Suite
C’est essoufflée que la jeune fille arriva devant la porte de la plus haute demeure de la cité. Elle toqua trois fois et une voix éraillée retentit, l’invitant à entrer. Elle poussa l’huis et avança dans un couloir rempli d’étranges objets. Un vieux bonhomme souriant et sautillant vint à sa rencontre, la salua d’une courbette et l'entraîna à sa suite en devisant gaiement.
Bonjour, bienvenue chez moi. Oh cela fait bien longtemps que je n’ai pas reçu de visite, il faut dire que ça grimpe, n’est-ce pas ? Mais venez, je vais vous servir une infusion et Sonia doit bien avoir acheté des biscuits… Où peut-elle les avoir rangés ? Oh je ne me suis pas présenté, Relnick Grésil, inventeur et nébulologue, j’étudie les nuages, c’est proprement fascinant. Mais je parle, je parle, quel bon vent vous amène jeune enfant ?
Alors Elyn lui raconta son histoire, comment elle avait fait la rencontre d’Esil, comment elle l’avait perdu et la longue route qu’elle avait parcourue pour le retrouver. Elle le supplia de bien vouloir l’aider et lui demanda si par hasard il connaîtrait un moyen de rejoindre le dieu du vent. Le vieil homme lui fit un clin d’oeil complice et sauta sur ses pieds, l’air tout à coup ravi.
Suivez-moi, je vais vous faire découvrir mon chef d’oeuvre. Il partit en trottinant vers un mince escalier et Elyn le suivit en écoutant son bavardage incessant.
Vous allez voir, vous allez voir. Le fruit d’une vie de recherches, oui. Vous ne vous êtes jamais dit que les nuages ressemblaient à des moutons ? Moi si fait. Et la pensée qui m’est venue ensuite c’est que si l’on pouvait jouer à saute mouton, on devait pouvoir faire de même avec les nimbus et les cumulus. Alors voilà, s’exclama-t-il en ouvrant une porte au sommet des marches. Voilà mon Saute-Nuage.
Relnick, tout sourire, la laissa passer et elle s’avança sur une large terrasse où se trouvait arrimée une barque étrange. Elle était fine et allongée, pourvue d’un mat qui se terminait par une sorte d’aile de moulin horizontale, ses flancs étaient équipés de roues étranges dont les pales ressemblaient à d’épaisses toiles d’araignées et sa poupe d’une fine hélice.
Est-ce que ça vole ? couina Elyn, des étoiles dans les yeux. Jamais elle n’avait vu objet pareil et l’idée que cette petite barque puisse côtoyer les nuées l’émerveillait. À son bord, elle s’imaginait déjà rejoindre Esil aussi loin qu’il puisse se trouver.
Pour sûr qu’il vole, rit le vieil homme. Il vogue sur les nuages comme un navire sur l’eau, bondit de l’un à l’autre en fendant le ciel tel un oiseau… Quel dommage que je n’aie plus l’âge de l’utiliser.
Accepteriez-vous que moi je l’utilise ? Je ne pourrais rêver meilleur moyen de transport pour me rendre jusqu’au lointain pays où vit mon ami. Je ne sais quoi vous offrir en échange, je n’ai rien de précieux hormis ces quelques cadeaux que je porte.
Relnick s’approcha en se grattant la tête, il examina le bracelet et la cape d’un air sceptique, rechignant à abandonner son Saute-Nuage, puis il palpa l’écharpe et cilla.
C’est du nuage, balbutia-t-il. Que la foudre me frappe, elle est tissée en nuage. Sans lâcher l’étoffe vaporeuse, il jeta un regard hésitant vers son oeuvre et céda, ému mais excité par cet échange. Il lui offrit même un sac de provision pour la route et l’invita à passer la nuit chez lui. Elyn le remercia du fond du cœur et, après une soirée à l’écouter s’enthousiasmer sur son écharpe et une nuit à rêver de mer de nuages et de moutons, elle se prépara à repartir. Le vieil inventeur lui expliqua comment faire fonctionner l’engin et l’aida à organiser le décollage. Elle lui fit ses adieux en le serrant dans ses bras, s’installa bien au centre de la barque et tira le levier qu’il lui avait montré. Le mât ailé se mit à tourner à vive allure et l’aéronef s’éleva brusquement dans le ciel. Il traversa vivement une épaisse couche de fumée et de nuage et émergea au milieu d’un ciel baigné de soleil. La jeune fille repoussa le premier levier et en tira un autre, la barque se posa comme une plume à la surface du nuage, les roues en toile d’araignée se mirent à tourner et l’hélice à leur suite. Le Saute-Nuage flottait doucement sur la brume, fendant les cieux dos au matin, cap vers l’ouest.
