Chapitre 26
26
Souvenirs
Il m'a fallu trois semaines pour guérir complètement.
Mark m'a empêché d'aller en cours pendant toute la première semaine qui a suivi mon agression. Et je lui en suis reconnaissant. Le week-end a été affreux. Après que Sofia m'ait fait perdre connaissance dans la cuisine, Mark m'a ramené dans ma chambre et j'ai dormi jusqu'au lendemain matin. Puis il s'est passé à peu près la même chose que la veille. Mark m'a obligé à engloutir une énorme assiette d’œufs et bacon jusqu'à ce que mon estomac soit plus que rempli.
Plus tard dans la matinée, après avoir pris une douche qui a soulagé un petit peu la douleur dans mon genou et mon flanc, j'ai compris que j'allais devoir passer la journée dans mon lit. Mes jambes étaient capables de me tenir, mais mon torse protestait à chaque pas et ma tête tournait méchamment. Sofia m'a dit que j'avais peut-être une légère commotion cérébrale et que je ferais mieux de me reposer plutôt que de me battre contre ma faiblesse et de ruminer mes idées noires.
Pour les ruminer, je les ruminais. Il faut dire que j'avais le temps.
Allongé comme un infirme dans mon lit, je ne cessais de songer à ce qu'il s'était passé samedi matin. La façon dont Mark s'était inquiété pour moi, son regard implacable accroché à mes yeux pendant que je mangeais, l'expression affaissée de son visage quand je lui ai dit que j'allais bien, la culpabilité dans sa voix quand il a appelé Sofia pour qu'elle me fasse perdre connaissance...
Et la façon dont je lui avais menti toutes ces années.
Tout a commencé à mon entrée au lycée. Cela faisait trois ans que je vivais avec Mark. Je me levais tôt pour préparer le petit-déjeuner, faisais la vaisselle, me préparais pour les cours, travaillais de mon mieux, mangeais seul dans mon coin, passais les temps de pause à fixer mes pointes de chaussures, me faisais parfois battre à la sortie du collège, rentrais seul en bus et à pieds, faisais mes devoirs, préparais le dîner, attendais Mark, mangeais en silence, faisais de nouveau la vaisselle, restais devant la cheminée à rien faire ou dans ma chambre. Allais me laver les dents puis me coucher.
Et les souvenirs venaient hanter mes nuits, me rendant insomniaque et nerveux.
Une psychiatre dont j'ai volontairement oublié le nom m'a déclaré dépressif un mois après que je sois rentré au lycée privé de Lake Town. C'est Sofia qui a vu en première les signes. C'est elle qui m'a emmené voir cette psychiatre – sans en parler à Mark. Je ne voulais pas, mais elle ne m'a pas laissé le choix. Elle m'a menacé de dire à Mark que je me comportais mal avec sa fille si je refusais. Sur le coup, j'ai été mortifié. Lily Rose était la seule personne de mon âge qui me fréquentait et avec qui je m'entendais bien. Je n'avais jamais eu de comportement déplacé envers elle. Sofia et moi le savions tous les deux. Mais sa menace planait dans l'air comme un orage sur le point d'éclater.
J'avais quinze ans. Que pouvais-je faire d'autre ? Je suis donc allé voir cette psychiatre. Au bout de cinq séances, elle a souhaité avoir un entretien privé avec Sofia. Quand l'urgentiste est sortie du cabinet, elle était pâle, ses yeux comme vidés et ses traits affaissés. Elle m'a regardé sans rien dire pendant de longues secondes. Puis elle m'a demandé de l'accompagner. Alors je l'ai suivie.
Le soir même, elle a tout expliqué à Mark. Qu'elle avait senti que je me sentais de moins en moins bien ces derniers mois, que je ne parlais plus, que j'avais l'air vide, que je passais la plupart de mon temps tout seul, que des élèves s'amusaient à me racketter et à me frapper à la sortie des cours, que mes notes baissaient.
Je me suis toujours demandé comment elle avait pu en apprendre tant. Sûrement grâce à sa fille. Lily Rose était la déléguée de ma classe et elle avait donc accès à des informations sur les élèves et aux observations des professeurs.
J'avais été envoyé dans ma chambre et, même si les sons étaient étouffés, je savais que Sofia avait parlé d'une traite. Quand le silence est revenu, j'étais mort de trouille. Comment allait réagir Mark ? Lui qui était si débordé par les cours en ce moment. Lui qui m'accordait si peu de temps. Lui qui ne s'inquiétait jamais pour moi. Qui se fichait de me revoir défiguré tant que je n'avais pas rendu les coups. Qui ne m'adressait pas la parole et me regardait à peine. Qui ne me parlait jamais de ses problèmes et ne voulait rien savoir des miens.
