Vendredi 23 octobre, 21h.

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Ça fait bientôt une semaine que c'est... Officieux, entre nous. C'est déjà bien. C'est devenu réel. Aiden est toujours froid et indifférent avec les gens qui l'entourent, et même avec moi en public. À l'hôpital, par exemple, ou quand on sort - parce que j'ai traîné un peu avec ses amis dans ce truc devant lequel j'ai rencontré Andrew l'autre jour - mais une fois en privé, dans le secret de notre chambre, ça devient différent. C'est comme s'il avait un bouton on / off, c'est vraiment impressionnant.

Depuis qu'il sait pour mon passé un peu difficile, il est aussi devenu encore plus doux. Je me dis que nos problèmes, nos blocages dans nos vies nous ont finalement beaucoup rapprochés. Ce sont nos secrets, ils ne sont qu'à nous et qu'est-ce que c'est précieux d'avoir une personne, d'avoir SA personne à qui se confier. On en a beaucoup parlé tous les deux. Je lui ai posé des questions sur la façon dont il vivait la maltraitance, et ça faisait mal de l'entendre me répondre mais... C'était un passage obligatoire. Lui aussi m'a demandé certaines choses. Comment on m'a retrouvé, si je me souviens de certaines choses, ou de quoi je rêve la nuit... J'essaie de lui répondre le plus précisément possible. Que je sais juste qu'il a été abattu, que des voisins m'auraient entendu hurler très fort, que j'étais dénutri et presque mort quand on m'a enfin retrouvé... Que je me souviens vraiment de rien, et que je ne veux même plus regarder sur le net parce que j'ai peur de me rappeler de tout si je retombe sur le visage de cet homme. Ou que dans mes rêves, je vois juste des silhouettes, plusieurs silhouettes qui s'avancent vers moi et me terrifient. Je n'en ai jamais parlé à personne, ni la police, ni les psys. Je leur ai toujours dit qu'en me réveillant, tout partait, et ils m'ont cru parce qu'apparemment c'est fréquent. Moi je rêve juste que je suis prostré dans un coin de mur, accroupi, et qu'il y a plusieurs personnes autour de moi. Et je rêve de la douleur aussi. Mais ce n'est pas réel, parce qu'il était tout seul. J'essaie de m'en convaincre et de ne pas penser qu'ils auraient pu être plus d'un et que d'autres gens sont encore dans la nature... Mon coeur se serre quand je repense à tout ça, alors j'essaie d'éviter, sauf dans nos moments où on aborde le sujet.

Demain, je déménage avec mon père. Il m'a fait visiter notre nouvelle maison... On n'est même pas sur la même île. Je vais me retrouver à Meota, autant dire que c'est à presque une heure en porte à porte. La maison est sympa, mais je préférerais vivre dans une cabane avec Aiden plutôt qu'aller là bas. Mon père dit que je ne sais pas ce que je veux et que quoi qu'il fasse, je ferai toujours la gueule. Il ne comprend pas. Il ne comprend pas de quoi j'ai besoin et je ne peux pas l'en blâmer, parce que je ne le lui explique pas.

Aiden et moi voulons profiter de notre dernière soirée tous les deux. Aucun de nous n'a pleuré ou ne s'est fait des adieux déchirants, et je crois que c'est parce qu'il va rester avec moi quand j'aurai déménagé. On ne se l'est pas promis, on n'en a même pas discuté, mais il y a ce nouveau truc dans ses beaux yeux noirs qui fait que je crois en lui et que notre histoire ne va pas s'arrêter juste après mon départ.

On est sur mon lit, en train de somnoler depuis environ une heure, tout en se câlinant de temps en temps. J'aime tellement le Aiden affectueux. Je suis fou amoureux. Je ne le lui ai pas redit depuis la dernière fois. Et ça pouvait être pris autrement parce que je lui ai dit que mon père et le sien l'aimaient aussi, ce genre de choses. Après sa déclaration, il faudrait que je clarifie les choses à mon tour. Mais je n'ose pas le redire. Il m'a dit quelque chose de magnifique mais j'ai peur de l'avoir rêvé ou que ça ait été juste "le moment", comme par le passé, et que finalement il me dise qu'il a changé d'avis. Oui, je me fais des films stupides, d'autant plus qu'il me prouve tous les jours par ses gestes qu'on partage nos sentiments. Mais j'ai encore un peu peur.

