Chapitre 25
25
Repos
Le réveil est difficile. Ma tête est lourde ; la partie gauche de mon visage est enflée et chaude ; une douleur de moindre envergure, mais bien présente, s'est logée dans mon flanc droit. Et j'ai une faim de loup. Je pourrais manger un sanglier. Mais des tranches de bacon grillé avec des œufs et un bon café noir me donnent bien plus envie. À cette perspective, mon estomac gronde. Je dois me lever. Pour manger. Juste manger. Reprendre des forces.
Péniblement, je me redresse. Aussitôt, les murs tanguent, les couleurs se brouillent ; je tombe à la renverse dans mon lit, le souffle coupé. Se sentir aussi faible mine mon moral. Depuis que Mark m'a adopté, j'ai appris à me débrouiller seul. Au cours des cinq dernières années, j'ai fait en sorte de ne jamais avoir besoin de personne.
Mais, en cet instant, je ne rechignerais pas contre un petit coup de main. Je soupire dans mon lit, affaibli et affamé. Il n'y a personne pour m'aider.
Je songe à Jade, qui dormait autrefois dans cette chambre. Mon cœur se serre. Le visage poupon et doux de la fillette me revient en mémoire. Ses yeux chocolat rêveurs, son timide sourire, ses mains fines et délicates d'artiste.
– Je suis désolé, Jade, soufflé-je en fixant le plafond. Je dessinerai pour toi, à l'avenir.
Puis je me rappelle les yeux vifs de sa jumelle, Holly. Son air fougueux et ses cheveux bruns ébouriffés par le vent. De nouveau, j'entends Mark me dire d'une voix lointaine la manière dont son aînée courait dans le jardin en riant, croquant la vie à pleine dents. Sa force m'aide à me redresser. Une main contre le mur pour me tenir assis, je murmure à la fillette :
– Je courrai pour toi, Holly. Mes jambes ne sont pas au top, mais je ferai de mon mieux.
Doucement, je tourne le bassin pour me lever du lit. Je remarque alors que je ne porte qu'un boxer. Il y a une protection sur mon genou, comme celles que l'on porte lorsqu'on fait du patin à roulettes, mes mains sont entourées de bandages et tout mon torse est compressé par un strapping.
Je peux avoir du mal à respirer, en effet.
Avec un râle d'agonie, je me lève, titube puis me rattrape à la table de chevet, faisant tomber au passage ma lampe. En entendant l'ampoule se briser, je pousse un juron.
– Allez, vieux, un peu de nerfs ! je grogne pour moi-même avant de prendre une grande inspiration.
Je bloque mon souffle, fais quelques pas laborieux jusqu'à ma commode puis pose les deux mains à plat sur le dessus pour garder l'équilibre. Je relâche doucement ma respiration. Je sors un t-shirt, un pantalon de jogging et enfile difficilement celui-ci. Pour le haut, ça va être plus compliqué.
– Besoin d'aide ? fait la voix de Mark à côté de moi.
Comme je ne l'ai pas entendu, je sursaute et tourne trop rapidement la tête vers lui, ce qui m'arrache un grognement de douleur.
– Comment tu te sens ? s'enquiert-il en s'approchant de moi.
– Ça peut aller, je réponds en marmonnant.
Déterminé, je prends mon t-shirt et lève les bras pour l'enfiler. Puis abandonne en sentant la douleur dans mes côtes se raviver brutalement. Le souffle court, je laisse retomber mes bras.
– Laisse-moi faire, ordonne Mark d'une voix bourrue.
Il prend mon haut, le tient par le col et l'élargit.
– Lève un petit peu les bras.
Je m'exécute, honteux. Personne ne m'a habillé depuis très longtemps. Il fait passer les manches sur mes avant-bras puis remonte le long de mes coudes.
– Baisse la tête.
Avec une grimace d'appréhension, j'obéis. Il fait passer mon crâne par le col puis finit de descendre le t-shirt sur mon torse.
– Euh... merci, bredouillé-je, embarrassé.
– Ça faisait longtemps que je n'avais pas habillé quelqu'un, lâche-t-il avec un demi-sourire avant de redevenir grave. Fais-en sorte que ça n'arrive plus.
– Oui.
D'un pas incertain, je sors de ma chambre et prends la direction des escaliers. Une bonne odeur de bacon fait monter l'eau à ma bouche. Alors que j'atteins la première marche, ma tête tourne et mon genou droit flanche. Arrivé à temps, Mark passe un bras dans mon dos pour me soutenir. Ensemble, dans le silence, nous descendons les escaliers.
J'ai la surprise de trouver Sofia assise en train de lire sur le canapé. Elle relève les yeux, nous observe un moment en silence puis dit d'une voix froide qui me rassure bizarrement :
– Bonjour, Zachary.
Discrètement, je pousse un soupir de soulagement. La Sofia froide me fait moins peur que la Sofia qui se prend pour ma mère. Mark m'amène ensuite à la cuisine, où il me laisse m'installer à ma place, en face de la baie vitrée. Je fixe avec appétit l'assiette d’œufs et de bacon placée au milieu de la table. Le grondement de la machine à café m'arrache de ma rêverie.
– Qu'est-ce que tu attends ? lâche sèchement Mark en me dévisageant. Mange.
Je lui jette un regard étonné, désemparé. D'habitude, c'est moi qui fais le petit-déjeuner pour tous les deux. Je ne suis pas habitué à mettre les pieds sous la table et à me régaler.
Tandis que je le fixe sans savoir ce que je dois faire, il pose une tasse de café fumant devant moi. Puis se cale contre un meuble de cuisine, les bras croisés sur la poitrine, ses yeux sombres rivés sur ma nuque.
