Elle a les yeux
Une ancienne photographie, quoique assez défraîchie, était discrètement posée sur le buffet. Le cadre était modeste, et la mise en scène était plutôt gaie, celle d'une famille réunie dans une ambiance festive, de décembre ou de Pâques. Les couleurs sépia du cliché contrastaient avec le meuble en bois d'ébène, où trouvaient refuge assiettes et couverts vieill. Un bouquet de thym fané et quelques bruyères diffusaient une odeur vieillie dans la pièce.
Elle circula autour de la table sans rien dire. En laissant glisser sa main sur le meuble, elle jeta un rapide coup d’œil au cadre, sans considération, puis fit quelques pas jusqu'à la fenêtre, où elle déposa ses coudes entre deux pots de fleurs. Le bout de ses ongles pinçait machinalement les mauvaises herbes, sans coordination particulière. La jeune femme était elle-même indescriptible, on aurait pu la remplacer par une autre, elle aurait pu vivre ailleurs, sans doute. Ses qualités et ses défauts étaient simplement inaccessibles, flottant dans l'atmosphère, détachés ou perdus quelque part. Elle avait le visage pâle, la respiration imperceptible, et un regard vide, si vide qu'on aurait pu y faire une ronde. Il n'y avait rien pour le remplir, il ne brillait d'aucune lueur ni d'aucune couleur, seules ses implacables pupilles sombres se dilataient au soleil.
Elle avait dû aimer sa mère pour agir de la sorte. Bien sûr, elle ne manquait pas d'idées, elle aurait pu faire comme la jeunesse à la mode, sortir le vendredi soir avec des amis, ou se marier de manière idéaliste, en érigeant sa gloire sous forme de maison. C'était peut-être par opposition contre quiconque, ou égoïsme avec elle-même, mais elle restait cloîtrée dans son appartement jour et nuit. C'était peut-être par peur, ou par respect envers sa mère.
Un courant d'air fit claquer un volet. Elle cligna des yeux et leva la tête.
Elle s'échappa des rayons du soleil, et s'engouffra à nouveau dans la cuisine. Lorsqu'elle tira intentionnellement la nappe, un feutre rouge frétilla jusqu'à elle. Il tourbillonna entre ses doigts agiles, qui en même temps, ouvrirent le cadre et saisirent la photographie. Elle contempla nerveusement son portrait, et s'arrêta soudainement sur le sillage de son regard. Sûre d'elle, alors que le feutre était coincé, elle le contraint à glisser adroitement sur le cliché, et à se rapprocher inexorablement d'elle, de détruire ce qu'elle haïssait à sa place, comme si c'était évident, ses yeux, ses prunelles sombres, son regard de marbre. Vides.
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