Chapitre 12 (première partie) : Une nouvelle vie
J'avais dormi bien après que l'aube fut levée. Toute ma famille était déjà au-dehors, mais, en ouvrant les yeux, j'entendis la voix claire de ma mère. Elle s'adressait à Kari. Elle n'était pas loin et je me sentis rassurée. Je portai les mains à mon ventre, en ce geste machinal que je faisais depuis maintenant tant de lunes. Il était assez dur, mais je ne m'en inquiétai pas : maintenant que mon bébé était devenu si gros dans mon ventre, ce n'était pas rare.
Je me levai, pris un peu à manger - ma mère ou Gourn avaient laissé de quoi près du foyer, et je sortis. La douceur de l'air m'accueillit, je fermai les yeux un instant, un peu éblouie, mais surtout heureuse de cette caresse chaude sur mon coeur. Je songeai à Arouk et je ressentis le vif désir de l'avoir près de moi, qu'il m'enlace. Et, pourtant, nous avions partagé le plaisir encore une fois dans la nuit, alors que je ne retrouvais pas le sommeil. Sa présence, son amour et le plaisir avaient finalement eu raison de mon réveil nocturne et j'avais pu dormir jusqu'au matin.
Je rouvris les yeux et fis quelques pas vers ma mère.
- Bonjour, ma fille. Te voilà enfin debout. Le soleil est levé depuis longtemps, mais tu dors encore comme une jeune femme à peine unie qui ne veut quitter sa couche sous aucun prétexte.
- Surtout si son compagnon reste avec elle, répondis-je en souriant.
Puis j'ajoutai :
- Bonjour, maman. Je vais bien. Où est Arouk ?
Elle leva les yeux et les mains vers le ciel, mais quand elle reposa son regard sur moi, je vis qu'il était plein de tendresse et de rire.
- Il aide sur le chantier de l'abri de Tyma. Enfin, votre futur abri. Maintenant que la décision est prise, je le sens très motivé pour avancer !
- Il était déjà motivé, dit Nouka, la mère de Kaarg qui aidait la mienne à étirer les peaux de rennes que les chasseurs avaient ramenées quelques jours plus tôt. Bonjour, Ourga.
- Bonjour, Nouka. Tu vas...
Mais je ne pus finir ma phrase, car une violente douleur me vrilla soudainement les reins, s'enroulant autour de mon ventre et me coupant le souffle. Bouche ouverte, je me penchai en avant en portant vivement les mains à mon ventre.
- Ourga ! s'écria ma mère en lâchant le morceau de bois sur lequel elle avait fixé un côté de la peau, Nouka ayant fait de même de son côté.
Elle m'entoura aussitôt de son bras. La douleur était vive, je fermai les yeux et grimaçai. Que cela faisait mal !
Après un moment qui me sembla durer très longtemps, je retrouvai mon souffle et la douleur s'estompa. Ma mère me fixait avec un mélange de crainte et de joie. Nouka avait laissé tomber la peau de renne au sol, sans se soucier qu'elle se tache de poussière humide, et s'était précipitée vers la tente de notre Grande Mère. Mais, déjà, cette dernière en sortait et se dirigeait vers notre abri.
Me soutenant toujours, ma mère la regarda, mais elle s'écarta légèrement pour lui permettre de m'approcher. Elle prit mon visage entre ses mains, me fixa un instant droit dans les yeux, puis les porta sur mon ventre. Quand elle me regarda à nouveau, elle me dit :
- Il est temps d'aller à l'arbre des naissances, Ourga. Nouka, va chercher Arouk et rejoignez-nous vite. Je vais avoir besoin de deux autres femmes aussi. Si tu vois Gourn, dis-lui de s'occuper de Kari. Elle voudra peut-être voir la naissance. Elle est assez grande pour cela maintenant.
- Bien, dit Nouka et, déjà, elle s'éloignait vers l'abri de Tyma.
Entourée de ma mère et de notre Grande Mère, je me dirigeai alors vers l'extérieur du campement, vers là où le soleil se lève. Elles me soutenaient toutes deux. Mes premiers pas furent hésitants, mais, petit à petit, je me sentis mieux et je pus marcher normalement. Une fois sorties du campement, nous longeâmes la rivière jusqu'à une petite butte où des arbres poussaient. Un bois assez touffu s'étendait là. Il représentait une source importante d'approvisionnement pour nos feux, mais offrait aussi une bonne réserve de nourriture, avec des petits fruits, des pignons de pins, des écorces, des herbes et des bulbes.
