Chapitre 9.5
9.5
Immense regret
C’est définitif, je ne peux pas lui donner de réponse. Je ne sais pas si j’ai le droit à une seconde chance. Je ne suis même pas certain d’en avoir envie. Et j’ai peur de mon avenir si je reste avec lui. J’ai peur qu’il me fasse du mal. Les adultes m’ont déjà fait trop de mal.
La confusion et l'attente qui crispaient les traits de Mr Grace quelques secondes plus tôt laissent place à du dégoût et du mépris. Je sens aussitôt mon estomac se contracter douloureusement.
– J'en étais sûr, crache-t-il en se levant brusquement. Si tu n’es pas foutu de me donner une réponse, c’est que tu n’en as pas envie. (Il se plante devant mon lit, les poings serrés.) Je t'ai offert une deuxième chance et tu ne l'as pas saisie. Tant pis pour toi, pauvre garçon. Je pensais pouvoir rattraper les choses avec toi. Pouvoir t’éduquer. Peut-être que j’en attendais trop d’un foutu junkie.
Aucun mot ne me vient à l'esprit pour lui répondre. J'ai de plus en plus l'impression d’être passé à côté de quelque chose d’essentiel. J'ai de plus en plus la certitude que je vais le regretter.
– Tu aurais pu expier ton crime, Zachary Gibson, reprend Mark Grace plus calmement. Je t'aurais offert l'opportunité de le faire. À présent, tout ce que je peux te dire, c'est d'aller te faire malmener par tes aînés en prison.
Sans un mot de plus, il se tourne et sort de la pièce.
J'ai envie de pleurer.
Il ne s'est passé qu'une minute quand je cherche du regard le fauteuil roulant dans lequel je me déplace depuis quelques temps. Il est dans un coin de la chambre.
Fébrilement, je débranche fils et perfusions, soulève ma couette et laisse tomber mes jambes dans le vide. Ma gorge est contractée. Ça fait un mois que je n'ai pas véritablement posé pied à terre. Mon mollet droit est toujours plâtré – ainsi que mon bras gauche.
Après une grande inspiration, je me laisse tomber au sol. La souffrance que je ressens m'arrache un hurlement. Fichue jambe ! Sales os brisés !
Haletant, la sueur recouvrant petit à petit mon front tandis que la douleur explose dans la partie droite de mon corps à chaque pas, je me dirige vers le fauteuil.
L'éternité s'est passée lorsqu'enfin je pose une main tremblante sur l’un des accoudoirs du fauteuil roulant. Je me laisse tomber dessus, reprends mon souffle pendant quelques secondes puis, à grands coups du bras droit – le valide – je m'engage vers la porte de la chambre.
L'ouvrir se révèle être un vrai calvaire. Je dois la tirer tout en reculant, or je n'ai qu'une main disponible. Je me résous à utiliser la gauche. Les conséquences se font aussitôt ressentir. Les larmes piquent mes yeux et la douleur coupe presque court à mes intentions. Presque. Mes côtes cassées pas encore tout à fait remises rendent ma respiration difficile. Mais pas question d'abandonner. Pas maintenant !
Le couloir de l'hôpital est presque vide quand je m'y engage. C'est l’une des rares fois où je sors. Le choc me laisse coi pendant une fraction de secondes avant que mon objectif ne me revienne en tête. D'un mouvement du bras, je me place dans le sens du couloir.
– MR GRACE ! hurlé-je de toutes mes forces.
J'ai l'impression qu'on arrache mes poumons. On découpe mon bras gauche couche de peau par couche de peau. Un marteau brise les os de ma jambe droite un par un.
Mais je dois continuer. Coûte que coûte.
– MR GRACE ! MR GRACE ! MR GRACE ! Mr Grace ! Mr Gra…
La roue droite du fauteuil se prend dans l’une des machines que les infirmiers mettent dans le couloir et qu'ils transportent de chambre en chambre pour prendre la tension des patients ou autre. Je perds l'équilibre et me retrouve au sol, à moitié écrasé.
– Qu'est-ce qui se passe ici ? lance une infirmière en sortant d'une chambre. Oh mon Dieu ! Mais comment tu…
– Mr Grace ! la coupé-je en hurlant.
Mes efforts finissent par payer, car je vois Mark Grace apparaître à l'angle du couloir, les sourcils froncés. En m’apercevant, en larmes et écrasé par mon propre fauteuil, il s'approche.