Je commence à m'endormir, mon torse nu contre son tee-shirt, comme toujours, l'entourant de mes bras. J'ai envie de le protéger de tout, et de lui rendre l'innocence qu'il a perdue. Un peu comme moi... C'est drôle quand on y pense, sa mère a été son bourreau alors que c'est la mort de la mienne qui a déclenché ma chute. Nos histoires sont fondamentalement différentes. Nos caractères aussi. Nos comportements, nos envies. Je crois qu'il n'y a que nos sentiments qu'on partage tous les deux, finalement. Mais c'est suffisant. Et je crois même que c'est notre force. Il me donne tout ce que je n'ai pas. C'est un assemblement de nos deux êtres... C'est parce qu'on est âmes-sœurs. J'aime me dire ça. Qu'est-ce que c'est niais.

  • Putain de merde !

Je suis réveillé, là. En sursaut. J'étais dans cette phase de sommeil très douce, laissant mon esprit vagabonder. Il ne vagabonde plus du tout maintenant. J'ouvre les yeux d'un coup et m'assois dans le lit, cherchant la source du bruit. Aiden fait pareil.

  • Stephen ? il demande, la voix pâteuse, se frottant un œil, et je tourne ma tête en direction des escaliers.

Aiden n'a pas encore compris pourquoi mon père s'énerve, n'ayant pas réalisé notre situation, mais moi ça me revient et je me prends une douche glacée. Bordel. Papa est là, en train de nous regarder avec des yeux furibonds, une pile de linge propre à ses pieds.

  • Sortez d'ici tout de suite ! Dans le salon dans deux minutes ! Et habillez-vous, bon dieu ! Merde !

Il sort en trombe et je suis tétanisé. Je ne pensais pas faire mon coming-out de cette façon. Définitivement pas.

Je passe un t-shirt et un bas de jogging et je regarde Aiden mettre un pantalon lui aussi. On se regarde, inquiets tous les deux. Je tends ma main en espérant qu'il la prendra, parce que s'il ne le fait pas, ça veut dire qu'il va nier et qu'on n'assumera toujours pas.

Il prend une grande inspiration et pose timidement sa main dans la mienne. Je le regarde et je crois que je fonds d'amour. Je lui fais un rapide baiser.

  • Prêt ? je demande, toujours incertain de notre sort.
  • Fallait que ça arrive, il me répond avec un petit sourire.

Comment, en une semaine, a-t-il pu autant changer ? Non, je n'arrive toujours pas à m'y faire. Mais qu'est-ce que j'aime ça.

On descend les escaliers avec une appréhension énorme, lui derrière moi, nos mains toujours embriquées l'une dans l'autre. On va être forts. Je le sens trembler et c'est mon cas aussi. Mon coeur tambourine dans ma poitrine un peu plus fort à chaque marche franchie. J'ai l'impression que je vais m'évanouir, je vois des points noirs, ma respiration s'accélère. C'est l'adrénaline qui coule partout dans mes veines. Respire, Jay, ça ne durera rien qu'un moment. Il faut en passer par là. Aiden l'a dit, ça devait arriver. Je serre sa main encore plus fort quand on franchit la dernière marche et qu'on contourne l'escalier pour faire face à mon père, en train de faire les cent pas dans le salon, et Luc, qui se tient la tête, assis sur le canapé.

Après un énième aller-retour, mon père nous voit et il s'arrête. Son regard se dirige sur nos mains, et je sens la pression des doigts d'Aiden qui me dit qu'il ne la lâchera pas. Je lui rends la même. À deux, je sens qu'on peut tout affronter.

  • Alors c'est vrai ?! demande mon père en faisant un geste en direction de nos mains.

Je me place d'office en protecteur, me positionnant devant Aiden. J'ai peur que mon père devienne violent, et puis pour l'instant c'est entre lui et moi, c'est à moi de subir.

  • Ouais, je dis d'un air faussement nonchalant.

Je le regarde dans les yeux, je veux qu'il comprenne ma détermination. Mes sourcils sont froncés, et je sais que je le défie silencieusement.

