lecture froide
de Ainhoa
Une fois dans les toilettes, les jambes de Lucie vacillent dangereusement. Elle s’appuie contre la porte après avoir vérifié trois fois qu’elle l’a bien fermée. Personne ne viendra l’embêter ici – la planque parfaite. Dans cet espace confiné, elle puise un réconfort inattendu. Ses pensées ne peuvent s’enfuir. Elle se laisse glisser le long de la porte et s’assoit à même le carrelage. La jeune femme pose ses mains au sol, apprécie le contact froid, écarte les doigts et respire profondément. Les WC lui font face - duel au sommet. Quand elle aperçoit une tache jaunâtre sous la cuvette, ses doigts se crispent. Elle refoule son dégoût en déglutissant. Lucie détourne son regard de la trace, mais elle finit par y revenir et l’observe sérieusement, telle une scientifique : une forme ovale, d'un orange plus soutenu dans la couronne extérieure, pas plus grosse qu’une pièce de vingt centimes, à côté d’une grosse vis. Sa texture séchée, terne, comme figée dans le temps, lui indique qu’elle est ancienne. Cachée, si l’on se tient debout, elle est néanmoins bien visible pour Lucie, assise. Ce qui semble parfaitement propre n’exclut pas les secrets. C'est toujours une question d’angle de vue. En effet, le toilette a belle allure, d’un blanc éclatant, une lunette verte accueillante, du papier à disposition et en réserve sur l’étagère. Notes florales dans l'air. Debout, aucun doute n’est permis, il est parfait. Qui irait se mettre par terre pour vérifier les recoins inaccessibles ? L’apparente propreté est gage de qualité, la surface nette et vierge de trace suffit à rassurer. Et pourtant.
Cette tache interpelle Lucie. Son existence elle-même, si longue, si discrète, la rend digne d’intérêt. Et si je la touche du doigt, s’effacera-t-elle facilement ? Peut-elle avoir survécu si longtemps sans que personne ne suspecte sa présence ?
Lucie tend la main pour dérouler le papier toilette. Elle en arrache un bout et se met à genoux, le nez sur la tache, elle s’apprête à frotter la feuille de papier rose dessus. D’abord doucement. Elle retire sa main. Toujours là. Lucie y retourne. Plus vigoureusement. Le papier s’effrite et tombe en pluie sur le carrelage. Lucie s’acharne, la tache disparaît progressivement. Il ne reste que le contour de son ovale. Le cœur est vaincu. Le papier s’est désintégré sous les frottements successifs. Lucie renifle. Tout doit disparaître. Coûte que coûte. Le WC doit être à la hauteur des attentes que l’on place en lui. Il doit être un gage de qualité, de fiabilité. Lucie jauge ses ongles. Son pouce fera l’affaire. Elle le racle contre la paroi. Le contour durci saute en petits éclats. Ça y est, elle est partie. La tache n’existe plus. Lucie recule jusqu’à s’adosser contre la porte. Elle admire son œuvre. Le toilette est blanc comme neige. L'honneur est retrouvé. Il n’y a plus tromperie sur la marchandise. La jeune femme esquisse un sourire après avoir ramassé les vestiges de son acte héroïque au sol.
Pourtant, le sourire s’éteint progressivement à mesure que le souvenir de la tache lui revient. Une envie de pleurer soudaine l'attrape à la gorge. À cause d’une tache, d’une putain de tache jaunâtre ridicule sur un chiotte !
La voix de Martin lui parvient à travers la porte. Ses poils se hérissent. Il la cherche. Merde. Elle se relève avec difficulté. Avant de sortir de cet antre protecteur, elle en profite pour se regarder dans le miroir et se laver les mains avec frénésie, en insistant sur l’ongle du pouce. Son reflet lui retourne l’estomac : des yeux fous, des joues rouges et des lèvres tremblantes. Est-ce bien moi ? Elle peine à se reconnaître tant la vision est éloignée de la femme qu’elle est habituellement.