– Zachary ? On peut savoir ce que tu fabriques ?
– Mr Grace...
J'explose en sanglots. À cause de mes larmes, je n'arrive pas à déchiffrer l'expression de son visage. Il n'empêche que je l'entends jurer puis venir vers moi.
– Vous le connaissez ? demande l'infirmière en soulevant le fauteuil.
– C'est compliqué, grommelle-t-il en s'accroupissant devant moi. Alors ? je t'écoute.
Je baragouine quelque chose d'incompréhensible.
– Répète, je n’ai rien entendu.
– Je... suis, je parviens à articuler, je... suis... dé'slé.
– Tant mieux. Je suis ravi de l'apprendre.
Il se relève. Mon cœur saute dans ma poitrine. Non ! Non, pitié ! Pas après tout ça !
– Ne partez pas ! explosé-je.
Ma gorge m'élance tant j'ai crié ces dernières minutes.
Je m'apprête à reprendre, mais l'infirmière me devance :
– Mais il saigne !
Ah ? Un coup d’œil par-dessus mon épaule m'apprend que mon plâtre est taché de rouge. On pourrait presque croire à l’un de ces dessins que se font les amis quand ils ont un plâtre. Mais je n'ai pas – ou plus – d'amis. Ce n'est pas un dessin, mais mon propre sang.
– Mr Grace ! je reprends sans laisser le temps à la dame de s'inquiéter. Je... je suis désolé. Pour tout ! Pour votre famille, pour vous, pour... pour le choix que je n’ai pas réussi à faire.
– Ton choix est fait, pourtant. En restant muet, tu as refusé ma proposition. C'est trop tard pour regretter, mon garçon, répond doucement Mark Grace, mais sans une once de pitié.
– Je vous en prie, supplié-je en me redressant sur les genoux.
Quelque chose craque. Mais je ne ressens plus rien. Sauf la reconnaissance que j'ai envers l'homme qui se tient devant moi. À son tour, il se remet debout, le visage fermé.
– J’avais peur. Je m'en veux. Oh ! je regrette tellement ! S'il vous plaît...
Je le vois frémir.
– Tu crois m’apitoyer, pourriture, avec tes larmes et tes blessures ?
– Non, avoué-je aussitôt d’un ton rauque.
– Tu crois que Jade, Holly et Alison accepteraient que leur meurtrier vienne vivre dans leur maison, s'assied là où elles mangeaient, dorme dans leur lit, utilise leur salle de bains ?
– Non.
– Tu crois que mon offre de vie a été facile à prendre pour moi ?
– Non...
– Tu crois que j'ai envie d'adopter un sale merdeux comme toi ?
– N-Non... bredouillé-je, terrifié par l’aura puissante qui se dégage de lui.
– Tu crois que je suis sensible à l'abandon dont tu as été victime ? À la maltraitance que t'ont affligée tes différentes familles d'accueil ? À la perte de ton meilleur ami ?
– Non...
– Eh bien, tu te trompes.
Je cligne de yeux. Je relève ces derniers vers Mark Grace. Il me toise de toute sa hauteur, implacable. Il me fait penser à un lion. Un lion majestueux et fier.
Et moi, je suis sa proie. Je suis à sa merci.
Entre ses griffes acérées, il tient ma vie.
Toujours agenouillé, j'ai soudain le besoin impérieux de me courber. Les mains posées à plat devant moi, je baisse la tête jusqu'à ce que mon front touche le sol froid. Je vois mes propres larmes tomber.
– Pardonnez-moi, soufflé-je d'une voix rauque. Pardonnez-moi pour ce que j'ai fait. (J'inspire une précieuse bouffée d'air. Mon courage diminue de seconde en seconde.) J-J'ai besoin de vous. J'aimerais venir vivre avec vous ! Je vous en prie, apprenez-moi à devenir quelqu'un de bien.
– Et pourquoi donc ferais-je ça ?
– Je... paierai ma dette. J'obéirai et ferai tout ce que vous me demanderez. Si vous n'avez pas envie ni besoin de moi, je... je n'insisterais pas. (Je commence à trembler de partout et j’ai de plus en plus mal. Je ne tiendrai plus longtemps.) Mais... si-si votre proposition tient toujours et que vous acceptez de revoir mon choix alors je... j'aimerais rester avec vous.
Un désir douloureux fait brûler une flamme dans le creux de ma poitrine.
– Je veux vivre.
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