Comment allait réagir cet homme qui vivait avec un garçon sans se préoccuper de lui ?
Alors j'ai entendu des pas lourds et rapides dans les escaliers. Je me suis pétrifié dans mon lit, la poitrine comprimée par l'angoisse. Ma porte s'est ouverte à la volée, est allée claquer contre le mur et s'est presque refermée sous la force de l'impact.
Je gardais les yeux rivés vers le plafond, trop peureux pour affronter Mark. Il s'est approché de moi et m'a demandé d'une voix lasse : « Pourquoi tu ne m'as rien dit ? »
« Dire quoi ? » ai-je répliqué sans changer de position.
« Que tu allais mal. Que tu n'avais aucun ami, que tu te sentais triste et seul. »
« J'ai une amie. Je ne suis pas seul » ai-je répondu en contrôlant le tremblement de ma voix.
Il y a eu un creux dans le lit à côté de moi : il venait de s'asseoir.
« Zachary, regarde-moi » m'a-t-il demandé d'une voix plus douce.
Je me suis tourné vers lui.
« Pourquoi pleures-tu si tu te sens bien ? » il a soufflé en tendant la main vers moi.
D'un geste lent, il a essuyé les larmes sur ma joue droite. Puis a fait de même sur la gauche.
« Tu es occupé par ton travail, j'ai fini par déclarer d'une petite voix. Je sais que ça te donne du stress. Je ne voulais pas en rajouter. »
« Et regarde dans quel état tu as fini, m'a-t-il grondé plus durement. Zach, je sais que tu es un garçon intelligent. Bien plus que je ne le pensais quand je t'ai adopté. Je t'ai toujours mal estimé. J'ai bien senti que tu t'éloignais de moi ces derniers temps. Mais j'ai mis ça sur le compte de l'adolescence. Je ne pensais pas que tu t'éloignais de tout le monde. »
Ne sachant quoi dire, j'ai haussé les épaules.
« Zach, a repris Mark d'un ton déconfit. Tu crois que j'ai bien pris le fait que Sofia m'annonce que l'enfant qui vit sous mon toit est dépressif ? Qu'il n’a pas souri depuis des mois, que son regard est terne et qu'il décroche les cours ? »
« Je fais de mon mieux, ai-je répliqué durement. Pour les cours. Je fais de mon mieux. »
J'étais vexé. Je travaillais comme un acharné depuis que j'avais été transféré au collège privé de Lake Town. Je n'étais pas bon élève avant et je ne voulais pas décevoir Mark. Avoir de bons résultats faisait partie de la Dette.
« Je sais, mon garçon » a murmuré Mark d'une voix défaite.
Alors, à ma grande surprise, il m'a pris par les épaules pour me redresser et m'a serré dans ses bras. C'était la première fois qu'il le faisait depuis qu'il m'avait adopté.
L'effet a été immédiat : j'ai éclaté en sanglots.
« Ça va aller, il a repris d'une voix calme et douce. Tout va s'arranger. »
Gentiment, il a frotté mon dos et j'ai posé la tête sur son épaule large. Depuis combien de temps un adulte ne m'avait pas serré dans ses bras. En fait, quelqu'un l'avait-il déjà fait ?
« Sofia m'a engueulé comme un gamin de cinq ans, tu sais, a-t-il dit une minute ou deux plus tard. Elle m'a dit que j'étais un père irresponsable, stupide et trop dur. »
« Tu n'es pas mon père » ai-je répondu simplement, comme si cela expliquait la façon dont il s'était comporté ces derniers mois. Ce n'était pas une critique, mais une simple constatation.
« Si, Zach, techniquement, c'est ce que je suis. D'un point de vue légal, je suis responsable de toi et tu vis chez moi. Je suis ton père, m'a-t-il expliqué d'un ton posé. Et je dois agir en conséquence. On parle pas beaucoup, toi et moi, hein ? Sofia dit qu'on est les mêmes : obstinés, taciturnes, fiers et désagréables quand on s'inquiète pour eux. On a jamais parlé ensemble de l'adolescence, des changements que subissait ton corps, des relations amoureuses, de sexe. »
Surpris et gêné, je me suis crispé.
« Pourquoi on parlerait de ça ? » ai-je demandé.