Le ciel est vaste, les nuées éparses. Maintes fois elle a tiré le levier, maintes fois la barque s’est envolée, bondissant à travers les éclaircies loin au-dessus des nuages de pluie. Au sommet d’une montagne elle s’est endormie, dans sa cape blottie a passé la nuit, à l’aube son voyage a repris. Le Saute-Nuage la porte par dessus neiges et pâturages, vogue sur une mer de brume et d’orage, mais même une mer de nuage a un rivage où l’on peut accoster, ou bien faire naufrage… Elyn arriva à l’orée des nuées, devant elle nulle masse moutonnante, nulle blancheur vaporeuse, le ciel s’était fait limpide et immaculé. Au-dessous d’elle une plage immense étalait ses ocres et ses ors à l’infini, où que son regard se portât ce n’était que dunes mouvantes et sable miroitant. La barque s’éleva une dernière fois dans l’azur et doucement, lentement, entama son ultime chute. C’est alors qu’une bourrasque perfide vint la déséquilibrer. Le Saute-Nuage bascula vers l’avant et plongea, la proue droit vers le sol. Elle cria de surprise, puis de peur. Son embarcation dégringolait du ciel à toute vitesse et le vent chaud se pressait à sa rencontre comme un bâillon, comme pour l’étouffer de ses doigts épais et invisibles. Sa cape claquait follement autour d’elle et ses cheveux giflaient son visage alors qu’elle tombait toujours plus vite. Et puis elle se sentit saisie, tirée en arrière tandis que sous ses yeux, la barque continuait sa chute jusqu’à la dune où elle se fracassa en mille débris. Elyn regarda l’impact s’éloigner sans comprendre puis elle leva les yeux et découvrit son sauveur qui l’emportait. À ses puissantes pattes de félin et à son plumage sombre, elle reconnut l’un de ces seigneurs des cieux qu’Esil lui avait décrit. Le griffon l’amena en quelques battements de ses immenses ailes jusqu’à un vaste réseau de creux et de cavernes à l’ombre d’un à-pic rocailleux.
D’autres étaient là qui se rassemblèrent pour l’observer et une ribambelle de jeunes griffonneaux vint se bousculer entre ses jambes à peine fut-elle au sol. Elle n’en revenait pas d’être en vie et d’être ainsi entourée de ces majestueuses créatures n’était pas pour l’aider à avoir l’esprit clair. Le griffon qui l’avait sauvée d’une chute fatale s’approcha et renifla sa cape de plumes avec curiosité. Peut-être, pensa-t-elle alors, l’avait-il pris pour l’une de sa race. Mais le regard brillant et intelligent qu’il lui lança balaya cette idée. Des images affluèrent dans son esprit et la jeune fille comprit que l’animal communiquait avec elle, elle apprit son nom, Cinaïr, et ressentit sa curiosité et ses questions directement dans son esprit. Alors elle lui conta tout, sa rencontre avec le dieu du vent, sa fascination grandissante pour lui, sa maladresse quand elle avait découvert sa vraie nature et son voyage pour le retrouver. Voyage qui semblait s'arrêter là, à l’orée d’un désert immense et brûlant qu’elle ne s’imaginait point réussir à traverser. Mais le griffon lui proposa de l’emmener par delà les sables et sa gentillesse fit fondre la jeune fille en pleurs. Ils partiraient au matin et Elyn eut toute la soirée pour se lier d’amitié avec les occupants du nid. Les seigneurs des cieux possédaient une mémoire incroyable, des souvenirs de chaque vol et sa curiosité insatiable fut abreuvée d’images. Elle découvrit Jall vu du ciel et se sentit minuscule devant l’immensité de ce monde. Elle passa une merveilleuse nuit, la tête pleine de rêves, allongée sur sa cape au milieu des petits qui l’avaient adoptée.
Le soleil du désert est consciencieux, acharné même, et il a tôt fait, à peine levé, de chasser jusqu’au dernier souvenir de la fraîcheur nocturne. Elyn se réveilla en regrettant les doux alizés qui soufflaient sans cesse aux abords de sa chaumière perdue au bout du monde. Elle alla boire au fin filet d’une source qui jaillissait discrètement entre les rochers puis, désaltérée, rentra se préparer au départ. Elle découvrit les griffonneaux profitant de son absence pour envahir sa grande cape en plumes. L’un d’eux avait glissé sa tête en-dessous et frétillait joyeusement de la croupe tandis qu’un autre se roulait dedans en feulant de plaisir et qu’un troisième, plus petit, s’amusait à coller son bec au duvet et gazouillait quand les plumes venaient lui chatouiller les narines à chaque inspiration. Elle fut tant attendrie par ce spectacle qu’elle n’eut point le cœur à les déloger et décida d’abandonner sa cape à leurs jeux. Elle devait bien ça aux griffons et puis, elle avait tellement chaud à ce moment-là qu’elle n’éprouvait aucun regret à la laisser derrière elle. Elle fit ses adieux au nid, s’inclina devant ses majestueux occupants et câlina affectueusement les plus jeunes. Puis elle se hissa sur le dos de Cinaïr et s’agrippa fermement à son plumage. Elle sentit son estomac se nouer lorsqu’il prit puissamment son envol et elle ne put se retenir de fermer les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit, la terre ferme n’était plus qu’un lointain camaïeu ocre de sable et de roche et ils filaient droit au nord-ouest. Ils longèrent durant des jours des hautes montagnes, bifurquant vers l’ouest avant, enfin, de les traverser. Au delà des sommets escarpés, des collines boisées moutonnaient jusqu’à l’horizon, leur verts atours se mordorant de reflets plus automnaux. Cinaïr l'emmena plus loin encore. Ils volèrent au ras des frondaisons, évitèrent fermes et habitations, se cachèrent d’un vol de dragons et, après un peu d’exploration, arrivèrent enfin à destination.