Elle se rafraîchit le visage, en prenant soin de ne pas se le tapoter pour ne pas aggraver ses rougeurs. Sa main posée sur la poitrine, elle constate que son cœur bat encore trop vite. Elle inspire et expire lentement, ferme les yeux pour se concentrer sur sa respiration, une méditation expresse pour retrouver une contenance. Exercice difficile, presque impossible. Elle craint le regard inquisiteur de son mari. Que va-t-elle lui répondre quand il lui demandera si elle va bien ? Lucie doit trouver des réponses convaincantes qui ne laissent aucune place au doute.
Manger, sourire, partir. Juste ça. Rien de plus. Tu arrêtes tes délires tout de suite et tu te comportes comme une épouse digne de ce nom. Tu rentres, tu dors, et demain seulement tu prendras le temps de repenser à tout ça. Uniquement demain, compris ?
Lucie hoche la tête, son reflet approuve. Elle tire la chasse et regarde, fascinée, l'eau s'évacuer dans un tourbillon fou. Elle évacue en même temps l'impression de saleté qui s'était glissée sous sa peau.
Elle ouvre enfin la porte et traverse le couloir en direction du salon, chargée d’une confiance nouvelle. Tout le monde est autour de la table. Les convives l'attendent pour le plat principal. Lucie s’excuse de son retard. Martin se lève et s’approche pour prendre son épouse dans ses bras. Surprise, la jeune femme reste sans voix pendant quelques secondes. Juliette détourne les yeux.
— On passe à table, chéri ? se force Lucie en essayant de dégager Martin.
— N'ai-je pas le droit de faire un câlin à ma splendide femme ?
Lucie se fige dans ses bras. Son mari est méconnaissable dans cette étreinte. Elle qui déteste se donner en spectacle a toujours été pudique dans les marques d’affections. Aucun des deux n’a pour habitude de se comporter ainsi. Cette partie-là est réservée à l’intimité du couple. Elle voudrait décoller son corps sans ménagement, mais les regards des convives l’en dissuadent. Tu es sa femme. Il n’y a rien d’anormal à cela.
— Vous êtes beaux ! s’exclame Arnaud. Chérie, tu nous imagines au bout de seize ans de vie commune, nous faisant des câlins comme au premier jour ?
— C’est beau, oui... répond Juliette en regardant sa main jouer avec le verre à vin. Eluard disait après la mort de Nusch : « J’étais si près de toi que j’ai froid près des autres ». C'est un peu cela, n'est-ce pas, Lucie ?
Lucie reçoit ce vers en plein cœur. Elle en est sûre : ces mots lui sont destinés.
— J’avoue ne pas voir le rapport, intervient Martin, avant que sa femme ne puisse répondre quoi que ce soit.
— Ouais, c’est pas faux, comme dirait le célèbre Karadoc, conclut gaiement Arnaud. Mais si tu as froid je peux te réchauffer quand tu veux !
Arnaud ouvre ses bras, Juliette mime un refus poli. Quant à Lucie, elle s’efforce de ne rien montrer mais elle fixe les mains d’Arnaud qui cherchent celles de Juliette. Il semble déçu que Juliette se tienne loin. Il lance, avec dépit :
— Dites-moi votre secret ! C’est si rare de nos jours qu’un couple tienne si longtemps en continuant à s'aimer comme cela !
Quel secret ? Il n’y en a pas. Le nombre d’années ne veut rien dire. Il n’a de sens, de force, de puissance, de beauté, que lorsqu'il est exhibé devant un public. En coulisse, il écrase les rêves, tasse les élans, fabrique l'amertume. Le temps ne se vit pas de la même façon d’une personne à une autre. Pour Lucie, il ressemble à un après-midi qui s’étire sans fin. C’est doux, et pourtant, le soleil lutte pour ne pas céder sa place. Reviendra-t-il demain ? Le temps est incertain.
