Chapitre 6.5
6.5
Déception totale
Lorsque je comprends que c'est le mari de la femme que j'ai renversée et le père des filles que j'ai tuées, mon estomac se soulève douloureusement. Même si je suis encore sur mon lit d'hôpital, j'ai l'impression de tomber dans un gouffre sans fin.
Il est donc l’homme dont j'ai brisé la vie.
J'entends quelque chose dans le lointain. Un BIP, BIP, BIP rapide. Sofia s'approche, sourcils froncés, et observe le moniteur qui se trouve à côté de moi. Il indique mon rythme cardiaque – ainsi que d'autres choses auxquelles je ne comprends rien.
En baissant les yeux vers moi, elle prend mon poignet d'une main douce.
– Zachary, continue à respirer.
Quoi ? Je relève la tête pour rencontrer son regard soucieux. Alors je sens que quelque chose comprime ma poitrine. J'inspire une grande bouffée d'air. Bon sang, j'avais arrêté de respirer...
– Mark, je crois qu'il est encore un peu tôt pour lui, souffle Sofia en se tournant vers l'homme.
– Je ne resterai pas longtemps, promis, rétorque-t-il d'une voix posée.
– D'accord... mais si quelque chose ne va pas, je... je serais obligée de te faire sortir.
– Pas de problème, je comprends.
Avec un hochement de tête entendu, Sofia s'éloigne et se place dans un coin de la pièce. L'homme s'avance de quelques pas pour me faire comprendre que c'est vers lui que je dois diriger mon attention.
– Je m'appelle Mark Grace, commence-t-il en parlant peu fort.
Pas parce qu'il se retient de pleurer ou quoi que ce soit. Il a l'air simplement d'un calme olympien et ne semble pas vouloir parler trop fort - comme s'il avait peur de réveiller un bébé qui dormait près de nous.
– Alison était ma femme. Lorsque la voiture l'a percutée, elle est morte sur le coup. Elle n’a pas souffert. C'est sûrement le seul élément qui me soulage. (Il vient de débiter ceci sans sourciller, me fixant droit dans les yeux.) Holly, ma fille aînée, a eu la même mort. Coup du lapin. (J'ignore ce que c'est, mais demander est impensable.) Jade, la cadette, est passée sous les roues du véhicule. Sa colonne vertébrale a été brisée. Elle était apparemment encore en vie quelques temps puis... (sa voix tressaute) puis elle est morte elle aussi.
Mark Grace, qui vient de dire cela d'une voix détachée, se laisse finalement aller. Ses épaules s'affaissent. Des larmes gonflent ses yeux. Quant à moi, mon envie d'en finir avec la vie est revenue à toute allure.
J'ai douze ans. Aucune expérience de la vie. Et pourtant, je comprends que l'homme qui se tient devant moi est brisé.
Brisé de l'intérieur en mille morceaux.
– Tu n'imagines même pas à quel point je suis déçu et enragé, reprend Mark d'une voix tremblante de chagrin.
Il pose ses yeux humides sur moi, me faisant frissonner de la tête aux pieds.
– Lorsque Phil m'a appelé pour me demander de venir à l'hôpital, je ne savais pas encore pour ma famille. Il a laissé la suite aux urgentistes qui sont intervenus sur le terrain. Les corps ont vite été identifiés. Tu imagines ? « Mr Grace, j'ai une terrible nouvelle à vous annoncer... Votre famille a eu un accident de voiture. » Un accident de voiture ? Le seul minuscule soulagement a été de savoir qu'elles n'avaient pas été assassinées. Quoique, quelqu'un les a quand même tuées. Et ce quelqu'un... (sa voix devient glaciale, froide et dure comme la banquise) c'est toi.
Un gémissement incontrôlé s'échappe de mes lèvres. Ma poitrine se soulève à un rythme anormal et je serre nerveusement les draps entre mes doigts crispés de peur.
– Tu sais, quand on m'a dit que le conducteur était en état d'ivresse et qu'il avait de la drogue dans le corps, je m'attendais à voir un adulte, une sorte de junkie... je sais pas moi... UN FOUTU ADULTE !
Il a hurlé la dernière partie de la phrase. Je détourne les yeux et fixe le bout de mes pieds qui pointe sous la couette. Voilà l’une des raisons pour lesquelles je voulais mourir. La mort m'aurait évité cette confrontation. Devoir faire face au seul survivant de la famille que j'ai... assassinée, c'est... je n'ai pas les mots. La culpabilité fait glisser de l'acide dans ma poitrine, fait fondre du plomb dans mon estomac, fait gonfler un ballon dans ma gorge. J'ai l'impression d'être sur le point d'exploser et de me dissoudre en même temps.
– Mon épouse. Mes petites filles. Tuées par une saloperie de petite racaille dans ton genre. Le monde devrait se débarrasser des gens comme toi avant de le faire avec les femmes et les enfants. Pourquoi ? (sa voix se brise) P-Pourquoi tu me les as prises ? Elles étaient ma joie, mon bonheur, mon soleil, ma vie... Je ne suis plus rien sans elles.
J'aimerais lui dire « Je suis désolé ». Et, de toute ma vie, je n'aurais jamais été aussi sincère en prononçant ces mots. À présent, je comprends quel poids ils ont pour moi. Et à quel point ils n'ont en pas pour la personne qui les reçoit.
J'aimerais le lui dire. Mais je ne peux pas. Parce que ses paroles ont enfoncé un pieu dans mon cœur. Le pieu de mon crime. Le pieu de ma culpabilité.
Ce pieu, que seul cet homme peut enfoncer, bouger... enlever, c'est ma dette.
Ma dette envers lui.
Je lui dois trois vies.
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