La ville, grande et blanche, étendait élégamment ses faubourgs comme un cygne ses ailes. Elyn l’observa un moment depuis la colline où ils s’étaient posés, admirant l’épure harmonieuse de ses rues, les aplats marmoréens de ses palais, le vernis sombre et élancé de ses toits. Un feulement et quelques images vinrent la sortir de sa contemplation et elle comprit que Cinaïr souhaitait retourner auprès de son nid maintenant qu’elle était arrivée. Elle serra un long moment le griffon dans ses bras, se blottissant contre son poitrail sombre et chaud, puis elle le lâcha et le regarda prendre son envol. Elle agita son bras avec reconnaissance et émotion jusqu’à ce qu’il disparaisse de sa vue. Alors elle se retourna vers la ville, resserra la lanière de son baluchon, lissa les plis de sa robe et se mit en chemin d’un bon pas.
Elle traversa prés et jardins, dépassa fermes et moulins, arriva en ville pleine d’entrain. Elle était bien loin de chez elle et ouvrait grand les yeux et la bouche, impressionnée par la beauté de la cité. Les rues étaient larges et claires, les bâtiments hauts, les balcons fleuris et les jardins soignés. Les passants foulaient les pavés luisants sans se hâter, arborant sourires satisfaits et brocards satinés. Elyn observait tout cela sans discrétion aucune et sentit en retour les regards se poser sur elle, sur son air émerveillé et sa bouche bée, sur ses cheveux embroussaillés et ses vêtements fanés. Elle ne s’en offusqua point, bien trop occupée à tout voir. Le plus saisissant pour elle restait sans doute l’omniprésence de la magie. Elle était partout, dans cette brise qui emportait les feuilles mortes jusqu’à un tas bien net avant qu’elles ne touchent le sol, dans les jardins où le muguet côtoyait le colchique et où fraises et framboises rougissaient de pair avec pommes et raisins, s’invitant dans les conversations, sur le nom des enseignes et jusque dans le sillage des habitants, prenant la forme de familiers et d’étranges élémentaires.
Elyn se promena ainsi le matin durant, passa des beaux quartiers à de plus humbles et trépidants, entra dans des échoppes emplies d’objets merveilleux et surprenants, n’oublia point de questionner gardes et marchands, apprit d’eux qu’il lui fallait se rendre en Ereveln. Un cordonnier qui proposait des chaussures enchantées d’une multitude de façons différentes - cela allait de la bottine qui empêche le pied de sentir mauvais au soulier qui fait ses lacets tout seul en passant par la sandale qui protège les doigts de pieds et la botte qui ne laisse pas les cailloux rentrer - lui avait hélas expliqué qu’il lui faudrait encore plusieurs mois pour rejoindre Corvehl, la capitale du royaume de l’ouest. Un luthier, tout en lui présentant ses ouvrages - vièles lacrymogènes et gigues sémillantes, flûtes pour endormir les bêtes féroces et frestels pour se faire suivre et obéir des rongeurs et oiseaux - réconforta son moral en berne en s’esclaffant qu’il n’y avait bien qu’un cordonnier pour proposer de marcher à pieds jusque là bas et que, pour quelques poignées de fleurons, un mage l’y téléporterait en un rien de temps. Forte de cette information et en suivant les indications fournies par un soldat au sourire juvénile, elle se rendit au seuil d’un large bâtiment à la façade sculptée. La porte s’ouvrit avant qu’elle ne puisse y taper et elle entra.
Le hall était vaste et plongé dans une pénombre teintée de bleu et d’orange. Un petit élémentaire l’invita à le suivre et la guida jusqu’à une jolie pièce qui devait servir de bureau et de bibliothèque. Un couple s’y trouvait et l’homme quitta son livre et son fauteuil pour l’accueillir. Il la salua fort poliment, se présenta et lui demanda pourquoi elle cherchait les services d’un mage. Elle lui expliqua la raison de sa venue et le pria de l’envoyer en Ereveln, il sourit devant son empressement et indiqua son prix. Oh, ce n’était pas grand chose, quelques fleurons à peine, mais la pauvre Elyn ne possédait nulle monnaie. Il lui restait un cadeau cependant, le bracelet d’écume qu’Esil lui avait remis. Elle le retira de son poignet et, l’épouse du mage le trouvant fort à son goût, l’affaire fut conclue. Elle était bien un peu attristée de se séparer ainsi du dernier souvenir du dieu du vent qu’elle possédait mais, en s’avançant au travers du portail et à l’idée de le retrouver bientôt, son coeur ne pouvait que battre l'enivrante chamade du bonheur.
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