Au petit matin, nous quittâmes assez tôt notre petit abri pour regagner le campement. Nous vîmes arriver, courant vers nous, ma petite sœur qui me cria dès qu'elle m'aperçut :

- Ourga ! Notre Grande Mère veut te voir !

Arouk et moi échangeâmes un regard et il prit alors ma main, la serra un bref instant :

- Tu vas pouvoir lui parler plus vite que tu ne le pensais. Je vais aller voir les miens, au foyer du Clan du Lynx. S'ils n'ont pas besoin de moi, j'irai aider ta mère. On se retrouvera plus tard.

- D'accord, dis-je simplement.

Il déposa un baiser sur mon front et me laissa aller.

La tente de ma Grande Mère se trouvait près du principal foyer de notre clan. Elle m'attendait devant et me fit signe en me voyant approcher :

- Bonjour, Ourga. Je voulais te parler.

- Bonjour, Grande Mère. Moi aussi je voulais te parler.

Elle ne marqua aucun signe de surprise et m'invita à entrer. Même si on pouvait être entendu de l'extérieur, personne ne se serait permis d'être indiscret autour d'une tente de Grande Mère et c'était d'ailleurs une des premières choses que l'on apprenait aux tout jeunes enfants : à ne pas jouer et à ne pas écouter autour des tentes de nos guides.

Je la suivis donc à l'intérieur. Elle m'invita à m'asseoir, prit place en face de moi et fit brûler quelques herbes odorantes dont le parfum m'apaisa. Puis elle me proposa un peu d'eau, mais qu'elle avait certainement parfumée avec quelque chose, car elle n'avait pas le goût de l'eau de la rivière que nous buvions quotidiennement.

- Je t'écoute Ourga. Que voulais-tu me dire ?

Je me raclai la gorge, hésitant encore, puis je pensai à ce que m'avait dit Arouk : que la Grande Mère pourrait certainement m'aider et plus encore, qu'elle pourrait aider Ilya.

- Je voulais te parler de quelque chose qui me soucie. Il s'agit de mon amie, Ilya. Du Clan du Renne. Elle... elle songe à dessiner le cercle de pierres pour un homme, Drong, du Clan du Lynx, mais... mais j'ai découvert certaines choses sur lui et... et je crains qu'il ne soit pas à un homme digne d'elle.

Grande Mère me fixa avec intérêt et, d'un petit signe, elle m'encouragea à poursuivre.

- Avant de partir pour la grande chasse, un jour que je ramassais des fruits, je l'ai surpris avec une autre femme. Je n'ai pas voulu être indiscrète et je songeais à revenir sur mes pas quand je les ai entendus parler d'Ilya. Alors... j'ai écouté, dis-je en baissant la tête un instant. Il... il disait qu'il ne se sentait pas prêt pour l'engagement.

- Alors tu crains qu'Ilya ne forme le cercle de pierres en vain ?

- Oui... et qu'elle en ressente beaucoup de peine. Arouk... Arouk m'a raconté que l'été dernier, une jeune femme avait dessiné le cercle de pierres pour Drong et qu'il ne s'était pas présenté. Je ne voudrais pas que cela arrive à Ilya !

Elle hocha la tête, garda le silence. Je ne dis rien : je savais qu'une Grande Mère écoutait beaucoup, mais ne parlait que lorsqu'elle le jugeait nécessaire. Enfin, elle me dit :

- Est-ce tout ce qui alimente ta crainte ?

Je secouai la tête.

- Non, répondis-je. Il s'est passé... quelque chose de grave, quand j'ai participé à la grande chasse. C'était pendant le retour du premier groupe au grand campement. Je me suis retrouvée seule avec Drong. J'étais partie me laver à la rivière et il m'y a rejointe. Et... il a voulu me forcer à partager le plaisir avec lui. Je n'en avais pas envie. Mais il a insisté et... j'ai dû le menacer de rapporter au Conseil des Chefs et au Conseil des Grandes Mères ce qu'il avait tenté de faire. Il s'est alors calmé et m'a laissée.

Elle se pencha un instant vers moi, me fixant toujours, puis se redressa et dit :

- C'est chose grave. Il n'avait pas à agir ainsi. Tu avais le droit de refuser.

- Je sais, oui.

Et je lui racontai alors plus précisément l'incident, et je conclus en livrant ma crainte de parler de tout cela à Ilya. Elle me dit alors :

- Il va pourtant falloir que tu lui parles, Ourga. Ton amie te fait confiance. Si tu lui caches des choses importantes et graves, et ce que tu me dis est important et grave, elle en aura encore plus de peine. Comme si tu ne la prévenais pas d'un danger.

Je hochai la tête. Ce raisonnement était fort juste. Grande Mère dit encore :

- Si tu le veux, nous parlerons toutes les trois. Mais cela devra attendre, car nous avons d'autres choses d'importance à faire d'abord. Je voulais te parler, Ourga, car tu sais qu'aura bientôt lieu la cérémonie des rites initiatiques.

- Oui, dis-je. Le groupe des chasseurs qui est venu nous retrouver nous l'avait annoncé. Que cela aura lieu au retour de la grande chasse.

Elle ne releva pas mon intervention et poursuivit :

- Nous voudrions demander à Arouk d'y participer et j'aimerais ton avis.

