Chapitre 24
24
Indignation
La violence du coup m'envoie au sol, m'arrachant à la poigne de Nick. Des éclairs éclatent devant mes yeux, une douleur sourde palpite sous mon crâne et le sang emplit ma bouche. Un filet de conscience me maintient éveillé, étalé aux pieds d'Elliot et Nick. Je sens un liquide tiède couler de mon nez et de ma bouche.
– Merde, chuchote Elliot d'une voix qui me parvient étouffée. C'était peut-être trop...
– Trop tard pour regretter, siffle méchamment Nick. Allez, on s'arrache !
Comme en transe, je les vois, à travers un voile flou, s'éloigner d'un pas rapide. Bientôt, ils ne sont plus là et je me retrouve seul dans la froideur et l'obscurité des sous-bois. J'ai mal. La douleur me vrille les tempes.
Désorienté, accablé de souffrance, je me replie sur moi-même et ferme les yeux.
J'aimerais que Mark soit là pour m'aider.
La noirceur de l'inconscience me happe alors que je me demande ce que je vais pouvoir lui dire.
Il fait nuit quand je rouvre les yeux. Ma gorge se sert ; quelle heure est-il ? En ce mois de février, le soleil se couche tôt. Mais est-il dix-huit heures ou vingt heures - quand Mark rentre du travail ?
Mon inquiétude est vite remplacée par la douleur assourdissante qui palpite sous mon crâne. Toute la partie gauche de mon visage est enflée et un désagréable goût de sang emplit ma bouche. De plus, mon œil gauche refuse de s'ouvrir. Fais chier.
Après être resté prostré par terre encore quelques minutes, j'inspire un bon coût et me roule sur le dos. Le coup de batte que j'ai pris dans le flanc droit m'arrache un grognement de douleur quand je me redresse en position assise. Le monde se met à tourner, un flot de bile remonte dans ma gorge et je me plie en deux, les mains posées devant moi pour me retenir de tomber.
Lentement, je relève la tête et observe mon environnement. Nick ne m'a pas emmené si loin que ça de l'école car un point lumineux perce à travers les arbres. Sûrement l’un des lampadaires qui éclairent l'enceinte du lycée. À quelques mètres de là, à moitié caché par un buisson, mon sac de cours est étalé par terre.
Déterminé, je rassemble tout mon courage – et surtout toutes mes forces – pour me lever. La tâche est laborieuse à cause de ma vision vacillante et de mes genoux tremblants. Ma respiration est courte, j'ai du mal à respirer. Peut-être que du sang a bloqué mes voies respiratoires...
Après avoir récupéré mon sac, je marche d'un pas incertain jusqu'à l'arrêt de bus du lycée. Mon portable m'indique qu'il est presque dix-neuf heures trente. Alors que j'arrive à l'arrêt, un vent froid se lève. J'enfouis le menton dans le col de ma veste. La brise me fait frissonner et tout ce dont je rêve, à cet instant, c'est de me caler dans le canapé du salon, devant la cheminée, une tasse de chocolat chaud entre les mains.
Le dernier bus scolaire passe à dix-neuf heures trente - pour ramasser ceux qui ont été punis ou qui font des activités après les cours. On est cinq à l'arrêt et les autres lycéens sont emmitouflés dans leur écharpe ou le nez sur le téléphone ; bref on ne s'intéresse pas à moi et ça m'arrange.
Je me sens au bord de l'évanouissement quand le bus me dépose à mon arrêt. J'ai fait en sorte d'éviter le regard des autres et, en cette fin de journée, tout le monde est fatigué et n’a pas la curiosité de s’intéresser à un ado à l’aura sombre.
Mes jambes me ramènent tant bien que mal jusqu'à la maison. Le petit portail émet un grincement familier quand je l'ouvre. Les buissons taillés à gauche du petit chemin de pierre sont recouverts de givre. J'éprouve un doux sentiment de soulagement et de réconfort quand je me dirige vers l'entrée. C'est chez moi. Ma maison. Mon foyer. Le tout premier.
