Les persiennes espagnoles (nouvelle courte)

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1er juillet : Derrière les persiennes, un mouvement. Puis, plus rien.

2 juillet : L’ai-je vraiment vu hier ? Je ne m’en souviens plus, j’en viens à douter tant il semble ne pas donner de signes de vie. Il fait si chaud ici, ma tête me fait mal. Je tiens ce journal pour me faire de la compagnie, mais il ne se passe rien. J’attends. J’espère le voir.

3 juillet : L’attente est insupportable. Je m’attends à le voir d’une seconde à l’autre, mais il ne vient jamais. Il joue avec moi. Je le sais. C’est un salaud, il a toujours été comme ça. Mais je suis plus fort. J’ai déjà combattu, j’ai déjà failli mourir une fois, je sais ce que ça fait. Lui, il ne sait pas. Je lui apprendrai.

4 juillet : Je doute encore de sa présence. Je n’ose aller voir si les mouvements derrière les persiennes sont de son fait, ou causés par une ombre. Je commence à me sentir fiévreux. Mais je ne peux voir personne, pas tant qu’il sera là, devant moi. Tout cela finira vite.

5 juillet : Aujourd’hui je suis sûr de l’avoir vu ! Oui, il était là, derrière les persiennes. C’était une ombre à l’apparence bien trop humaine pour qu’il s’agisse d’une coïncidence. Je me sens reprendre des forces, cette bonne nouvelle se répand dans mon corps et l’assainit.

6 juillet : Ma fièvre a empiré. J’ai du mal à écrire. Je dois manquer de sommeil.

10 juillet : Ma tête va mieux. Je commence à m’habituer à la peur. Au début, elle me pénétrait les entrailles et martelait mon cerveau. Je pense que c’est pour cela que je suis tombé malade. Mais aujourd’hui c’est comme si mon corps avait toujours vécu avec cette sensation au creux du ventre. Je ne dors presque plus, je ne mange presque plus. Je me nourris d’eau. Parfois je rêve que je m’asperge d’une eau froide comme la glace, ou que je suce un glaçon. Mais je n’ai ici que de l’eau tiède, ou chaude si j’ai le malheur de la laisser au soleil. Enfant, ma mère me racontait que l’on ressent plus intensément la soif après avoir bu de l’eau froide que de l’eau chaude, et que c’est pour cela que les nomades du désert boivent du thé. Je ne sais pas si c’est vrai, mais je donnerais ma main pour de l’eau glacée.

Peut-être est-ce parce que je ne veux pas donner ma vie que je m’empêche de courir vers lui pour l’abattre. Il doit sans doute penser la même chose.

12 juillet : Je ne fais plus de rêves. Je m’en suis aperçu ce matin, alors que je me réveillais en sursaut et que je reprenais lentement mes esprits. D’ordinaire, il me revenait toujours quelques images de ma femme ou de la guerre, quelque chose de suffisamment puissant et fort pour me tirer de ma léthargie coutumière. Mais aujourd’hui, rien. Rien que le vide et le néant d’un esprit clair, limpide comme ces lacs nichés au sein des Pyrénées. J’allais y pécher avec mon père lorsque j’étais enfant.

Alors que je sens les souvenirs de ma vie d’adulte s’éroder lentement, ceux de ma jeunesse se font plus fort, plus brillants. Ils sont semblables à ces feux de cheminés qui vous réchauffent les os à la fin d’une dure journée d’hiver. Je me sens si las…

15 juillet : Combien de temps ce jeu va-t-il encore durer ? Pourquoi ne peut-il pas mourir ? Qu’il me laisse en paix. Qu’on me laisse en paix. Que tout le monde me laisse en paix. Hier encore, je ne voulais pas mourir. Je ne sais plus aujourd’hui.

