Chapitre 1
1
Cinq ans
Le calme. Relatif, puisque mon cœur bat en sourdine. Le silence. Amoindri par ma respiration anxieuse. L’attente... les pas lourds dans les escaliers s’apprêtent à y mettre fin.
Ma porte s’ouvre, mon cœur se recroqueville.
– Zach, si on est en retard, tu sais ce qui arrivera, n'est-ce pas ?
La voix bourrue et grave de Mark n’est pas le plus agréable des réveils. Mais son ton exaspéré et l’aura menaçante qu’il dégage font de lui le plus efficace.
Mes yeux peinent à s'ouvrir ; la honte, les remords, l’angoisse, la peur me supplient de les garder fermés. Mais ce serait désobéir à Mark et… c’est pas franchement une bonne idée.
J'arrive finalement à les entrouvrir, ces fichues paupières. Pour découvrir le papier peint jaune poussin du plafond. Première vision exaltante de cette journée funeste. Mon lit émet un grincement glauque lorsque je me redresse en position assise. Je ne porte qu’un t-shirt blanc et un boxer noir ; je n’aime pas trop les couleurs et il vaut mieux pour moi ne pas attirer l’attention.
Après avoir baillé à m'en décrocher la mâchoire, je tourne la tête vers l'entrée de la chambre. Mark s’y tient debout, aussi droit qu’un I, le port fier. Cet homme me fascine autant qu'il m'effraie. Ses yeux chocolat noir me toisent durement. Ses cheveux bruns sont coupés très courts. Il porte une chemise à motif à carreaux ainsi qu'un pantalon beige. Même dans ces vêtements simples, il a autant de prestance qu'un type en costard. Mark a la quarantaine et une allure qui donne envie de s'écarter de son chemin. Il est grand, mais n'a pas non plus la carrure d'un videur. Disons qu'il s'entretient pour ne pas avoir de brioche – pardonne-moi l'expression.
Sa peau noire n'est pour moi plus une source de railleries. Qui suis-je pour le critiquer là-dessus ?
« Un p'tit con de Blanc de douze ans qui fait pas trente centimètres se permet de parler de la couleur de ma peau ? »
Un sourire dépité étire mes lèvres lorsque je songe à ce que m'a dit Mark la première fois que j'ai eu les testicules – le mot « couilles » a disparu de mon vocabulaire, normalement – de lui faire une remarque sur sa peau chocolat.
Aujourd'hui, je suis toujours un p'tit con de Blanc. À la différence que j'ai maintenant dix-sept ans et que je fais un bon mètre quatre-vingts cinq.
Je me frotte les yeux en basculant mes longues jambes par-dessus la couette. De fines cicatrices pâles zèbrent mon mollet droit. J’ai l’audace de bailler encore une fois – ma nuit d’insomnie n’aide pas. Puis, sentant le regard glacial de Mark peser sur moi, je lève les yeux.
Et le regrette aussitôt. Mark a les lèvres pincées, comme lorsqu'il s'apprête à me gifler, son regard me fusille, ses narines frémissent.
– Arrête, de la fumée va sortir par tes oreilles, lâché-je d'un air désinvolte, tout aussi de mauvais poil que lui.
Mark ne dit rien. Il se contente de venir vers moi, me prend le menton et m'observe. Je m'attends à une remarque du genre « Ta tête a le même effet qu'une flaque de vomi : elle me donne envie de gerber. » ou « T'es encore plus affreux qu'hier. » ou encore « Sale petit con arrogant, pour qui tu te prends ? ». Mais pas un mot ne passe ses lèvres. Rien que le silence gelé de sa colère muette. Mes muscles se contractent.
D'un geste méthodique et expert – il a pu s'entraîner souvent – il me gifle.
Je ne dis rien. Il n'y a rien à dire.
– Je n'ai pas besoin de te rappeler quel jour nous sommes.
Non, en effet. J’y pense tous les matins depuis deux mois.
– Je te prierais de te dépêcher. Nous avons rendez-vous avec les Daniels à neuf heures et demie.
Super. Eux non plus ne me considèrent pas vraiment comme un être humain.
Comme je ne réponds rien, la tête baissée au point que mon menton touche presque ma poitrine, Mark grogne en se dirigeant vers la fenêtre pour ouvrir les volets.
– Tu as perdu ta langue, Zachary ?
Une fois les volets ouverts, il me fixe intensément.
Bordel, sa voix résonne en moi comme un coup de massue.
– Zachary ?
Mais qu’est-ce qu’il me veut ? Il sait très bien que je déteste mon prén…
Zach ! Reprends-toi. Il te teste.
– Non, Mark. (Il hausse un sourcil.) Non, Mark, je n'ai pas perdu ma langue.
– Bien.
Il s'éloigne dans le couloir et je déglutis péniblement. Longue journée en perspective.
Je ne sens même plus la chaleur de sa claque sur ma joue. Mais je sens le chaume. Va falloir que je me rase, Mark ne me le pardonnera pas si je vais au rendez-vous comme ça.
Une fois debout, je m'apprête à prendre des vêtements dans la commode lorsque Mark déboule dans la chambre et jette des habits sur le lit.
– Mets-ça, lance-t-il d’un ton impérieux.
Silencieux, je me retourne. Une chemise blanche à manches longues, un pantalon de coton noir, une veste de costume de la même couleur. Je n'ai jamais eu des habits aussi beaux et en aussi bon état.
J'écarquille les yeux puis me rue dans le couloir.
– Mark ! crié-je d'une voix stupéfaite.
– Qu'est-ce qu'il y a ?
– Ces-ces vêtements, ils...
Bon sang, je déteste bafouiller.
– Je ne peux pas.
– Pourquoi ?
– Tu sais pourquoi, je réponds d'un ton faible.
J'ai honte. J'ai envie de me terrer. De disparaître.
– T'ai-je demandé ton avis ? réplique-il d'une voix rauque en posant sur moi un regard irrité.
– Non, Mark. Je n'ai pas d'avis à émettre, grommelé-je dans ma barbe.
– Bien, Zach, alors tu sais quoi faire.
– Mais Mark, je... je ne...
Mes jambes flageolent. Ma tête tourne, mon bras gauche m'élance.
Ils reviennent.
Les souvenirs.
– Zach.
Je suis par terre contre le mur. Mark est penché vers moi et claque des doigts pour attirer mon attention. Je ne me rappelle pas m’être affalé.
– Zach, debout.
Non, j'ai pas envie. Même après cinq ans, je ne peux pas assumer. Je peux pas…
– Mets ces foutus vêtements et accompagne-moi, râle Mark en me saisissant par le bras pour me redresser. Et arrête de geindre comme un gosse.
Mark.... je t'en supplie. J'aimerais tellement retourner dans mon lit. M'enfouir sous la couette. Oublier ce que j'ai fait. Je ne veux pas y aller... Je ne veux pas leur faire face. Pas à elles.
Mais il ne me laissera pas faire. Il me dit quoi faire depuis des années maintenant. Il s'occupe chaque jour de moi pour que je devienne une meilleure personne.
Il... Mark.
Mark, dont j'ai brisé la vie il y a cinq ans.
J'entends les sirènes, les voix affolées, les cris. Je vois le sang, les larmes, l'huile du moteur.
Mark.
Pardonne-moi.
Pardonne-moi d'avoir tué ta femme et tes filles il y a cinq ans.
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