Chapitre 6 : L’ARRIVÉE EN TERRE INCONNUE - LES SOUFFRANCES DU NOUVEAU MONDE
Trois mois. Trois mois entiers sans avoir vu une seule once de terre. Trois mois de mer infinie, sans un arbre, sans un visage familier. Le seul rythme auquel Nkulu pouvait se raccrocher était le mouvement incessant du navire, l’odeur de la mer qui imprégnait ses vêtements, la chaleur du jour et le froid de la nuit. La douleur de la séparation de sa famille se faisait de plus en plus insupportable. Il pensait à sa mère, à son père, à l’oncle Kazi et aux visages familiers de son village, à l’odeur de la terre, aux rituels de leur communauté. Un espoir résidait en lui au début du voyage – peut-être qu’un jour, il reverrait sa terre. Mais chaque jour qui passait, cet espoir devenait de plus en plus fragile, comme une lueur qui vacille dans une tempête.
Nkulu se souvenait du visage de Ngoma, l’homme âgé du village, qui se tenait souvent à ses côtés pendant la traversée. Ngoma était un homme sage, respecté, mais sa santé se dégradait rapidement. Son corps, fatigué par les années et maintenant maltraité par les conditions du voyage, était à peine plus fort que celui d’un enfant malade. Ses jambes tremblaient à chaque mouvement et sa respiration était sifflante, mais il refusait de se laisser aller. Parfois, il chuchotait des mots réconfortants à Nkulu en Kikongo, mais la plupart du temps, il était épuisé et désorienté.
Un jour, alors qu’ils étaient tous entassés dans la cale, un portugais, ivre de colère et de mépris, s'approcha de Ngoma. Le vieil homme, affaibli par la faim et la maladie, tenta de se redresser, mais un coup brutal du portugais le fit chuter à genoux. Il hurla de douleur, mais l’homme blanc ne s’arrêta pas, continuant à frapper ses côtes, son visage. Les autres esclaves se tinrent à distance, terrorisés, sachant qu’ils risquaient eux-mêmes de subir le même sort s’ils intervenaient.
Nkulu, désemparé, s’élança vers l’homme, mais il fut immédiatement repoussé par un autre garde, le forçant à se retenir. Il ne pouvait pas supporter de voir cet homme, un autre de son peuple, souffrir ainsi. Quand enfin le portugais se détourna, le corps de Ngoma était inconscient, ensanglanté. Les yeux de Nkulu se remplirent de larmes. Il pleura, non seulement pour Ngoma, mais pour l’ensemble de son peuple, qui se retrouvait enchaîné sur ce bateau, loin de tout ce qu’il connaissait. Il savait, dans son cœur, que le vieux Ngoma ne survivrait pas à cette maltraitance.
Et, en effet, Ngoma ne survécut pas. Il mourut quelques jours plus tard, son corps rongé par la maladie et les coups. Un autre corps jeté à la mer, comme si de rien n'était. Nkulu se retrouva à regarder la mer engloutir le corps du vieil homme. Son cœur était lourd, il sentait le poids du deuil sur ses épaules. Et tandis que la mer engloutissait un autre de leurs âmes, Nkulu se sentait de plus en plus perdu, sa vie devenant un voyage sans fin vers l'inconnu.
Mais au fil des jours, l’espoir laissait place à une amère acceptation. Le temps se dilatait. Chaque jour semblait une éternité. En un instant, quatre ans s’étaient écoulés, mais le souvenir des visages de ceux qu’il avait laissés derrière se floutait lentement. Les larmes d’antan s’étaient en grande partie taries, remplacées par un vide béant. Et maintenant, il se tenait là, sur le sol d’un monde qu’il n’avait jamais imaginé, sans même savoir où il se trouvait. Une terre inconnue, un pays de colonisateurs et d’esclaves.
Les jours passaient et ils finirent par débarquer, épuisés, désorientés. Ce n’était plus le monde que Nkulu connaissait. Le sol sous ses pieds était différent, il n’avait jamais touché une terre comme celle-ci. L’air était plus chaud, l’odeur de la mer persistait dans l’atmosphère, mais une étrange chaleur pesait sur la terre. Autour de lui, le regard des esclaves était vide. Ils étaient arrivés, mais à quel prix ? Le port était rempli de navires marchands, de soldats, de marchands d’esclaves. Le sol était sale et boueux, l’atmosphère lourde d’une oppression invisible. Les autres captifs étaient parqués dans des enclos, prêts à être vendus comme des marchandises.
Les chaînes, les cris, les ordres hurlés en portugais étaient omniprésents. Les esclaves étaient regroupés en petits groupes, séparés les uns des autres, attendant leur tour pour être inspectés par les négociants en esclaves. Nkulu regarda autour de lui. Des regards désespérés se croisaient, des voix se mêlaient. Certains pleuraient, d’autres se taisaient, éteints.
Nkulu se retrouva dans un groupe de captifs que les Portugais examinèrent rapidement. Des hommes, des femmes, des jeunes, des vieillards… tout un éventail de vies brisées. On lui ordonna de se tenir droit, d'ouvrir la bouche, de montrer ses dents comme une bête dans un marché. La chaleur était accablante. Les hommes qui étaient autour de lui, les portugais, vêtus de manteaux de cuir, de chapeaux à plumes et de bottes, étaient froids et détachés, comme s’ils vendaient des marchandises et non des êtres humains. Ils mesuraient la force, l'apparence, la jeunesse, et jugeaient les esclaves en fonction de cela. L’indifférence des visages blancs autour de lui contrastait profondément avec les regards de terreur des captifs.
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