Derniers mots
Au fond de mon trou, j'attendais la main qui devait venir me prendre et m'emmener sur le front. Les tremblements saccadés de mes compagnons d'infortune parvenaient jusqu'à moi, au point de me faire frémir légèrement. On était tous terrorisés à l'idée d'affronter encore cette boucherie incensée. C et I, plaqués l'un contre l'autre, regardaient nerveusement A et O se faire des adieux déchirants. Ici, on s'était tous promis une assistance mutuelle. Mais une fois dehors, ça serait chacun pour soi.
Une trouée de lumière fit le jour sur notre bataillon, tenu en haleine par ce présage divin annonçant notre fin tragique. On se figea d'une seule âme dans un silence assourdissant. A et H nous quittèrent les premiers, enlevés par une ombre à cinq doigts, bien connue. On savait qu'une fois les premiers partis, les autres suivraient jusqu'à ce qu'ils n'en reste plus un. Ils furent en effet bientôt suivis de M, E, R,D et E.
-Putain, j'ai jamais voulut être là! J'veux pas creveeeeer!
Les derniers mots de D me glacèrent le sang. Depuis le temps que je marinais dans ce cloaque miteux, je n'avais qu'une envie: en finir avec tout ça et être enfin libéré de ce jeu macabre. Mes prières furent vite exaucées. Mes voisins me regardant avec effroi fut la dernière image que je reçu avant de réaliser que j'étais pris, moi aussi.
Un nouvel acte sanglant s'ouvrit sur une scène surréaliste: mes camarades se livraient une guerre sans fin sur le plateau, maculé de tâches rouge vif. D'autres couleurs venaient compléter ce camaïeu chatoyant; du bleu clair, du bleu sombre, du rose. Le tout formait une mosaïque recueillant les vaillants tombés au combat, blancs comme des linges. Ils étaient alignés à la chaîne : P, L, O, U, C, S,...Tous des amis.
A peine eus-je le temps de m'émouvoir que je me retrouvais en première ligne. Six autres étaient là. Ils étaient tournés vers moi comme autant de miséreux espérant le Messi que je n'étais pas. Ils devaient penser que je serai envoyé avant eux, leur laissant quelques minutes de repit. Ils ne faisaient que retarder l'inévitable.
-Hé X, belle journée pour y passer pas vrai?
Lui, c'était B. Un sacré dur à cuire. Rien ne semblait le faire sortir de sa gouaille habituelle. Il parlait avec ce ton hableur, même à l'aube de la mort. Je ne répondis pas. Lui non plus. Mon attention se fixa sur le plateau où l'hécatombe se poursuivait. On extirpa J, U, N, K, et Y de leur retranchement, un gros coup! M, I, N, O, U n'avaient aucune chance de leur faire face et se firent pulvériser, volant carrément hors du plateau. Tant de violence pour un peu de prestige. C'en était ridicule. Pis encore; nous étions les instruments de cette bataille d'egos, de mesure des cerveaux au nombre de victimes.
Derrière notre rail de verdure, on restait impuissants, tout juste bon à observer sans pouvoir bouger ne serait-ce que d'un milimètre, au risque de se retrouver à plat à la moindre secousse. On bouscula notre formation et je quittai B pour transiter à l'autre bout de la ligne. J'avais succintement vu passer les deux U, O, S et E. Ceux qui nous dirigeaient commençaient à s'échauffer en nous balladant de droite à gauche. Ça sentait la fin. On nous saisit un à un pour nous entraîner au centre de l'enfer. Au loin, j'apperçu B qui n'était plus qu'une loque sanglotante.
-Foutue guerre! pensais-je.
On était couchés au sol. B, O, U, S, E, U, X, nous, pauvres soldats au service des hommes qui nous regardent de haut.
Ils s'écrièrent de concert en un cri de guerre barbare:
-SCRABBLE!
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