Chapitre 53
53
Décision
Comme groggy, je rentre à pieds après avoir quitté le café. Elena n’a plus pipé un mot quand j’ai commencé le long monologue qui a brisé l’estime qu’elle avait de moi. Elle s’est contentée de m’observer de ses yeux sombres, indéchiffrables. Que pense-t-elle de moi, maintenant ?
Que tu es un monstre.
Un meurtrier.
Un tueur d’enfants.
Un sanglot remonte le long de ma gorge. Je m’arrête au bord de la route, le souffle court. Il faut environ une demi-heure à pieds pour rejoindre Daree de Lake Town. Je suis à mi-chemin. Vais-je réussir à rentrer ou la culpabilité, la honte et les remords entraveront mes pas ?
Pourquoi voudrait-elle encore entendre parler de moi ? Qui voudrait m’avoir comme connaissance ? Et, s’il y a un bien un lien familial qui nous unit, que ferait-elle d’un neveu assassin ?
Il me faut une bonne heure pour rentrer tant j’ai traîné les pieds. Je dois avoir une tête de déterré. Je jette à peine un coup d’œil aux maisons alignées, nos voisins, quand je remonte la rue.
La chaleur du salon me réconforte un peu. Mark doit être en train de travailler ; de la lumière s’échappe de son bureau.
Pour me réchauffer, et essayer de calmer le froid qui creuse ma poitrine, je me prépare en vitesse un café, que je vais déguster sur le canapé. Malgré la chaleur de la boisson, je continue à frissonner.
Quand j’ai terminé mon monologue, un peu plus d’une heure plus tôt, Elena Dent m’a regardé, est restée silencieuse un long moment en fixant sa tasse de café, a laissé de l’argent puis s’est levée sans rien dire. Elle est partie sans un mot ni un regard.
Finalement, je ne l’ai jamais informée de ma décision.
Mais quel choix me reste-t-il ? Elle doit déjà avoir fait ses bagages pour s’éloigner le plus vite possible de moi.
Plongé dans mes pensées noires, je ne remarque pas Mark approcher. Il me surprend en se laissant choir sur le fauteuil près du canapé. Sa chemise est froissée et il a de l’encre sur les doigts.
– Alors, ce rendez-vous ?
Je ne réponds pas tout de suite. Que dire ?
– Zach ? Tu dors ou bien ?
Avec un soupir, je secoue la tête.
– Ben quoi ? Ça s’est mal passé ?
– Mark…
Ma voix fait pitié à entendre. On dirait un chien gémissant. Je me fais honte.
– Qu’est-ce qu’il y a ?
– C’est… Je… Mark, je… Elena… elle… sait. Elle sait. Je lui ai dit. Tout. Je lui ai dit ce que j’avais fait. À… à… à ta femme. À tes filles.
Un silence éloquent tombe dans le salon. Je n’ose pas relever les yeux vers Mark. Il doit me prendre pour un attardé. Un imbécile sans jugeote.
– Et comment elle a réagi ?
Je sursaute ; il n’a pas l’air en colère ou dépité. Juste tendu.
– Je sais pas. Enfin, elle ne m’a rien dit. Elle est restée silencieuse quelques minutes puis elle est partie. J’ai été idiot.
– Non, tu as été honnête et prévenant. Tu as bien fait, Zach. Je suis fier de toi.
Stupéfait, j’ouvre la bouche en tournant la tête dans sa direction. Il m’observe, penché en avant, l’air grave. Ses yeux luisent dans l’obscurité.
Il est fier de moi ?
– Il vaut mieux qu’Elena soit au courant pour tes… erreurs de jeunesse.
– Erreurs de jeunesse, répété-je d’un air abasourdi. Erreu…
– Zach, tais-toi, me coupe-t-il sèchement. Je n’oublierai jamais ce que tu as fait, je ne te pardonnerai jamais, mais j’accepte.
Intimidé, je me tais. Mark n’a pas l’air d’humeur à discuter de ça. De toute manière, que dire de plus que ce qui a déjà été dit et répété ?
– Bref, reprend-t-il d’un ton las, j’estime que tu as bien fait. Pas de mauvaises surprises.
– Elle doit me détester.
– Elle te déteste sûrement à l’heure actuelle pour avoir foutu en l’air ses plans, pour avoir faussé ses idées. (Je grimace ; quelle franchise !) Mais elle changera d’avis. En prenant conscience que tu n’es pas défini par tes erreurs, par ton passé ; que tu es bienveillant et attentionné. (Il ne remarque pas mon expression atterrée et continue, les yeux dans le vague.) Si Elena est la femme que je l’imagine être, elle se rendra compte que tu as bien fait d’être honnête. Elle reconnaîtra que tu as été très courageux pour te livrer ainsi à une presqu’inconnue.
– M-Mark, bredouillé-je. Je… je ne suis pas bienveillant.
– Si, tu l’es, réplique-t-il en plongeant les yeux dans les miens. Je ne plaisante pas. Tu es effrayé à l’idée de faire du mal aux gens ; je vois bien la façon dont tu veilles à ce que tes proches ne manquent jamais de rien. Tu t’intéresses et prends soin des autres, sans forcément exiger la même chose en retour…
– Arrête ! m’exclamé-je d’une voix plaintive. Je suis mauvais. Je m’en prends à mes camarades de classe, je dis des choses méchantes à certaines personnes, j’ai du mal à cerner les autres, je…
– Zach, tu es bienveillant. Tu te soucies plus des autres que de toi. Arrête de douter.
Ne sachant quoi dire, je fixe le sol en serrant les poings. Je ne suis pas d’accord avec ce qu’il pense.
Quand je me décide enfin à reprendre la discussion, mon téléphone vibre dans ma poche. D’un geste nerveux, je le sors et fixe l’écran avec consternation.
Elena Dent me rappelle.
Une vague de panique m’envahit.
« Espèce de sale meurtrier sans cœur, sale chien, petite merde inutile, assassin, monstre, preneur de vies, tu as tué des fillettes, ton meilleur ami est mort par ta faute, tu n’as aucune excuse, tu es une erreur, un déchet, une pourriture, ta mère ne voulait pas de toi, ton père ne voudra jamais te connaître… »
– Allô Zach ? Désolée de te déranger, c’est Elena.
J’ai décroché sans réfléchir. Mark me fixe en silence, son visage indéchiffrable dans l’ombre.
– Écoute, j’ai beaucoup réfléchi. J’ai fait mon choix et je ne veux pas revenir dessus. Alors je te contacte pour te mettre au courant.
La peur gèle le sang dans mes veines, étreint mon cœur sans pitié et me fait voir flou.
– Demain, je repars à Denver. J’ai prévenu mon frère que je passais chez lui. (Mes doigts se crispent sur le téléphone.) Je vais lui dire.
Un haut-le-cœur remonte dans ma bouche.
– Je vais lui dire qu’il a un fils.
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