Je la regardai cette fois avec beaucoup d'étonnement. Qu'Arouk soit l'initiateur d'une des jeunes filles concernées par la cérémonie ? C'était à la fois un honneur et une grande responsabilité... et cela était confié, généralement, à des hommes expérimentés, très rarement à de jeunes hommes. Mais, à bien y réfléchir, Arouk était expérimenté. J'ignorais par contre si lui avait été initié par une femme de notre peuple ou s'il l'avait été par une du sien, avant d'être blessé par l'ourse.

Grande Mère continua :

- S'il accepte, nous aurons besoin de toi aussi, Ourga. Tu passes beaucoup de temps avec lui depuis le début du rassemblement. Tu devras aider la jeune fille à se préparer, la mettre en confiance.

- Oui, bien sûr. Je pense... je pense que, s'il accepte, il sera en mesure de s'acquitter de cette initiation, dis-je. Oui, je le pense sincèrement.

Et je me retrouvai alors à lui raconter assez précisément comment cela se passait entre nous. A la fin de mon récit, elle me dit simplement :

- Nous verrons. Va maintenant, Ourga.

Puis après un petit temps de silence, elle me dit :

- Aie confiance. Ilya saura faire le choix qui lui convient.

**

Malgré les dires rassurants de ma Grande Mère, ce fut avec une certaine inquiétude que je vis, quelques jours plus tard, revenir les chasseurs. Je n'avais pas dit à Arouk que les Grandes Mères pensaient le choisir pour participer aux rites initiatiques : j'ignorais de toute façon quel serait leur choix définitif et ce serait à elles de l'annoncer, de lui en faire part. Mais j'étais surtout inquiète pour Ilya.

Au cours des quelques journées qui nous séparèrent du retour des chasseurs, Arouk passa beaucoup de temps avec moi, ma mère et ma sœur. Il nous aida à préparer les peaux que j'avais ramenées, entretint le feu pour fumer la viande et supporta même avec amusement le babillage incessant de Kari. Ma petite sœur semblait l'avoir pris en affection et je surpris plus d'une fois le sourire de ma mère en nous voyant nous activer tous les trois de concert. En l'absence de mon frère et de Gourn, je savais qu'elle appréciait grandement son aide.

Tous les chasseurs revinrent par une très belle et chaude journée. Le soleil avait passé son point le plus haut et quelques jeunes, partis explorer dans cette direction, vinrent nous prévenir de leur arrivée. Un peu anxieuse, je guettai Ilya. Mais ce furent Lorg et Gourn que je vis en premier. Kari leur fit une vraie fête et ma mère étreignit Gourn avec autant de joie que j'en avais manifestée à retrouver Arouk. Bien vite, les chasseurs furent entourés et une joyeuse animation s'empara de tout le campement. La viande fut répartie entre chaque clan, puis entre chaque famille. Les foyers qui ne comptaient pas de chasseurs eurent aussi leur part, les chefs veillant à ce que personne ne fût oublié.

Ce ne fut qu'après les retrouvailles que je pus rejoindre Ilya. Elle était retournée avec les siens et se tenait devant sa tente, rangeant quelques affaires, dont deux peaux qu'elle avait obtenues. Je m'avançai vers elle et lui dis :

- Ilya, je suis contente de te retrouver ! As-tu besoin d'aide ?

- Ca va, merci. J'ai presque terminé. Tu vas bien, Ourga ? demanda-t-elle en levant son visage vers moi.

Elle me parut très concentrée et sérieuse.

- Oui, je vais bien. Voudras-tu venir avec moi à la rivière quand tu auras terminé ? J'imagine que tu seras contente de prendre un bon bain. J'ai trouvé une réserve de saponaires...

Elle me sourit légèrement et me dit :

- Je veux bien. J'irai te chercher quand j'aurai terminé.

- D'accord.

Je repartis alors vers notre propre foyer, pas bien loin, et aidai ma mère jusqu'à ce qu'Ilya revienne. Nous partîmes rapidement et je la menai vers un endroit tranquille de la rivière. C'était sur la rive du campement, un peu en aval du gué. La rivière était déjà bien large à cet endroit et son lit beaucoup plus profond que là où Arouk et moi nous retrouvions.

Nous nous baignâmes et nageâmes en silence, côte à côte. J'avais du mal à savoir ce que pensait mon amie, ce qu'elle ressentait : elle me semblait très fermée. Je lui posai quelques questions sur la chasse, mais elle me répondit de façon lapidaire et sans détails. Je me demandais bien comment j'allais pouvoir faire pour lui parler. Du peu que nous avions échangé, je n'avais pas osé prononcer le nom de Drong et Ilya n'avait d'ailleurs pas fait la moindre allusion à son amant. Je l'avais tout juste aperçu, avec le groupe des chasseurs qui portaient les plus lourdes charges, lors de leur arrivée.

Quand Ilya me dit qu'elle voulait rentrer à sa tente car elle était lasse de sa journée, je sus que je ne parviendrais pas à lui parler aujourd'hui. Mais je pouvais comprendre aussi sa fatigue et son besoin de retrouver sa famille. Je n'avais plus qu'à espérer qu'une autre occasion se présenterait bien vite, après les rites : je me doutais qu'elle ne tracerait pas le cercle de pierres avant que ceux-ci ne se soient déroulés. Le moment n'était pas opportun. Nous rentrâmes alors au campement sans avoir échangé grand chose.