16 juillet : J’ai tiré. Quand son ombre est passée derrière les persiennes, je me suis dit « à quoi bon ? » et j’ai tiré. La seconde suivante, j’ai réalisé ce que je venais de faire, et je suis parti me cacher. Ma balle a fait un trou dans les persiennes, mais je ne sais pas si je l’ai touché. Je me souviens de mon fusil brûlant et de mes mains moites. Je me souviens que des perles de sueur obstruaient ma vision et que mes jambes tremblaient. Puis je me souviens qu’on me déchirait la joue, de sentir mon sang couler de mon oreille à mon menton. Je n’ai pas dû entendre le coup de feu. Dans la panique, j’ai tiré un second coup, puis un troisième, jusqu’à vider mon fusil. Je ne sais pas si j’ai touché quoique ce soit. Le soir se couchait lorsque j’ai quitté ma cachette. Je n’ai pas reçu d’autres balles, mais je n’ose pas regarder s’il est encore là.

J’ai honte d’avoir eu si peur. Encore maintenant ma respiration est saccadée, mes poumons me brûlent, mon pantalon est trempé. Je n’ai pas su dompter mon corps, et ma joue qui saigne me le rappelle à chaque instant. J’ai honte d’être si faible. Alors que lui, lui, Lui ! Je ne peux pas mourir devant lui ! Pas après ce qu’il a fait. Pas après tout ce temps. Cette cicatrice que j’aurai sur ma joue, je la porterai comme une honte tant qu’il ne sera pas mort. Ensuite je la porterais en triomphe !

17 juillet : Toujours pas de signe de vie. Je me demande si je ne l’ai pas tué. D’ordinaire, il venait toujours vers deux heures moins le quart, derrière les persiennes, lorsque le soleil était au plus haut. Je voyais alors passer une ombre que la chaleur distordait. Le spectacle durait quelques secondes, une minute tout au plus, pendant laquelle j’essayais d’entrevoir ses yeux. Jamais je n’ai réussi. Cette silhouette éthérée derrière les persiennes n’a jamais croisé mon regard, et mes yeux n’ont jamais vu son âme. Mais l’ombre revenait, tous les jours, toujours à la même heure. Aujourd’hui il n’est pas venu. Serait-ce parce que les persiennes sont maintenant percées ?

18 juillet : Je ne l’ai pas tué.

Aujourd’hui, alors que je me réveillais de mon court sommeil, je l’ai vu. Tandis que je portais machinalement mon regard vers les persiennes trouées, j’aperçu un visage. C’était le sien. Mon cœur tremblait et je n’ai même pas pensé à chercher mon fusil. Je ne cherchais que ses yeux, je ne cherchais qu’à voir au fond de cet homme avec qui je partageais mon duel.

Et soudain, il m’a regardé. L’échange de nos regards n’a pas duré deux secondes mais ce que j’y ai vu m’a troublé au plus haut point. Ou plutôt, ce que je n’y ai pas vu. A vrai dire, je ne pourrai pas décrire ce que j’y ai vu, car il me semble qu’il n’y avait rien. Je m’attendais à trouver dans le fond des yeux de ce diable de la fureur, de la haine, de la peur peut-être, du dégoût, de la lassitude, de la résignation. Mais je n’ai rien trouvé. Ses yeux semblaient vides, dénués de la chaleur des vivants. Et son visage ! Des joues rapiécées, une mâchoire tombante, un front dégarni et des sourcils épars, j’eus l’impression de ne pas l’avoir vu depuis vingt ans. Tout cela m’a troublé au plus haut point.

19 juillet : Pour la première fois j’ai porté ma main à ma joue aujourd’hui. Elle me brûle de plus en plus.

20 juillet : Voilà que j’ai de nouveau vu son visage aujourd’hui. Il me semblait voir un cadavre vivant. A travers le trou des persiennes, j’ai pu l’apercevoir qui me regardait de ces yeux vides, et son corps de pourriture plongea en mon sein une lame d’effroi que rien ne semble pouvoir retirer. J’ai détourné mes yeux de cette vision horrible et me suis caché le visage, tout en priant pour que l’horreur s’en aille. Lorsque j’ai rouvert les yeux, il n’était plus là.

