoi pas ? Son médecin l’avait mis en garde : risques cardiovasculaires, diminution de l’espérance de vie, faire du sport… La gentille secrétaire au bureau aussi lui avait dit « en tant qu’amie » qu’il se laissait trop aller…
— Tant pis !
Un jour au travail, une information électrisa tous ses collègues. Des représentants du service devaient participer à une réunion interministérielle. Un évènement annuel dans le monde des financiers de la fonction publique qui se terminait par une soirée mondaine dont la réputation augmentait d’année en année. Son responsable irait pour présenter le bilan et exceptionnellement cette année, une deuxième invitation était arrivée. Les rumeurs allaient bon train. Tous ses collègues se mettaient en quatre pour s’attirer les faveurs de leur direction. Il y eut des insultes dans les couloirs et même une bagarre à la cafétéria. Les gens étaient vraiment débiles, se disait Bruno. Et puis l’inattendu se produisit ! Le directeur du service excédé par l’ambiance générale avait distribué quelques blâmes et dit que le seul qui méritait de l’accompagner était Bruno. À l’annonce, il y eut encore un peu de grabuge et encore quelques blâmes de distribués.
Les insultes se faisaient moins discrètes à son approche et quelques-uns lui lancèrent des regards assassins. Bruno prit la décision de refuser cette invitation non pas que la jalousie de ses collègues le gênait, mais surtout pour ne pas avoir à se retrouver à cette soirée, trop de monde, trop de manières, trop de politesses hypocrites.
Se déplaçant lentement vers le bureau du directeur, et en approchant un angle du couloir, il surprit une conversation.
— Putain, je suis dégoûté que cela soit le gros.
— Oui, tu parles d’un exemple pour représenter le service.
Passant l’angle, il vit tout d’abord une des vipères qui avait pris l’habitude de le regarder avec mépris depuis quelque temps. Puis son regard passa à l’autre personne ; la secrétaire. Il ne s’était pas attendu à ressentir quelque chose venant de ses collègues, pas même d’elle. Mais c’est vrai qu’ils avaient été plus proches avant, à manger ensemble et se retrouver au café. Son cœur se serra, mais il n’en montra rien. Les deux femmes étaient face à face dans l’étroit couloir. La vipère le toisait, la secrétaire baissait les yeux, honteuse. Le moment s’étira. Au bout d’une éternité, il dit.
— Pardon, je souhaiterais passer
La vipère regarda le ciel, les yeux à moitié révulsés en poussant un soupir bruyant, pendant que son ancienne amie s’évapora en une seconde.
Il arriva enfin dans le bureau de son responsable, mais au mauvais moment, l’homme était visiblement encore énervé. Et la demande ne passa pas bien du tout. On ne lui avait pas crié dessus de cette façon depuis qu’il était enfant. Bruno ne sut quoi répondre. Qu’on se fasse réprimander pour une faute, éventuellement ; que cela se fasse en criant était déjà inacceptable. Mais se faire « engueuler » pour le refus d’une « récompense », il ne comprenait pas.
Son responsable revint même à la charge quelques jours plus tard en lui indiquant un loueur de costumes « à sa taille » et que s’il trouvait la moindre excuse pour esquiver cet honneur, il ne « le raterait pas ».
En essayant son costume, Bruno espéra légèrement se trouver beau. Le contraste avec les joggings 5XL serait probablement saisissant. Eh bien non ! il se trouva encore plus ridicule, car en plus de la démarche il avait maintenant l’habit des manchots. Mais avec en plus les bras écartés du corps par des bourrelets de chair.
La soirée arriva trop vite. Acculé, Bruno s’était préparé mentalement à l’épreuve. La journée au bureau se passa. Pénible, trop chaude. Il dégoulinait et passait son temps à s’éponger le front. Sportif, avant, il n’avait pas honte de transpirer, maintenant c’était autre chose, d’affreuses traces apparaissaient après seulement quelques pas, sous les seins, car il avait des seins maintenant, sous les bras, partout en fait. Heureusement que le costume était foncé, ce qui devait atténuer la vision des auréoles.