– Je ne quitterais pas cette pièce tant que tu n'auras pas fini ton assiette, déclare alors Mark d'un air très sérieux.
Je baisse les yeux, gêné.
Finalement, la faim l'emporte sur le malaise. Ma main se dirige presque toute seule vers la fourchette, embroche une tranche de bacon et la fourre dans ma bouche. Bordel, ce que ça fait du bien ! Alors, je me mets à dévorer mon repas comme un ogre. Ce n'est pas mon genre, pourtant. J'ai eu une période comme ça quand j'avais treize-quatorze ans, alors que je faisais ma poussée de croissance, mais, autrement, je n'ai jamais été un grand mangeur. Et, surtout, je ne m'empiffrais pas à une vitesse pareille.
Alors, quand je me retrouve devant mon assiette vide, l'estomac bien rempli, j'ai un peu honte.
– C'est bien, soupire Mark en récupérant mon assiette. Tu as encore faim ?
– Non, ça va. Euh... merci pour le repas, Mark.
– C'est rien. (Il lave l'assiette en quatrième vitesse puis reprend d'une voix un peu rauque:) En fait, tu nous as vraiment fait peur hier soir, Zach. Tu es revenu défiguré, pâle comme la mort, tremblant de froid et tu as pris un sacré coup de sang... Elle ne l'avouera jamais, mais Sofia n'a pas dormi de la nuit.
De manière presque inaudible, il ajoute :
– Et moi non plus.
Honteux de les avoir mis dans un état pareil, mais aussi préoccupé qu’ils s’inquiètent pour moi, je ne sais quoi répondre. Il y a encore un mois, Mark se serait contenté de me foutre une rouste en me rappelant que ne pas me battre est l’une des règles fondamentales de la Dette et Sofia n'aurait pas pris la peine de me soigner. Pourquoi ce changement ?
Est-ce que j'ai vraiment envie de le savoir ? Ne puis-je pas être heureux comme ça ? Savoir qu'on s'inquiète pour moi ne devrait-il pas me soulager ?
– Pardon, je ne voulais pas vous faire faire un sang d'encre, finis-je par dire d'un ton faible.
Il se tourne vers moi et m'observe avec gravité. J'avale ma salive avec difficulté.
– Arrête de t'excuser, Zach. Tu es sûr que tu ne veux rien d'autre ?
– Sûr et certain, je réponds, néanmoins frustré qu'il ait changé de sujet de conversation.
– D'accord, remonte te coucher alors.
– Je me sens bien, Mark, répliqué-je en grommelant.
Je ne suis pas bien honnête, mais tant pis. Je me sentirais plus à l’aise en étant utile, en faisant quelque chose, plutôt qu’en restant au lit toute la journée.
Silencieux, Mark se plante devant moi, le visage fermé. Puis son expression s’assombrit et il crie avec colère :
– Arrête, bon sang ! (Il frappe la table de son poing, faisant trembler ma tasse.) Arrête de faire comme si tout allait bien, comme si tu étais heureux !
Stupéfait, interdit, mortifié, je le dévisage, bouche béante. Je veux répliquer, mais les mots meurent au bord de mes lèvres. Celles-ci tremblent, mes poings se crispent sous les bandages, ma langue est lourde comme du bois.
– Je... commencé-je d'une voix grinçante. Je... me sens bien. Je vais bien. Je suis heureux.
Je me répète ces mots depuis des années que j'ai fini par y croire.
Face à son expression affaissée, je lui adresse un sourire crispé. Il faut vraiment que Mark se détende. L'université lui donne assez de stress comme cela. Normalement, je suis là pour le soulager, pour lui rendre la vie plus facile. Je dois être l'ombre de sa réussite, le bâton qui encaisse les coups sur lequel il s'appuie, la chaleur dont il a besoin en hiver et la fraîcheur bienvenue lors des saisons chaudes. Je suis la femme qu'il a perdue, les filles qui lui ont échappé. L'ami qui connaît ses faiblesses et sait comment les compenser par ses qualités. Le voisin qui veille à l'intégrité de sa maison, le chien qui surveille son foyer et montre les crocs si besoin.
Je me sens bien.
Je vais bien.
Je suis heureux.
Rembourse la Dette.
Mark lâche un soupir. Il baisse tellement la tête que je ne vois plus son visage. Je m'inquiète ; va-t-il bien ?
– Pardonne-moi, Zachary, souffle-t-il d'une voix hachée.
D'un coup, il se relève, se dirige vers moi et m'agrippe fermement le bras.
– Va te reposer.
– Je vais bien, répliqué-je. Tout va bi…
– Tais-toi ! hurle-t-il en me levant de force de ma chaise. Sofia !
J'entends des pas derrière moi. Il y a une légère pression dans ma nuque puis le monde s'évapore dans un voile noir.
Je me sens pas bien.
J'ai mal.
Je suis triste.
Le mensonge est le premier et le principal de mes crimes.
Mark le sait depuis le début.
Et il n'a jamais rien fait pour y remédier.
Il s'en veut. Je lui en veux.
Mais je lui pardonne.
S'il avait fait quelque chose, s'il était intervenu avant, peut-être que j'aurais cessé de passer mes jours à mentir aux autres. Mais surtout à me mentir. À cacher mes sentiments, à enfouir ma douleur, ma tristesse, ma solitude, ma détresse. À mentir à moi-même.
Mark, je te pardonne. Alors reste auprès de moi, je t'en prie.
Tu es le seul qui puisses me faire sourire.
Le seul en qui j'ai entièrement confiance.
Le premier à m’avoir jamais aimé.
J'ai besoin de toi pour la suite.
Il me souffle à l'oreille de me reposer.
Il a raison.
Je suis tellement fatigué.
Je ferme les yeux.
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