Martin affiche un sourire conquérant. Alors, je ne suis qu' un trophée ? Il n’est pas comme ça, d’habitude. Il passe de l’ours mal léché au prince charmant. Au lieu de la ravir, cela l’embarrasse profondément. Martin se détache, mais retient la main de son épouse et l’accompagne jusqu’à sa chaise, qu’il écarte pour qu’elle puisse s’asseoir.
— Quel homme galant, siffle Arnaud, admiratif.
Martin se contente de sourire, visiblement fier de son effet et prend place entre Lucie et Hélène, qui commence à manger.
— Alors, dis-moi tout ! C’est quoi le truc ? relance Arnaud.
— Il n’y a pas de truc. J'ai rencontré la femme idéale. J'ai eu de la chance !
— C'est une pluie de mots d'amour ce soir ! Et toi Lucie, tu peux en dire autant, c'est ça ?
Manger, sourire, partir. Lucie avait pourtant un plan ! Un plan qui ne comportait pas de déclarations d’amour à son mari, ni un soudain comportement d’adolescent démonstratif à supporter. Elle doit pourtant faire bonne figure.
— Je pense qu’une bonne communication aide beaucoup, répond-elle timidement.
On peut changer de sujet ?
— Ah la communication, c’est le socle de n’importe quelle relation. N’est-ce pas, Juliette ?
L’intéressée se contente d’acquiescer. Lucie n’ose même pas la regarder, ni imaginer les pensées qui la traversent. Cela ne fait qu’augmenter son malaise. Hélène mange silencieusement, buvant une gorgée de vin rouge de temps à autre, sans s’impliquer dans la conversation.
— Tu oublies l’admiration, ma puce, relance Martin. J’ai toujours été fier du parcours de ma femme, et de tout ce que qu’elle a pu entreprendre jusqu’à présent. Elle est une femme et une mère fabuleuse.
D’où sors-tu ces mots trop neufs pour paraître naturels ? Même le jour de notre mariage, tu n’avais réussi à aligner deux phrases sans bafouiller. Alors que se passe-t-il ?
— Arrête Martin, somme Lucie.
— Nous avons une fille géniale, une jolie maison, et nous nous aimons comme au premier jour, enchaîne Martin en ignorant la remarque de son épouse.
— Ça y est, je suis envieux ! Mais c’est rassurant de voir que l’amour avec un grand « A » existe encore.
— Arrête tout de suite, Martin !
— Quoi, ma puce ? Je dis des bêtises ? Ce n’est pas la vérité ?
Martin saisit la main de sa femme et la porte à ses lèvres pour l’embrasser. Lucie se dégage rapidement.
— Tu peux arrêter de dire des conneries pareilles ? lâche-t-elle, s'attirant les regards surpris de la tablée, sauf celui d'Hélène qui poursuit son repas.
Lucie ne peut plus se contenir. Trop c’est trop. Même pour elle. Surtout pour elle.
— Comment ça ?
— Ton beau discours, là ! Personne n’y croit, pas même toi !
— Mais…
— Non, arrête !
Martin affiche la même expression que s'il venait de recevoir une gifle. Il oscille entre la douleur, l’étonnement et la honte. Lucie ignore son air de chien battu, c’est au-dessus de ce qu’elle peut supporter. Elle vide son verre de vin d’un trait avant de s’adresser à Arnaud, perplexe.
— Tu veux savoir quoi exactement ? Est-ce qu’il me fait encore rire ? Est-ce qu'on baise encore après seize ans de mariage ? Est-ce que ça me fait chier de faire à manger tous les jours et de n'avoir jamais un « merci » ? Si ça ne m'exaspère pas de passer des heures à chercher une ceinture oubliée sur un pantalon ? À vider les poches avant de lancer la machine à laver ?
Je viens de dire « baise » … Devant tout le monde ?