Mais, pour l'heure, ce n'était pas ce que nous venions y chercher. Nous n'avions pas encore commencé à monter la petite butte qu'Arouk, Nouka et deux autres femmes nous avaient rejointes. Ma Grande Mère laissa Arouk me soutenir pour la montée et prit la tête de notre petit groupe. Derrière nous, dans le campement, la nouvelle s'était répandue à la vitesse d'un éclair et chacun allait suivre le travail de la naissance, ralentissant ses activités, oubliant parfois de manger. Même les enfants allaient jouer plus calmement que d'habitude, conscients du grand mystère de la vie qui allait éclore.
**
En haut de cette petite butte, mais un peu à l'écart du bois, se trouvait un arbre aux branches qui poussaient à l'horizontale. Quand on s'accrochait à l'une d'entre elles, on se trouvait soit face à la rivière, soit dos à elle, selon comment on se tournait. Mais on ne se tournait jamais dos à elle quand on se trouvait ainsi.
Nous nous arrêtâmes à côté, ma Grande Mère fit deux pas de plus que nous et entreprit une courte cérémonie pour consacrer les lieux. Déjà, je sentais une nouvelle tension naître dans mes reins et je m'accrochai fébrilement à ma mère et à Arouk. Me tenant toujours le bras, il m'enlaça aussi et la force de sa main sur mes reins me fit du bien. Ce serait un réconfort de courte durée, au cours des heures qui suivraient, mais j'apprécierais cette aide qu'il allait m'apporter.
Mais, déjà, ma Grande Mère avait terminé et se tournait vers nous. Elle me dit :
- Viens, Ourga. Je crois que cette branche te conviendra.
Je m'avançai près de celle qu'elle désignait et m'y suspendis comme j'avais vu faire par le passé, et, la première fois, par ma propre mère pour la naissance de Kari. Comme la branche était à la hauteur convenue pour moi, la Grande Mère nous invita ensuite à faire trois fois le tour de l'arbre, dans le même sens que le soleil tourne autour de nous. Arouk me soutenait toujours et je marchais en posant ma main sur le tronc de l'arbre, ne la retirant que lorsqu'une branche gênait le passage. Les quatre autres femmes nous suivaient.
- Tu marcheras ainsi autant qu'il sera nécessaire, me dit la Grande Mère. Nous allons rester avec toi et Arouk aussi. Mais il faudra veiller à ce que j'aie de l'eau et quelques fourrures ou peaux. Le mieux serait des peaux de lapins ou de lièvres.
Nouka hocha la tête et, accompagnée d'une des autres femmes qui nous avaient rejoints, elle redescendit vers le campement. Nous les vîmes revenir un peu après, avec le nécessaire. Entre temps, Arouk avait allumé un feu, un peu à l'écart de l'arbre, là où on voyait encore les traces des foyers précédents. Ma Grande Mère y jeta quelques herbes dont le parfum m'apaisa. Une délicate fumée venait jusqu'à moi et m'entourait comme une caresse protectrice. Puis elle me donna à boire une tisane qui, me dit-elle, allait aider le travail et atténuerait mes douleurs. Puis elle m'invita à retirer mes jambières et même ma tunique, si j'avais trop chaud. Pour l'heure, je la supportais encore.
Jusqu'au zénith, les douleurs restèrent espacées. Je marchais régulièrement, j'avais l'impression que cela m'aidait. Arouk suivait chacun de mes pas et j'étais heureuse de sa présence. A un moment que la douleur me laissait du répit, je lui demandai si, parmi son peuple, l'homme du foyer assistait ainsi sa compagne. Ma Grande Mère sourit à ma question, comme si elle connaissait déjà la réponse. C'était bel et bien le cas, car elle s'était entretenue avec Arouk et lui avait posé le même genre de questions, lui expliquant aussi ce qu'il en était pour nous. Il le savait déjà plus ou moins car il avait assisté, de loin, à plusieurs naissances quand il se trouvait au Clan du Lynx.
