Ta toi du futur
J'ai souvent imaginé ce moment. Tu serais là, à la fois inquiète et curieuse, prête à écouter tout ce que je pourrais te dire. Dans certaines versions, tu te mettais à pleurer, d'autres tu me hurlais dessus, d'autres encore tu n'attendais même pas que je parle pour fuir. Je n'ai jamais vraiment su quelle serait ta réaction, pour cause ; je ne me connais pas assez.
Dans la dernière version que j'ai imaginé, tu es en sixième. Tu fixes le mur en face de toi, allongée dans ton lit, en train d'attendre que le sommeil vienne à toi. Du moins, c'est ce que tu essaies de me faire croire. En réalité, je sais que les larmes dévalent tes joues comme des cascades brûlantes. Tu te sens mal dans ta peau, la solitude te comprime les entrailles, et le pire, c'est que personne ne fait rien.
En m'entendant, tu te retournes, les oreilles aux aguets, les yeux grands ouverts comme des soucoupes, terrifiée.
- N'aie pas peur, c'est moi. Ta toi du futur.
Je m'attends à ce que tu te mettes à hurler, à éclater en sanglots ou encore à essayer de te cacher sous les draps. Au lieu de quoi, tu essuies tes larmes et t'assoies doucement. Je ne sais pas quoi te dire, je n'ai jamais été douée pour parler aux enfants.
- Est-ce que ça va s'améliorer ?
Ta voix est aiguë, brisée par le chagrin qui t'accable. Je sens mon coeur se serrer, et tu te remets à pleurer.
Comment te le dire ? Comment t'avouer que le pire est devant toi ? Que tu vas devoir accepter que l'enfant que tu es ne recevra pas l'aide dont elle a tant besoin ? Comment te dire que tu vas souffrir d'anxiété encore dix ans après ? Que tu vas finir en dépression ? Comment avouer à une enfant que, dix ans après, cette année la fera encore souffrir ?
Je jette un coup d'oeil à ta chambre, essaie de trouver une formulation correcte. Je reconnais ces murs mauve, que tu détestes secrètement, ces livres qui t'accompagnent en cours de récré, ces DVD qui te font encore rire, et la tristesse me fait trembler.
Eh merde. C'est moi qui pleure, à présent. En m'entendant renifler, tu redresses la tête, surprise.
- Tu veux vraiment que je te dise ? Personne ne viendra te voir. Tout le monde voyait que tu allais mal, et personne ne s'est bougé le cul pour venir te parler. Ni tes camarades, ni les profs, ni l'infirmière du collège, ni ta propre famille. Et que dire de la suite ? Les relations te fragiliront, te feront pleurer encore. Tu deviendras méfiante, frôlant la paranoïa. Tu auras si peu confiance en toi que tu mettras des heures à réviser un cours que tu connaîtras. Tu te sentiras toujours seule, avec l'impression de ne jamais pouvoir être toi. L'anxiété empirera, tu auras des coups de déprime que personne ne comprendra. J'ai envie de te dire que la vie mérite d'être vécue, mais j'en sais rien, putain. Alors je t'ai abandonné, je t'ai enfermé en moi parce que j'avais honte, parce que des personnes proches se moqueront de toi, de tes bizarreries, de tes pensées, de tes idées. Je t'ai abandonné, alors que tu avais besoin de moi. Je suis tellement désolée... Je suis un putain de monstre.
Ça y est, je pleure. J'ai honte. Je me cache. Et, surtout, je sens tes yeux sur moi. Tu me juges sans doute, tu te dis que je suis faible, stupide, que je suis un monstre, que...
- Merci.
Entre mes doigts, je te dévisage, ne comprenant pas.
- Tu as été honnête. En réalité, tu as été la seule à l'être... Et... J-Je... Je suis contente de voir ce que tu es devenue. T-tu souffres, m-mais... T-tu te bats. E-et je sais à quoi m'attendre maintenant.
C'en est trop. J'éclate en sanglots, je m'étrangle avec, je n'arrive pas à me calmer. Je sens deux petits bras hésitants me serrer contre un petit corps. Tu m'as prise dans les bras, comme je suis censée le faire avec toi.
- Je suis désolée...
- Je suis fière de toi. Fière d'être une petite version de toi.
Un silence. Puis, doucement, je te serre à mon tour, fort. Ce câlin, tu en as besoin. Ce câlin, personne ne te l'a offert. Ce câlin, c'est à moi de te le faire, parce que personne ne l'a fait avant.
- Je suis là. Je ne t'abandonnerai plus. Je t'aiderai, du mieux que je peux. Parce que tu le mérites.
Nous pleurons toutes les deux, mais qu'est-ce que ça fait du bien. Parce que nous avions besoin toutes les deux.
Après tout, nous sommes une seule et même personne.
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