Chapitre 16.5
16.5
Le Journal : "Dégoûté"
Vendredi 2 avril.
Mark m'a pris mon journal alors que j'étais sur le point d'écrire sur Karen Vohen. Il me l'a rendu que deux jours plus tard en me disant qu'il était satisfait de voir que j'avais enfin compris ce que je devais faire. Il me prend pour un imbécile !
Pour en revenir à Karen... elle avait la trentaine quand elle m'a adopté à mes onze ans. Elle m'a vite donné une impression de superficialité. Que ce soient ses cheveux blond platine, ses sourires forcés, ses bottes noires et brillantes qui puaient le plastique, son appartement qui croulait sous les vêtements et un mélange de tout et n'importe quoi. Il paraît qu'elle recevait de l'argent de l'orphelinat en échange de son éducation pour moi. Elle m'a adopté l'été avant mon entrée au collège. Je commençais à montrer les signes de la préadolescence et j'étais le plus souvent de mauvaise humeur. Karen m'a vite fait comprendre que, même si j'estimais qu'elle ne m'apportait pas assez, je n'avais pas intérêt à me plaindre et à ouvrir la bouche. Sur le coup, j'ai pas compris. Puis, après, oui.
J'avais beau revenir l'haleine puant l'alcool, les vêtements déchirés, les bras écorchés, une odeur de tabac froid s'accrochant à moi comme du lierre, elle se contentait de me sourire, avec au fond des yeux une lueur d'amusement, et me disait de mettre mes affaires au sale. Pas de reproches, pas de dispute, pas de punitions. J'étais libre. Mais, en échange de cette liberté, je devais supporter la fumée constante à l'intérieur de l'appartement parce qu'elle fumait comme un pompier, je devais faire comme si de rien n'était quand elle rentrait ivre du travail. Ça me paraissait un miracle qu'elle puisse travailler. J'ai vite compris pourquoi son patron la gardait. Karen était secrétaire dans un petit cabinet comptable. Plusieurs soirs, elle avait ramené un homme chez elle. Au début, elle m'ordonnait de rester dans ma chambre et de ne pas y sortir. Puis, un jour où l'envie de faire pipi était trop forte, je suis sorti et je les ai entendus. Karen couchait avec lui. Et ce tous les soirs où il était venu.
Mon envie de faire pipi est partie. Mais une autre envie est venue : celle de vomir. J'étais dégoûté. Cette relation qu'avait Karen avec son patron a fini de briser l'innocent en moi. Je pense que je croyais encore à l'amour, à la tendresse, au respect mutuel. Je savais que cet homme était marié parce que Karen s'était plusieurs fois plainte que la femme de son boss l'agaçait en venant au cabinet. Et cet homme trompait sa femme. Infidèle, menteur, intéressé. Et Karen couchait avec lui pour garder son boulot. Profiteuse, manipulatrice, sangsue.
Je suis reparti en courant en essayant d'ignorer les bruits qui provenaient de la chambre de Karen. J'ai eu beau fermer ma porte, me coller les mains sur les oreilles, j'entendais toujours. Leur cruauté, leur mesquinerie.
J'ai pleuré toute la soirée je crois. Le lendemain matin, j'étais sûr d'une chose : je ne voulais jamais être un adulte. Pas si c'était pour finir comme ça.
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