Chapitre 5 (deuxième partie)
Lorsque nous regagnâmes le campement, Arouk et moi, tout le monde ou presque dormait encore. On voyait, ça et là, des couples enlacés, des enfants endormis sous une simple fourrure, à même le sol. Les feux brûlaient encore, faiblement. Ceux qui se réveilleraient les premiers n'auraient aucun mal à trouver un peu de nourriture. Nous nous rendîmes à ma tente pour nous assurer que Kari dormait toujours. Arouk prépara un peu à manger et je relançai notre feu. Nous restâmes assis un petit moment, jusqu'à ce que ma petite sœur se réveille. Arouk lui tendit son repas qu'elle prit avec un regard encore ensommeillé. Mais, bien vite, des amis vinrent la chercher et elle repartit avec eux, déjà joyeuse et l'esprit plein d'idées de jeux. Je la suivis du regard avec attendrissement. Arouk me fixa et quand je reportai mon regard vers lui, je le vis sourire.
- Tu aimes beaucoup Kari, n'est-ce pas ? me demanda-t-il.
- Oui, répondis-je. Je suis heureuse d'avoir une petite sœur. Elle est encore si innocente et joueuse !
- Mais déjà très bavarde, ajouta-t-il.
Je crus qu'il était sérieux, mais son regard pétillait et je compris qu'il plaisantait ou, du moins, que le bavardage de Kari ne le dérangeait pas outre mesure. Nous rîmes ensemble. Puis j'osai lui demander :
- Avais-tu des frères et sœurs, avant… ?
- Oui, me répond-il simplement.
Je crus qu'il n'allait rien ajouter, craignant même d'avoir été un peu indiscrète. Mais il reprit, après un petit temps de silence.
- J'avais un frère, très proche. Et une sœur, plus jeune. Maintenant… lui est peut-être engagé, et elle a dû connaître son initiation depuis au moins trois étés. Peut-être a-t-elle déjà des enfants et un homme dans son foyer. Je ne les connaîtrai sans doute jamais.
J'allais parler, mais il me fit taire en m'embrassant, puis il me proposa alors de gagner son propre campement pour voir si nous pouvions nous y rendre utiles. Je compris que revenir sur la discussion serait inutile. Nous gagnâmes alors le campement du Clan du Lynx. Nous nous retrouvâmes donc bien vite à aider quelques-uns à récupérer de la fête - car nous devions être parmi les jeunes gens ayant le mieux et le plus dormi cette nuit, sans faire d'excès - à nous occuper d'enfants, à surveiller les feux et la cuisson de quelques nourritures, même si cela incombait à Arouk et que je me contentai de la surveillance, sans y toucher. La journée se déroula ainsi, tranquillement.
Les trois journées que durèrent ma période sanguine me parurent être les plus longues de ma vie. Je demeurai le plus souvent près de notre tente, aidant ma mère. Parfois, j'allais au camp du Clan du Lynx, avec Arouk, mais je restais un peu en retrait là-bas. Pas à cause de ma période, mais à cause de Drong. Je ne le croisai cependant pas une seule fois.
Je pus aussi revoir Ilya, le matin du troisième jour. Je pouvais espérer en avoir fini dans la journée, au plus tard le lendemain, avec ce sang s'écoulant d'entre mes cuisses. Mais revoir mon amie me fit grand plaisir. Cela faisait des jours que nous n'avions pas parlé ensemble, du fait que j'avais été occupée par les préparatifs d'Oda, la cérémonie du rite, et la fête. Plus le relatif isolement qui était le mien du fait de ma période. Elle me sembla songeuse et grave et je lui proposai alors d'aller ensemble à la rivière, ce qu'elle accepta volontiers.
**
Après avoir nagé un bon moment, m'être soigneusement lavée, nous nous installâmes à l'ombre d'un grand arbre, car le soleil était haut et tapait fort. Ilya commença à me parler d'emblée.
- Comment vas-tu, Ourga ? Nous nous sommes peu vues et j'ai l'impression qu'on ne se voit presque pas durant ce rassemblement, alors que nous étions toujours ensemble avant, les autres étés.