L’excuse de la « réunion interministérielle » passée, la soirée commença. Dans un lieu sublime, un château restauré avec goût. Il fut soulagé de constater qu’il n’y avait pas de chaises serrées autour de petites tables. Car il l’avait imaginé et se sentait déjà mal en se représentant mentalement à devoir faire déplacer ses voisins pour ne pas avoir à toucher leur bras avec les siens, il avait « vu » sa voisine, probablement une belle femme en robe de soirée, bras nus, qu’il aurait touchée en s’asseyant. Il imaginait que ce contact de l’extérieur du bras, même à travers son costume, l’avait répugnée, elle se serait empressée de décaler sa chaise, son assiette et ses couverts. Et son voisin de l’autre côté…
Bruno, en essayant d’anticiper cette soirée, se rendit compte qu’une autre chose avait changé en lui. Avant l’accident, sa vie était tellement parfaite, un long fleuve tranquille, il se laissait flotter, appréciant toute la beauté de la vie. Mais depuis… Depuis sa sortie de l’hospitalisation, il avait commencé à imaginer sa vie. Pendant les longues heures de travail, il s’imaginait à la supérette du coin de la rue en train de choisir une tablette de chocolat, se refaisant le scénario des dizaines de fois jusqu’à en être satisfait. Ce qui dans ce cas revenait à acheter un assortiment d’une dizaine de tablettes différentes. Comme son poids, cette habitude avait lentement augmenté. Et depuis qu’il avait accepté son handicap, il imaginait sa vie pour passer inaperçu ou encore sa vie avec son ancien corps de sportif. Ce n’était pas de la nostalgie, car il ne faisait rien pour changer de ce côté-là. Une forme de dénie peut être ?
Bruno se rendit compte que, comme souvent, son anticipation était fausse. Pas de table, pas de chaises. L’espace très vaste était divisé en plusieurs zones. Une zone concert avec une petite estrade, où actuellement un de ces groupes pop jouait trop fort, où en début de soirée quelques services avaient rapidement présenté leurs chiffres, ode à la productivité publique. Et de nombreux petits salons où une vingtaine de personnes pouvaient se restaurer à la fois, sur des buffets à thème. La nourriture réconforta Bruno et plusieurs flûtes de champagne lui furent proposées. Cela faisait tellement longtemps, cela lui rappela son mariage. Ne connaissant personne et n’ayant aucune envie de se mêler à cette population, il restait dans son coin, attendant patiemment sa libération qu’il avait difficilement négociée avec son responsable, à vingt-trois heures. La chaleur était redevenue pénible et les quelques coupes de champagne devaient y être pour quelque chose aussi. Il avait fait leur fête aux petits fours et autres macarons bigarrés, des produits exceptionnels, des goûts merveilleux.
Un groupe d’une dizaine de personnes formait un cercle de discussion derrière lui. La discussion avait doucement dérivé vers le sujet des retraites. Machinalement, il se retourna. C’était justement son travail. Faire des statistiques, des simulations, des propositions pour alléger cette dépense représentant plus de treize pour cent du PIB national. Il y avait eu des débats politiques, des manifestations. Lui-même ne se faisait pas beaucoup d’espoir quant à sa rémunération de fin de vie. La discussion était alimentée par trois personnes plus particulièrement dans ce petit groupe, dont un joyeux luron probablement désinhibé par le champagne. Toujours à la recherche d’un bon jeu de mots pour obtenir les rires de son auditoire, il dit :
— De toute façon, les vieux, il faudrait les tuer à la naissance.
C’était de l’humour, évidemment, un vieux ne naît pas vieux ! Mais pendant que quelques-uns le récompensaient d’un rire appuyé, l’information était interprétée différemment dans le cerveau embrumé de Bruno. Et machinalement, il répondit.
— Ah oui, pourquoi pas !
Pour son plus grand malheur, cette phrase sortit de sa bouche pendant un de ces courts instants, le genre de moment d’une ou deux secondes où le temps se suspend, où le bruit disparaît. Le groupe de musique devait changer de partition ? Les participants à la discussion reprenaient leur respiration ou en profitaient pour s’alimenter, bref. Tout le monde l’entendit et tous les regards se tournèrent vers lui.
Grand moment de solitude, mais qu’est-ce qui lui avait pris ! Sa grosse tête de poupons lui sembla gonflée en peu plus tout en rougissant. Son esprit accéléra d’un coup sous la pression. Et il baragouina rapidement :
— nonmaisouibiensurc’estuneblague ahahah
— Je voulais dire quand ils commencent leur retraite héhé (mince, c’était peut-être encore pire !)
