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Amitié

Lily Rose, Dante, Jessica et moi décidons de passer plusieurs heures au cybercafé. On commande des boissons chaudes puis on s’installe à une grande table pour discuter. Les jumeaux nous parlent un peu de leur lycée d’avant, nous posent des questions sur le nôtre, par rapport aux cours, aux profs… Lily Rose gère comme une pro. Elle leur présente le lycée du mieux possible. À l’annonce du club de dessin, les yeux noisette de Jessica se mettent à briller. Elle en profite pour nous parler de l’aquarelle qu’elle a commencée le midi-même. Quant à Dante, il parle avec passion d’économie. Moi, ça me dépasse un peu. Mon truc, c’est l’histoire. Mark dit que je suis un passionné. Depuis toujours – même avant que j’habite avec lui – je prends plaisir à travailler cette matière.

Alors que j’avale ma dernière gorgée de café, Lily, qui est assise à ma gauche, demande :

– Et pourquoi vous changez de lycée maintenant ?

Les jumeaux échangent un regard puis Dante répond dans un souffle :

– Notre mère est esthéticienne et notre père était au chômage. On roulait pas sur l’or. Mais papa a trouvé un boulot dans une banque de Lake Town. Du coup, nos parents peuvent maintenant nous payer le lycée privé.

– Le public est… vraiment pas top ? demandé-je, étonné.

– Pareil que le collège, répond Dante avec une grimace. Zach, tu dois bien imaginer à quoi ça ressemble, non ?

– O-Oui.

– Ben voilà.

Un silence gêné s’installe entre nous. Machinalement, Dante tripote son gobelet vide et Jessica joue avec une de ses mèches de cheveux. Comme le silence s’étire désagréablement, je me décide à reprendre la conversation.

– Dante, tu dis que tu étais au collège public ? (D’un geste raide, il redresse la nuque.) Hum… ne le prends pas mal, mais je me rappelle pas vraiment de toi…

– On n’a jamais vraiment traîné ensemble, c’est pour ça, explique-t-il avec un sourire en coin. Raylen et toi étiez inséparables et vous restiez que tous les deux.

– À vrai dire, c’est plutôt toi qui passais ton temps tout seul, car tu n’avais pas d’amis.

Nous tournons la tête vers Jessica, qui a enfoncé un écouteur dans son oreille gauche. Elle reste imperturbable devant les regards étonnés que nous lui jetons. Avec désinvolture, elle hausse les épaules.

– C’est la vérité, non ?

– Tu as raison, s’esclaffe son frère. Je détestais tous les gars de ma classe.

– Même moi ? demandé-je aussitôt.

Dans la seconde qui suit, je plonge le nez dans mon gobelet vide, embarrassé. L’empressement avec lequel j’ai posé la question prouve l’importance que j’y accorde.

Ce que je peux m’agacer parfois…

– Toi… (Ses yeux plongent dans les miens, ce qui me gêne assez pour que je me détourne.) Je te trouvais différent des autres. Au début, tu étais comme moi : paumé. Tu étais seul, tu ne connaissais personne, tu restais dans ton coin, renfermé dans ta solitude. Je pensais que nous pourrions être amis. Mais je fais partie de ces gars invisibles que personne remarque. Raylen t’a abordé avant que j’en ai l’occasion et, après, c’était fichu.

– Je vois, je réponds dans un murmure. Du coup… tu as fait ta scolarité au collège public ?

– Oui, acquiesce-t-il avant de passer un bras protecteur autour des épaules de sa sœur. Mais Jess suivait aussi les cours là-bas alors on se serrait les coudes quand ça n’allait pas – la plupart du temps au fait.

– Tu y étais aussi ? s’étonne Lily Rose.

– Oui. J’avais deux-trois copines, mais je n’ai jamais trouvé quelqu’un qui aimait les mêmes choses que moi, avait les mêmes délires, tout ça.

– Je comprends. Et changer d’établissement à quelques mois de la fin de l’année scolaire vous dérange pas ?

– Un peu, si, avoue Dante avec un rictus grimaçant. Mais on préfère encore ça à passer un jour de plus dans l’autre lycée. Ça devenait de plus en plus dur.

– Et on habitait dans un quartier un peu craignos, ajoute Jessica d’une voix monocorde. Un gars a déjà essayé de m’embrasser – et peut-être plus encore – mais des camarades de classe sont intervenus pour m’aider. Et Dante s’est déjà fait tabasser plusieurs fois.

– Oh merde, lâche Lily Rose en portant une main à sa bouche.

Je ne peux pas m’empêcher de grimacer. Si seulement elle savait ce que son frère et son copain me font endurer depuis des années. En fait, elle doit le savoir. Mais avoir beaucoup de mal à l’accepter.

On passe encore une heure à parler de l’ancienne vie des jumeaux. En résumé, ils vivaient sur le salaire d’esthéticienne de leur mère et fréquentaient le lycée public de Lake Town qui ne leur convenait que moyennement. Plus j’y songe, plus ces deux-là me semblent un peu spéciaux. Il n’y a pas que le fait que Jessica soit marginale et Dante effacé, mais leur façon de parler, de réfléchir est peu commune. Il faudrait que je passe plus de temps avec eux pour découvrir ce qui me fait penser cela.

Maintenant que leur père a trouvé un travail dans une banque de Lake Town, ils ont pu changer d’établissement pour le nôtre et leurs parents prévoient de louer une maison à Daree. À cette annonce, Lily Rose a poussé une exclamation de joie. Bizarrement, même moi, je souris. La perspective de pouvoir les voir demain, après-demain et encore les autres jours fait naître une douce flamme au creux de ma poitrine. Et cette flamme se ravive un peu plus quand je rencontre le regard de Jessica.

Cela fait des années que je me demande ce que c’est et, si je ne me trompe pas, cette douce chaleur, c’est l’amitié.