Il me répondit :
- Non. En général, l'homme du foyer de la femme qui va donner la vie reste au campement, ou il va marcher le long du rivage, avec quelques autres hommes. On ne le laisse pas seul, on l'occupe. Parfois, on l'encourage même à aller pêcher ou chasser dans les alentours. Le plus souvent, il va chercher des coquillages, voire aider à ramasser des plantes si c'est la saison. Si la naissance se produit en hiver, il s'occupe comme à son habitude. La naissance se déroule toujours sous la tente de la Mère du Clan, l'équivalent de notre Grande Mère ici. La mère de la femme qui accouche est présente, ainsi que d'autres femmes qui ont eu des enfants. Aucune femme sans enfant ou jeune fille n'assiste à la naissance. C'est une affaire de femmes d'expérience.
- Alors, tu te sens... gêné d'être avec moi ?
- Non, pas du tout, me sourit-il en réponse. J'en suis au contraire très heureux. Et je compte t'apporter toute l'aide que je pourrai.
Je lui souris en retour. Moi aussi, j'étais heureuse qu'il soit là, avec moi. Et j'essayais d'imaginer ce qu'aurait été la naissance si j'avais vécu parmi son peuple. A bien y réfléchir, je préférais être parmi les miens.
**
La journée s'avançait. Nous étions aux heures les plus chaudes et les raideurs qui saisissaient mon corps étaient de plus en plus rapprochées. A intervalles réguliers, ma Grande Mère me faisait boire des infusions. Alors que le soleil avait presque atteint son zénith, j'avais soudainement senti une onde chaude couler le long de mes jambes. Ma Grande Mère avait souri avec satisfaction et ma mère m'avait rassurée. C'était le signe que le travail avançait et que le bébé s'était mis en chemin pour sortir.
Je continuais à cheminer autour de l'arbre autant que possible. Arouk me soutenait toujours. J'avais depuis longtemps ôté ma tunique et je ne portais plus que mes petits chaussons de peau pour protéger mes pieds. J'avais trop chaud pour supporter le moindre vêtement sur moi.
Quand marcher devint trop difficile, ma Grande Mère m'encouragea à m'accrocher à la branche de l'arbre. Je me retenais ainsi à elle, Arouk était dans mon dos et me soutenait. Face à moi, ma Grande Mère, agenouillée, posait ses mains sur mon ventre, l'enduisait d'un mélange de graisse et de plantes qui avaient le pouvoir d'apaiser mes douleurs. Elle m'aida aussi à respirer régulièrement. Je sentais mes chairs se déchirer, le poids du bébé descendre petit à petit. Je sentais aussi mon antre s'ouvrir pour le laisser passer.
Debout à côté de moi, ma mère m'épongeait le front, passait parfois une peau douce et humide sur mon cou, mes épaules, ma poitrine. Cela aussi me faisait du bien. Et quand je fatiguais, à rester ainsi à me tenir à la branche, les bras tendus, les jambes écartées pour faciliter le passage du bébé, Arouk me prenait les bras et m'aidait à les garder en l'air.
A un moment, il me dit :
- Ourga, regarde...
J'avais fermé les yeux, pour lutter à la fois contre la douleur et pour me concentrer sur les mouvements dans mon corps. Je les rouvris et regardai. Devant nous s'étalait la plaine, traversée par la rivière. En contrebas, il y avait le campement, les gens qui allaient et venaient, mais toujours un groupe qui attendait, posté au pied de la petite colline, le regard tourné vers nous. Je les vis à peine. Le spectacle qui s'offrait à mes yeux était magnifique. Le soleil était presque descendu jusqu'à la terre et ses rayons se glissaient entre les nuages, les colorant d'ocre, de pourpre. Le ciel, derrière eux, était encore bien bleu et la rivière miroitait.
Ma Grande Mère dit :
- C'est une belle heure pour faire naître ton bébé, Ourga. Allez, pousse fort ma fille, maintenant.
Je serrai les dents, fermai à nouveau les yeux et poussai autant que je pouvais, m'agrippant à la branche en tendant les bras au maximum. A ce moment, je sentis la tête du bébé passer entre mes chairs, m'écarteler et sortir.
- Arouk ! appela ma Grande Mère. Viens avec moi. Nouka, reste près d'Ourga.
Ma mère et Nouka m'entourèrent, prenant la place d'Arouk qui vint s'agenouiller aux côtés de ma Grande Mère. Elle guida ses mains pour prendre la tête du bébé et l'aider à sortir. L'instant d'après, il était là, gigotant entre mes jambes. Son premier cri retentit et les larmes inondèrent mon visage.
C'était mon bébé. Le premier cri de mon bébé.
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