- C'est juste, dis-je, et cela me manque aussi de ne pas te voir plus. Je vais bien, même si ma période sanguine est mal tombée.
- Oui, hum, c'est juste. Mais elle se termine et tu vas à nouveau pouvoir vivre normalement. La mienne est arrivée juste avant la cérémonie des rites, pendant que tu t'occupais d'Oda. Tout s'est bien passé pour elle, n'est-ce pas ?
- Oui.
Ma réponse fut brève et un peu froide, ce qui amena Ilya à me fixer.
- Cela t'a posé un problème ?
- Oui, avouai-je. Parce que... c'était Arouk. Je ne m'en suis rendue compte qu'en le vivant, mais... j'ai presque regretté de l'avoir encouragé à accepter la demande des Grandes Mères.
Ilya me sourit, mais je continuai :
- Mais nous avons parlé, Arouk et moi, depuis. Et tout va bien. Il est... patient.
- J'ai entendu des femmes se plaindre que tu l'accaparais, alors que tu avais ta période. Certaines sont vraiment envieuses de toi !
- Arouk va avec qui il veut, dis-je en haussant les épaules. Je ne le retiens pas, je ne l'oblige pas à rester avec moi. C'est son choix.
- Ne te fâche pas ! Je le sais. Et c'est bien, soupira-t-elle. C'est bien pour toi.
Elle faillit ajouter autre chose, mais se tut. Son regard se fit songeur un instant, avant de durcir à nouveau. Sa voix se chargea de sérieux quand elle me dit :
- Ce n'était pas un moment facile à vivre pour toi, n'est-ce pas ? Qu'Arouk soit désigné ?
- Non, répondis-je simplement.
Ma gorge se serra et je ne dis plus rien. Je n'avais pas envie de me souvenir de ces moments pénibles, bien qu'intenses, que j'avais vécus près de la tente d'Oda. Ilya fit comme si elle n'avait pas remarqué mon recul et continua :
- Je vais bientôt prendre ma décision, Ourga. Je voulais te le dire.
- Je comprends, dis-je en hochant la tête et en reportant toute mon attention vers mon amie.
Je me souvins alors que la Grande Mère m'avait encouragée à parler à Ilya, à lui confier ce qui m'était arrivé avec Drong. J'étais encore hésitante, mais je savais que je devais le faire.
- Ilya, commençai-je. Je dois te dire quelque chose d'important au sujet de Drong.
- Ah ? fit-elle en tournant la tête vers moi et en me fixant.
J'eus alors l'impression qu'elle savait déjà de quoi j'allais lui parler, mais je me dis que c'était impossible. Je ne pouvais cependant plus reculer et je me lançai :
- Pendant la grande chasse, un jour, je me suis retrouvée seule avec lui. Et... il a voulu me forcer à prendre le plaisir avec lui.
- Te... forcer ? s'écria-t-elle avec dégoût. C'est impossible ! Il ne ferait pas cela ! Il aime le plaisir, mais pas... ainsi.
- Ilya, je sais que c'est difficile à croire, et j'ai été très surprise et déçue de son attitude, mais je t'assure que c'est vrai. Je te le jure sur le souvenir de mon père.
Ilya se redressa et me regarda avec encore plus de sérieux. Elle savait combien le souvenir de mon père m'était précieux, même s'il ne vivait que dans mes rêves. Nous en avions déjà parlé toutes les deux. Elle prit plusieurs longues inspirations et me dit, la voix un peu chevrotante :
- Je te crois, Ourga. Tu ne me mentirais pas. Mais...
Elle se leva alors, n'ajouta rien à ce sujet et dit simplement :
- Je dois retourner au campement. Toi, tu ne peux pas toucher la nourriture, mais ma mère va avoir besoin de moi.
- D'accord, dis-je, un peu surprise que notre discussion tourne court, mais pas mécontente d'avoir pu raconter à mon amie ce que j'avais vécu.
Je restai cependant dubitative quant à son attitude future et à sa décision.
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