22 juillet : Cela fait deux jours que je ne dors pas. Chaque fois que mon corps semble sur le point de sombrer dans le sommeil, mon esprit me joue des tours et son visage de mort me revient. Alors j’ouvre les yeux en panique et le cherche autour de moi. J’agrippe mon fusil, menace les buissons et les arbres, je pense même une fois avoir crié quelque chose. Puis je me calme, et me rassois. Mais inlassablement le visage revient, et la nuit me fuit. Les choses se brouillent en moi, les souvenirs et ma fureur, tout cela me parait si loin. La seule trace de mes souvenirs se trouve dans ce journal.

24 juillet : Dans un éclair de lucidité, j’écris cette page. Mes yeux sans cesse se ferment, mais je tremble d’effroi à cette idée. Le visage me hante et je ne sais comment l’arrêter. Ma vision se trouble, et par moment j’ai l’impression qu’Il est là pour me hanter. Mais l’ai-je tué ? Si cela était vrai, quel châtiment divin voudrait-on m’infliger ? C’était pourtant Lui aussi un meurtrier !

Je dois en finir avec tout ça. Je dois m’assurer de sa mort. Je le tuerai une deuxième fois s’Il se trouve entre les deux Mondes. Alors seulement on me donnera la paix que je mérite.

25 juillet : Que le vent l’emporte, le monde entier avec Lui, car jamais je n’eus aussi peur de ma vie. Alors que le sommeil venait encore une fois me manquer, je ne pus m’empêcher de regarder. Alors que mes yeux se tournait vers les persiennes trouées, le visage du mort m’apparut avec clarté : la lune, de ses reflets pâles, avait éclairé l’antre du mal. Je ne pus retenir un cri de frayeur, qui sembla de la lune faire fuir les lueurs. Plongé dans l’obscurité, je ne puis plus qu’attendre, effrayé.

Mais l’instant d’après, voilà la lumière revenue ! Mes yeux s’habituant de nouveau à la vue, je constatai horrifié, que l’horreur s’était rapprochée. La voilà qui avançait, son pas de cadavre sur la terre, et ses bras décharnés fouettant l’air ! Cherchant à m’enfuir de ce cauchemar, je butai bientôt par hasard, et, m’écroulant de tout mon long, sentis la mort sur mes talons. Me retournant alors, et pensant mon heure venue, voilà que le sort récompensa ma vertu : le fusil que dans ma course j’avais laissé se trouvait maintenant à mes côtés. Ne visant point et fermant même les yeux, je tirai en direction du corps affreux. J’entendis un cri perçant l’air chaud, et l’enfer prit fin aussitôt. Le monstre avait fui dans sa demeure, et voilà que j’étais libre de la peur. J’écris néanmoins ces lignes encore tremblant, redoutant que ce que j’ai narré ne se soit passé vraiment.

26 juillet : Voilà six entières journées, que mes yeux ne se sont fermés. Il me faut maintenant, lui aller au devant.

27 juillet :

L’âme d’un mort, dit-on,

Revient hanter la Terre,

Lorsque coule le poison,

Le long du cimetière.

Ainsi j’ai fait couler le sang,

Moi, le meurtrier et amant.

De nouveau revenu,

Sur le lieu fratricide,

S’exposait à ma vue,

Sa figure putride.

Dans ma poitrine battait mon cœur,

Tremblant d’effroi devant l’horreur.

Je me vis avancer,

Et le fantôme surpris,

Fut bientôt repoussé,

Jusqu’à son corps meurtri.

Devant moi gisait sur le sol,

Un homme demandant nécropole.

La mort l’avait bien pris,

Depuis longtemps je crois.

Je posai mon fusil,

Le brisai pour le bois.

Il fut de ma femme l’assassin,

Mon meurtre avait lié nos destins.

De mes mains, je creusai la terre sèche,

Pour engouffrer le corps dans ses brèches,

Puis la tombe achevée d’une croix,

Je m’allongeai une dernière fois.

Mon journal sorti pour écrire,

Je vois la fortune me sourire,

Je vais enfin, pouvoir dormir.

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