La musique reprit dans la salle du concert. Il y eut quelques rires gênés dans la pièce, le genre de rire qu’il reconnaissait maintenant, le rire que faisaient certaines personnes en découvrant son physique. Les regards se détournèrent et le comique de service qui avait perdu l’attention contre-attaqua avec une blague sur le cours du pétrole. Une blague complètement nulle, mais qui déclenchât une explosion de rires bruyants. Bruno en nage (bon sang, la température avait pris dix degrés d’un coup !) en profita pour s’éclipser, il était à peine vingt-deux heures, mais l’épreuve avait trop duré. En quittant la petite pièce, il jeta un dernier regard derrière lui, tout le monde avait repris le cours de la soirée.
Deux personnes, cependant, à l’opposé de la pièce, le regardaient. Ils étaient dans une zone d’ombre et ne faisaient pas partie du groupe, probablement en transit entre deux buffets. Costume de pingouin comme les autres, ils n’avaient rien raté du dernier échange, mais ils ne s’amusaient pas de lui. Trop pressé, Bruno ne les remarqua même pas.
Le week-end passa et le lundi matin : retour au bureau. Il passa les regards moqueurs et n’eut pas de commentaire sur la soirée. Il craignait que son départ avant l’heure autorisée n’eût fâché son responsable, il s’attendait à être appelé, il avait même préparé ses excuses, mais la journée se passa sans autre incident. Finissant la mise à jour d’un tableau avec les derniers relevés, il vit du coin de l’œil quelqu’un s’arrêter devant sa porte de bureau ouvert.
— Oui ?
Dit-il machinalement.
Sans réponse il dut relâcher sa concentration et releva la tête. C’était la secrétaire plus tant gentille, mince… c’était quoi son nom ? Il se connaissait depuis six ans, incroyable ! Il constata que son laisser-aller mental était plus grave qu’il ne l’avait imaginé… ou alors un problème de santé, son cerveau ?
Patientant dans l’encadrement de la porte Valérie, oui c’est ça Valérie ! affrontait son regard avec difficulté.
— Heu, c’était bien ?
Dit-elle enfin.
— Quoi ?
Répondit-il sans comprendre
— Ben la sauterie avec tout le gratin ?
— Ha ça… Non pas vraiment.
Dit-il en se remettant au travail. Essayant de reprendre la ligne du tableau où il s’était arrêté, puis en la suivant vers la droite jusqu’à la case…
— Je voulais m’excuser, tu sais, pour l’autre jour.
L’interrompit-elle à nouveau.
— Je… c’est devenu difficile de te défendre, tout le monde te critiquait et…
— C’est censé être des excuses ?
La coupa-t-il
— Non, oui, heu. Pardon, désolé…
Et elle disparut. Elle avait probablement été élevée par des maîtres-ninjas, capable d’apparaître ou disparaître à volonté. Ou alors elle avait des chaussures spéciales ne produisant aucun bruit permettant avec un peu d’entraînement d’obtenir une furtivité incroyable.
Les jours passèrent, la routine reprit, les moqueries, le travail, aussi ennuyeux qu’inutile, produisant des rapports de deux cents pages que personne ne lisait.
Valérie était repassée plusieurs fois, mais quelque chose, s’il y avait eu quelque chose, s’était cassé entre eux. Elle avait essayé de faire amende honorable, lui racontait les derniers potins. Elle lui avait même trouvé un médecin spécial…
Il ne lui en avait pas parlé, il ne savait pas non plus pourquoi, mais il y était allé voir ce spécialiste en nutrition. Peut-être pour amorcer un rapprochement, peut être que dans quelques mois elle s’apercevrait qu’il avait perdu du poids, il lui avouerait qu’il avait suivi son conseil et que leur amitié pourrait revenir ? Mais en attendant le « programme », c’était marcher, surtout ne jamais s’arrêter de pratiquer cette dernière activité physique. Il lui avait conseillé de sortir se promener régulièrement et, et, et…
diminuer ses « apports caloriques ». Mais pour que cela soit faisable, il avait le droit de craquer, un peu, un excès de temps en temps. La première fois il tint trois jours, enfin… Pendant trois jours, il estimait avoir diminué drastiquement ses apports caloriques, entre autres en buvant des sodas « sans sucre ». Puis il tint une semaine, puis un peu moins, puis un peu plus.
Annotations
Versions