« Parce que c'est ce qu'on fait normalement quand nos enfants approchent de l'adolescence. Pour les préparer à ce qui va se passer, a-t-il répondu d'une voix lasse. Holly et Jade étaient encore loin de cette période quand... quand elles sont parties alors aborder ces sujets avec toi ne m'a même pas traversé l'esprit. »
Il a marqué une pause puis a pris une grande inspiration.
« Je suis désolé pour tout ça, Zach. Peut-être que tu irais mieux aujourd'hui si on avait parlé un peu plus. Sofia m'a engueulé parce que t'es maigrichon et que je ne fais pas assez attention à ta santé. Elle n’a pas tort. Je ne t'ai pas vu grandir. Je sais que tu devrais plus manger en cette période et, pourtant, j'ai pas été assez attentif. Tu es tout maigre et pâlot. »
« Je me sens bien » ai-je répliqué en continuant à mentir.
Cependant, Mark m'a ignoré et a repris sur la même lancée :
« Je ne pense pas que tu sois déjà amoureux, mais j'ai jamais pris le temps de te connaître. Je ne te pose jamais de questions sur tes amis ou tes camarades. Il y a une fille que tu aimes bien, Zach ? »
Lily Rose. Elle est gentille avec moi. Elle me sourit et n'a pas peur de m'adresser la parole. Puis... puis elle est plutôt jolie. Ses cheveux brillent au soleil et ses yeux ont la couleur des épines de sapin en été.
« Je ne sais pas si c'est de l'amour » ai-je soufflé au bout d'un moment.
« Tu le saurais, Zach, si c'était de l'amour plutôt que de l'amitié, a déclaré Mark d'un ton songeur. Dès que tu verrais cette personne, ton cœur se mettrait à battre fort, tu aurais peur de rencontrer son regard, tes mains deviendraient moites. »
« Tu avais les mains moites quand tu étais avec Alison ? »
À ces mots, il a éclaté d'un rire sonore. J'ai rougi, ne comprenant pas ce que j'avais dit de drôle.
« Oh, Aly, tu l'entends ? a soufflé Mark en reprenant sa respiration. Il est mignon, hein ? Surtout quand il rougit. J'avais peut-être les mains moites la première fois que j'ai invité Alison à un rencard, mais pas après. »
« Pourquoi ? » ai-je demandé, très curieux.
« Parce que je savais que je l'aimais et je savais qu'elle m'appréciait. Ça me rendait plus confiant. »
« Comment tu pouvais être sûr ? » me suis-je exclamé, stupéfait.
« Parce que je le lui ai dit, a-t-il répliqué fièrement. Et parce qu'elle m'a répondu ‘Je t'aime aussi’ »
« Mais... je ne sais pas si je suis amoureux. Je... j'ai pas vraiment envie de l'embrasser ou je ne sais quoi » ai-je expliqué timidement.
« Tes sentiments s’éclairciront avec le temps, Zachary. »
Soudain, il m'a tenu par les épaules et a plongé ses yeux d'obsidienne dans les miens.
« Ah, aussi quelque chose d'important : tu tombes amoureux de qui tu veux, d'accord ? Tant que ton amour n'est pas malsain et que tu ne forces pas la personne en question à t'aimer, alors... alors c'est d'accord. Et tant que tu respectes les règles de la Dette. »
J'ai hoché la tête. Je savais qu'il venait de dire quelque chose d'important. Il m'autorisait à aimer. Pour moi... c'était une sorte de libération. Cela signifiait que je pouvais enfin m'attacher.
Et la personne à laquelle je voulais le plus m'attacher, ce n'était pas Lily Rose, Sofia ou l’un de mes camarades de classe. C'était lui. Je voulais enfin pouvoir aimer un adulte comme mon parent. Et, jusque-là, il m'avait fait comprendre que ce n'était pas possible. Que je n'étais là que pour rembourser ma dette et rien d'autre.
« Sofia m'a fait comprendre que, si je ne prenais pas plus soin de toi, elle me menacerait d'appeler les services sociaux, a continué Mark avant de lâcher un rire sec. Elle ne rigole pas, celle-ci. Elle s'inquiète vraiment pour toi, Zach. Elle est froide avec toi quand elle est en famille, mais elle a passé son temps à savoir comment tu allais cette année. »
« Mais ce n'est pas ma mère » ai-je dit, perplexe.
Il a légèrement souri.