Mark ne doit pas encore être rentré. J'aurais peut-être le temps de cacher les dégâts de mon visage. Je glisse la clef dans la serrure et ouvre la porte à la volée, impatient de retrouver la chaleur du salon. Ce que je vois me fige sur le seuil. La cheminée flambe, le manteau brun de Mark est accroché au porte-manteau, tout le rez-de-chaussée est allumé et des bruits se dégagent de la cuisine.
Une boule d'angoisse obstrue ma gorge. Oh merde. Mark est rentré plus tôt que prévu.
Oppressé, je ferme la porte le plus discrètement possible. Je ne veux pas expliquer à Mark ce qui s'est passé. Je veux m'occuper moi-même de mes problèmes.
– Zachary ?
Je sursaute violemment. Ce n'est pas la voix de Mark. C'est celle d'une femme. Mortifié, je me tourne et fixe Sofia, qui vient de sortir du bureau de Mark, un livre à la main. Ses cheveux d'un roux sombre sont défaits et cascadent sur ses épaules. Elle me dévisage un instant puis s'approche de moi d'un pas rapide.
– Pourquoi tu rentres à cette heure-là ? Mark m'a dit que tu étais toujours à la maison avant lui.
Mon cœur se met à battre en sourdine. Je recule, mais me retrouve bloqué par la porte. Qu'est-ce qui se passe ? Qu'est-ce que Sofia fabrique ici ? Mark l'a invitée ?
Elle se fige à quelques mètres de moi, ses yeux verts me perçant d'un regard implacable.
– Qu'est-ce que tu as au visage ?
Je me renfrogne et détourne le regard.
– Rien, je grommelle d'une voix rauque en baissant la fermeture éclair de ma veste.
– Zachary, regarde-moi, ordonne-t-elle d'un ton sec en fermant son livre dans un claquement étouffé.
Préférant l'ignorer, je retire ma veste, l'accroche puis me baisse pour enlever mes baskets.
– Je t'ai parlé, reprend Sofia d'une voix cassante. Zachary, montre-moi ton visage. (Comme je continue à défaire mes lacets, elle ajoute en criant presque:) C'est un ordre !
Aussitôt, l'indignation monte en moi. D'un geste brusque qui me donne le vertige, je crie :
– Tu n'as aucun ordre à me donner. Tu n'es pas ma mère ni rien du tout !
– Qu'est-ce qui se passe ?
Mark vient de débouler de la cuisine, une louche à la main et un tablier autour du cou. Cette vision m'aurait fait pouffer de rire dans une autre situation. Mark ne cuisine plus depuis la mort de sa femme et de ses filles. Et ce tablier avec un chat dessus ne lui ressemble tellement pas !
– Baisse d'un ton, siffle Sofia, ses yeux plissés par la colère.
– Et toi, fiche-moi la paix, je crache méchamment.
Je suis exténué, j'ai froid et j'ai faim. Ce n'est vraiment pas le moment pour m'emmerder. Après avoir retiré ma deuxième chaussure, je la fusille du regard et me dirige vers le salon. Déterminée, Sofia se met en travers de mon chemin. Je la toise froidement de mon mètre quatre-vingt-cinq. Elle fait une tête de moins que moi, mais n'en démord pas.
– J'aimerais passer, marmonné-je d'une voix glaciale.
– J'aimerais t'examiner, rétorque-t-elle sans sourciller.
Je dois reconnaître qu'elle est bornée.
– Zach, tu étais où ? demande Mark en s'approchant de nous.
Il plisse les yeux pour me voir dans l'obscurité puis affiche une expression consternée.
– Tu t'es battu ?
On m'a battu. Bref. Pourquoi faut-il qu'ils me prennent la tête pile poil quand il ne faut pas ?