  • Putain, Jay ! T'as foutu quoi ?! Pourquoi tu... Pourquoi... C'est encore une connerie pour nous rendre dingues ?! C'est pas drôle ! il hurle, il bégaie, son visage est rouge, je ne l'ai pas vu dans cet état depuis des années.
  • Stephen... (Aiden se place à côté de moi, toujours ma main droite dans la sienne). On n'a pas choisi ça, tu le sais. Ça tombe dessus sans prévenir, et ça s'arrêtera pas parce que tu es contre.

Il est tellement calme, je le regarde, surpris, et je pense que ses yeux reflètent les miens tellement il semble déterminé lui aussi. J'ai envie de pleurer d'amour, je n'aurais jamais pensé qu'il assumerait si fièrement notre relation. Notre relation. J'ai toujours du mal à le dire. Putain, je suis tellement émotif. J'ai envie de sauter de joie et les papillons dans mon ventre se réveillent à ce moment plus qu'inopportun. Merde, pourquoi je pense au sexe maintenant. Je me rends compte que c'est le stress et je me ressaisis, regardant à nouveau mon père.

Je crois que toutes les émotions qui ont traversé mon visage se sont lues en live, parce que mon père tire une tête de six pieds de long et qu'Aiden me regarde avec un air interrogateur. Merde.

  • Hum, ouais, c'est comme a dit Aiden.

J'essaie de calmer mon excitation et mon envie d'aller l'enfermer dans les toilettes. On n'a pas recouché ensemble depuis notre première et dernière fois, on veut prendre notre temps. Quelle connerie putain !

Luc se lève et j'ai du mal à comprendre ce qui se passe. Il s'approche de moi, un air impassible sur le visage. J'ai peur de me prendre un coup et je recule instinctivement quand il me prend dans ses bras. Je tiens toujours la main de mon copain, (mon copain !) et l'autre ne sait pas quoi faire, tétanisée, en l'air. Luc m'étreint quelques secondes avec douceur. Je vois derrière lui mon père, qui est encore plus abasourdi. Je n'aurais pas cru ça possible. Putain, qu'est-ce qui se passe ?

  • Merci, Jay.

Il le dit à voix basse, mais le silence est tellement pesant autour qu'on a tous entendu.

  • Merci ?! Luc... commence mon père.
  • Merci, pour ce que tu as fait pour mon fils. Je l'ai vu ces derniers jours. Ces derniers mois, même. Depuis que tu es là. Tu avais raison. Il s'ouvrait petit à petit. Et là, depuis quelques temps, j'ai retrouvé mon gamin, mon gamin innocent et qui sourit, et qui est heureux, et qui se lève de bonne humeur. Je savais que quelque chose avait changé. Je ne m'attendais pas à... Ça... Mais je m'en fous. Si c'est toi qui lui fais ça, fais-le encore autant que tu le peux.

Je suis sur le cul. Et comme un con, je pleure. Je lâche la main d'Aiden et je rends son étreinte à Luc. Je m'accroche à lui parce qu'il nous accepte si facilement, parce qu'il dit que je fais du bien à son fils et que je n'aurais pas pu avoir un plus beau compliment. Et parce que je sais, tout autant que lui, qu'Aiden revient de loin et reprend enfin goût à la vie avec moi. On a gagné.

  • Par contre, fais-le souffrir une fois, rends-le comme avant et je te tue.

Il me serre plus fort pour me montrer qu'il mettra ses menaces à exécution. Wow. Aussi ambivalent qu'Aiden. Il s'éloigne ensuite de moi, me tenant par les épaules, et me fait un sourire sincère.

  • Lu-Luc... Pourquoi tu dis des trucs comme ça ? Ils vont croire que ce qu'ils font est... Bien...!

Je sens que mon père est perdu et que le discours de son ami a ébranlé ses convictions.

  • Non, ce qu'ils font n'est pas bien, reprend le père d'Aiden en retournant s'asseoir sur le canapé. Ce n'est pas bien parce qu'ils ont menti pendant longtemps, et parce qu'ils sont restés dans la même chambre tout ce temps, et que tu sais très bien, il ajoute en pointant Aiden, que t'as pas le droit de dormir dans la même chambre que tes conquêtes.

Ok, ma vie est finie. Je vire cramoisi et je regarde le sol.

  • Papa, c'est bon, on l'a jamais fait ici... commence Aiden et non, c'est maintenant que ma vie est finie en fait.
  • Aiden ! Ferme-la ! je grogne entre mes dents, complètement paniqué.

Mon père n'arrive déjà pas à admettre que je sois gay, alors si on lui rajoute des détails, j'ai peur qu'il fasse une crise cardiaque.