« Elle le sait. Mais elle s'est attachée à toi, Zach. Elle a été choquée de découvrir le mélange de candeur et de culpabilité qu'il y avait en toi après que tu aies tué ma femme et mes filles. Je pense qu'elle a décidé d'exploiter cette partie de toi pour te changer. Moi, j'ai décidé d'y aller de la manière forte et nous avons tous les deux notre propre technique. Cependant... » Son regard s'est assombri. « La Dette t'a causé énormément de stress et de malheur ces derniers temps, je m'en rends bien compte. Tu vas te reposer un peu. Alléger ton emploi du temps. Essayer de te faire des amis. Et, surtout, je veux que tu arrêtes de mentir. Je sais que c'était rare, mais, quand je te demandais si ça allait, tu répondais ‘Je vais bien’, ‘Je me sens bien’ ou ‘Je suis heureux’. Stop. Maintenant, tu me diras comment tu vas vraiment. »
Les lèvres pincées, j'ai hoché mollement la tête. Il a passé une main dans mes cheveux puis a soufflé :
« Je sais que tu n'es pas le monstre que tes camarades ou toi prétendent être. Tu me l'as prouvé plus d'une fois. »
J'ai senti mon cœur se serrer à ces paroles. Il s'est levé, m'a jeté un regard désolé puis est sorti de ma chambre.
Ce jour-là, Mark m'a fait comprendre que je pouvais aussi être un être humain et rembourser la Dette. À partir de ce jour-là, j'ai commencé à l'aimer comme mon père. Et lui comme son fils, je suppose. J'ai essayé de m'intégrer à la classe, sans grand succès malheureusement. J'ai formé une profonde amitié avec Lily Rose et j'ai été soulagé de comprendre que je n'étais amoureux d'elle. J'ai découvert qu'un autre adulte que Mark veillait sur moi de loin.
Et, en théorie, ce jour-là, j'aurais dû cesser de mentir.
Mais ça n'a pas été le cas. J'ai commencé ma première année de lycée. Ça n’allait pas trop mal. Mes notes sont restées stables, je passais plus de temps avec Lily, parlais plus avec Mark et osais aller le voir quand je n'arrivais pas à un exercice et qu'il pouvait m'aider. Je pensais un peu moins à avant. À l'accident de voiture. À Raylen et aux femmes de la famille Grace.
Puis j'ai fait la connaissance d'Anthony Greenlight. Et tout a basculé.
Il était nouveau en ville. Plutôt joli garçon, rusé, charismatique. Il a séduit Lily Rose, une des filles les plus populaires du lycée. Ils ont commencé à sortir ensemble. Alors on s'est rencontrés. Il a appris ce que j'avais fait à une femme et ses deux fillettes.
À partir de ce moment-là, il a décidé de me pourrir la vie pour me faire payer mes actes.
Je crois que c'est pour ça que je le déteste, mais ne lui en veux pas vraiment. Je le hais, car c'est à cause de lui si ma vie a basculé de nouveau et si j'ai continué à mentir. Mais, en même temps, il voulait juste venger une jeune femme et deux enfants qui avaient perdu la vie injustement.
Alors, quand il a éloigné Lily Rose de moi pour la protéger, quand il a dressé mes camarades contre moi en leur expliquant que j'étais un monstre, quand il a commencé à me battre en sachant que je ne rendais jamais les coups, quand il s'est allié à d’autres gars de mon lycée pour détruire ma vie, je n'ai pas eu la force de l'en empêcher.
Ça n'allait plus. Je revenais souvent avec des bleus. J'étais de nouveau seul.
Quand Mark me demandait comment j'allais – c'était parfois qu'une fois par mois, mais je savais qu'il attendait une réponse honnête de ma part et que je la détaille si j'avais des problèmes – je lui mentais.
J'avais conscience des efforts qu'ils avaient faits, lui et Sofia, pour me rendre un peu plus heureux et pour me remettre sur le bon chemin. Je ne voulais pas les décevoir. Sur le coup, je ne pensais pas que ce que je me répétais pour me donner du courage allait en réalité repousser mes véritables sentiments au fond de mon cœur.
Au fil des mois, j'ai appris à vivre avec le mépris et la peur des autres. Je grandissais, comprenais mieux les choses et cherchais de moins en moins à me satisfaire. Je devais d'abord satisfaire Mark, pour rembourser la Dette, puis mes proches puis moi
En réalité, je me suis menti tout ce temps. Et j'en prends conscience que maintenant.
Quand il est peut-être trop tard pour faire marche arrière.
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