— Ce n’est pas la peine…. Je ne veux pas savoir … C’est votre vie…
Arnaud ne parvient pas à la calmer. Personne n’ose affronter le déluge de mots assassins qui se déverse sur la table. Seule Hélène continue de boire par petites gorgées son verre de vin.
— Quoi, tu ne veux pas connaître ton avenir avec Juliette ? Tu peux tirer un trait sur les mots doux au réveil, les petits cadeaux, les fleurs, les baisers. Tu ne seras bon qu'à être père, à avoir peur qu’il arrive quelque chose à ton enfant, à payer la facture d’eau, à penser à la prochaine révision de la bagnole, à nettoyer le frigo avant de faire les courses de la semaine, à ramasser les chaussettes dépareillées… Puis tu recommenceras, encore et encore, et c’est sans fin ! C’est toujours la même chose qui se répète. Tu ne peux pas y échapper. Les années nous enchaînent si facilement ! Tu n’as pas idée comme c’est simple de rester ensemble. Il suffit de ne rien attendre, de ne rien espérer, de se laisser bousculer, de ne surtout pas demander d’explications…
Lucie n’est plus tout à fait elle-même. Son vocabulaire la choque autant que sa colère. Jamais elle n’avait employé de tels mots, ni formulé de telles pensées. Rien ne semble pouvoir l’arrêter.
— On a compris, se risque Martin au prix d’un grand effort.
Lucie le regarde avec défiance.
— Ah bon ? Tu as compris quoi, dis-moi ?
Martin ne dit rien.
— C’est bien ce que je me disais. Elle est belle la communication. Tu vois Arnaud, mes mots ne sont peut-être pas dignes d’être écrits pour un serment de mariage, mais ils sont la réalité. C’est le quotidien d’un couple marié. C’est pas bandant, hein ? Je vois à ta tête ta déception, je te comprends. Pour être un couple, il faut faire le deuil de soi, de l’autre aussi, et d’un nous fantasmé. Moi non plus je ne pensais pas que ce serait comme ça. Si j’avais su…
La voix de Lucie se meurt. J’ai dit « bandant » … J’ai bien dit « bandant » …. Moi…
— Si tu avais su ? relance Martin.
La jeune femme plante ses yeux dans les siens.
— Si j’avais su, je n’…
— Arnaud, tu vois ce qu'est un vrai couple, couvre d’une voix profonde Hélène. Lucie a raison. C’est trop facile de ne parler que d'amour sans aborder les travers d'une relation qui dure. Un couple, c’est du travail au quotidien. Ça se construit à deux. L'amour tout seul, cela ne veut rien dire. L'amour, c'est peut-être se frayer un chemin pour se rejoindre encore, de temps en temps, dans l'usure de la réalité. N'est-ce pas ce que tu voulais dire, Lucie ?
La jeune femme approuve, reconnaissante. Sa colère est redescendue aussi vite qu’elle était montée. Sans l’intervention d’Hélène, elle aurait pu dire le mot de trop. Ou l’a-t-elle déjà prononcé ?
— Oui, c’est vrai ! Juliette est déjà prête à me tuer parce que je mets les casseroles dans le lave-vaisselle, lance Arnaud en souriant. Qu'est-ce que ce sera dans dix ans ?
— Parce que ça ne les nettoie pas ! Je suis obligée de repasser derrière ! Autant les laver à la main tout de suite, rétorque Juliette sur le ton de la plaisanterie tendre.
Tout le monde se veut maintenant léger et gai, mais personne n’est dupe. Lucie le sent bien. Il y a des vérités qui ne peuvent être évoquées au cours d'un dîner entourés d’inconnus, ni dans un serment de mariage, ni jamais d’ailleurs. Les vérités sont comme des poisons qui rongent lentement. Les assiettes sont à peine touchées. Manger, sourire, partir. Recalée, Lucie. Copie à revoir.
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