  • Pas de violence chez m.. commence Luc, quand mon père l'interrompt.
  • Mais qu'est-ce qui vous prend à tous ?! Vous avez un sérieux problème ! Bon dieu ! C'est pas vrai ! Je vais réfléchir, je reviendrai plus tard, c'est trop là !

Et il se dirige vers la porte d'entrée. J'attrape son bras pour qu'il s'arrête et se retourne sur moi.

  • Papa, je... je commence, réalisant à quel point il doit être perdu et blessé.
  • Non, Jay. Pas maintenant. M'adresse pas la parole maintenant.

Il se défait de mon emprise et continue son chemin.

Je le regarde partir, abattu. Il a l'air tellement déçu. Je sens Aiden attraper ma taille et caresser ma hanche avec tendresse et je me retourne sur lui. Je me mords la lèvre pour ne pas pleurer. Ses yeux me disent "je comprends, et je suis là."

  • Hm, bon, alors euh, c'est officiel entre vous ? demande Luc tout naturellement pour faire redescendre la tension.
  • Oui, répond Aiden avec un petit sourire en coin, me rapprochant encore un peu de lui.

Je ne sais pas où me mettre.

  • Jay, ton père doit juste avaler la pilule. C'est pas évident pour tout le monde d'apprendre ce genre de nouvelles, chacun doit aller à son rythme. Il comprendra et quand il reviendra, je suis sûr qu'il acceptera d'en discuter avec toi. (Je hoche la tête, le remerciant silencieusement). Bon, maintenant on va monter dans la chambre et venir installer un des deux matelas au salon.

Il a l'air intransigeant.

  • Papa, ça fait une semaine qu'on dort ensemble, intervient Aiden, moqueur.

Je vais creuser mon trou, je crois. Et m'y enterrer. Pour toujours.

  • C'est pas une excuse. C'est même l'inverse. Je devrais vous punir pour ça. Mais vous séparer sera sûrement une assez grande punition.

Au mot "séparer" je me rends compte que je ne vais pas pouvoir. Je réalise ce que ça implique. Mon cœur s'accélère à nouveau et je lance un regard suppliant à Aiden, qui comprend tout de suite. 

  • Luc, s'il te plaît, j'ai besoin de lui. Je dois... Dormir avec lui. S'il te plaît, j'en ai vraiment besoin. Et c'est la dernière... ma voix se brise, et je me sens pathétique.
  • Hey, Jay, calme-toi. (Aiden prend mon visage entre ses mains et rapproche mes yeux des siens. Je le regarde et je commence à avoir une crise de panique). Doucement, ça ira, d'accord ? Respire en même temps que moi, il ajoute lentement en exagérant ses inspirations. (Il tourne la tête vers son père qui hoche la tête). On dort ensemble ce soir, ok ? Tout va bien se passer.
  • Mais les autres jours ? Je vais pas y arriver sans toi les autres jours, c'est pas possible Aiden. J'ai besoin que tu sois là, je vais pas pouvoir le surmonter sinon, ça sera trop dur...
  • Jay ! il m'interrompt en haussant le ton. T'y es arrivé sans moi jusqu'ici, t'as toujours réussi, et tu y arriveras encore. Et je te promets qu'on se reverra presque tous les jours, et tu viendras dormir à la maison parfois, et-
  • C'est pas suffisant ! cette fois j'ai craqué et j'ai crié. C'est pas suffisant ! J'ai besoin que tu sois avec moi, toutes les nuits. Je survivais avant ! Je veux plus redevenir comme ça !

J'enlève ses mains de mon visage d'un geste et je remonte dans ma chambre, m'effondrant sur mon lit, la tête sur l'oreiller. Je tremble, je pleure, j'ai du mal à respirer, je panique complètement. Je me rends compte que ça ne sera plus possible sans lui. Je suis comme un drogué. J'ai besoin de ma dose d'Aiden.

J'entends vaguement Luc demander à son fils ce qu'il se passe, si j'ai besoin de quelque chose. Il attend des explications mais Aiden garde mon secret. Il lui dit qu'il ne peut pas en parler. Quelques minutes plus tard, je sens la couverture bouger et ses bras fermes m'entourer doucement, ses doigts me caressant. Un baiser dans mes cheveux. À son tour de me protéger.

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