– Au lycée, je réponds à Mark. J'avais des recherches à faire à la bibliothèque.
– Ces recherches... elles avaient l'air violentes, remarque Mark d'un ton circonspect.
Je me passerais volontiers d'humour en ce moment. J'essaie de dépasser Sofia, mais elle pose une main sur mon torse pour me retenir. Sa paume presse mon flanc droit, m'arrachant une grimace de douleur. Aussitôt, les traits de Sofia se crispent d'inquiétude.
– Les coups de mon fils et d'Anthony te font encore mal ?
Elle fait référence à la confrontation que j'ai eue avec Maximilian et Anthony le jour où nous sommes allés au cimetière. Si j'ai encore un hématome de cette bataille, c'est surtout le récent coup de batte qui me fait souffrir.
– Zach, je suis désolée, je ne voulais pas te brusquer, murmure Sofia en levant une main pour la porter à ma joue.
Je la regarde faire, mortifié. Qu'est-ce qui lui arrive ? Elle n’a pas toujours été dure et exigeante envers moi. Mais là, elle se comporte véritablement comme une...
– Tu n'es pas ma mère ! hurlé-je en reculant précipitamment alors que ses doigts frôlent la peau de ma mâchoire.
Sofia me regarde avec des yeux ronds, pâle comme la lune, ses joues creusées par la honte, la colère et l'inquiétude. Mark fronce les sourcils, ne comprenant pas vraiment la situation.
Mon dos rencontre brutalement la porte d'entrée. La poignée s'enfonce au creux de mes reins, me faisant grimacer. Je serre les poings pour refluer la douleur qui se réveille dans tout mon corps.
– Zach, tu veux bien nous expliquer ce qui ne va pas ? souffle Mark en venant vers moi.
Ce qui ne va pas ? Tout ! Toi qui changes radicalement du jour au lendemain, Sofia qui se prend pour ma mère alors qu'elle m'a toujours traité froidement, ma vraie mère que je ne connais pas, Anthony qui veut ma mort et qui envoie ses potes me casser la gueule pour me donner un avant-goût de l'enfer qui m'attend, la solitude, la peur de l'avenir, la culpabilité, les souvenirs qui hantent mes nuits...
– Putain !
Surpris par mon cri, les deux adultes sursautent. Venue des tréfonds de mon ventre, une rage noire s'empare de moi. J'ai envie de tout casser. D'un mouvement des talons, je me tourne et commence à marteler des poings la porte d'entrée. Je ponctue la pluie de coups qui volent sur le cadran en bois de « fais chier » très éloquents.
Au bout de ce qui me semble une éternité – en tout cas assez pour que mes jointures soient en sang – quelqu'un pose une main sur mon épaule. Je ralentis sans m'arrêter pour autant.
– Zach, ça suffit ! tonne une voix dure à mon oreille.
C'est Mark. Comme je ne fais pas mine de cesser, il pose les mains sur mes avant-bras et m'immobilise par la force. Haletant, je fixe le cadran. Il y a des petites fissures et des traces rougeâtres.
Quelque chose d'humide roule sur ma joue droite.
Mark ne dit rien pendant une longue minute puis il me demande d'un ton apaisant :
– Tu veux aller te coucher ?
Je hoche la tête. Je n'ai plus la force de parler. Comme si j'avais cinq ans, Mark m'accompagne jusqu'à mon lit, s'assure que je me couche puis repart en bas.
Je me réveille à moitié dans la soirée. Une lumière tamisée éclaire légèrement la chambre.
Quelqu'un est assis sur le lit à côté de moi et tient ma main droite. Quelques secondes d'observation m'apprennent que c'est Sofia qui entoure mes jointures abîmées d'un bandage.
J'entends la voix de Mark dire quelque chose à propos d'anesthésiants, de désinfectants et de pansements.
Éreinté, je laisse mon corps à leurs bons soins et ferme les yeux pour reposer mon esprit.
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