Chapitre 56
56
L'incensé
La conversation au téléphone entre Mark et sa sœur a été houleuse. Bien qu’il ait fait en sorte de s’éloigner pour nous épargner cris et insultes, Ashley et moi avons tout de même été témoins de la violence de leur échange.
À peine Mark s’est-il présenté que Molly l’a injurié en l’accusant d’avoir enlevé sa fille. Il est resté calme, mais ferme, fidèle à lui-même. D’une voix grave et posée, il a expliqué à sa cadette qu’Ashley était venue en secret chez lui et attendait en sa compagnie. Qu’il pouvait la ramener à Denver si nécessaire. Furieuse, Molly l’a interdit de toucher à un seul cheveu de sa fille et a assuré arriver dans l’heure qui suivait.
En attendant l’arrivée de sa mère, Ashley et moi discutons. Elle ne me parle pas de mon passé, de l’accident de voiture, des souvenirs ou de la douleur. Elle choisit le présent, mes amis, ma couleur préférée, les matières que j’aime étudier ou mes passe-temps favoris. Je lui en suis reconnaissant.
En retour, j’en apprends plus sur elle. La jeune Ashley Keaton a quinze ans, adore le rouge et le chocolat noir, travaille sérieusement en seconde et rêve de devenir écrivaine. Elle m’apprend qu’elle adore la fantasy et s’est mise à l’écriture il y a un an. Je lui propose de lui apporter mon avis sur ses récits, mais elle refuse poliment, s’estimant encore trop inexpérimentée.
Mon avis à son sujet est passé d’un extrême à l’autre. Alors que je m’attendais à avoir affaire à une ado aigrie, possessive et prompte à juger, je réalise qu’elle est en fait charmante, douce, intéressée et passionnée.
J’éprouve pour elle une étrange bienveillance, qui se situe entre la complicité que j’ai avec Dante, mon affection pour Lily Rose et mon sentiment d’attirance pour Jessica. Je n’ai jamais connu ça, je ne peux pas le nommer. Mais il s’agit sûrement d’une forme d’amour qui me reste encore à expérimenter.
Beaucoup trop tôt à mon goût, alors qu’Ashley et moi débattons cinéma, on sonne à l’entrée. Nous sursautons tous les deux et échangeons un regard déçu. Je lis aussi dans ses yeux d’ébène une certaine angoisse qui me serre le cœur.
Mark déboule de son bureau, où il faisait je-ne-sais-quoi.
– Zach, monte dans ta chambre.
La demande me prend au dépourvu. Je reste planté sur le canapé jusqu’à ce qu’il s’exclame :
– Zachary, monte ! Si Molly te voit, elle va…
Il ne dit pas la suite, mais il n’en a pas besoin. Un peu dépité, je me lève et m’en vais. Je sens le regard d’Ashley sur ma nuque. Je l’entends vaguement m’appeler, mais je disparais dans les escaliers.
Je reste planté en haut de ceux-ci, incapable de ne pas assister à ces retrouvailles familiales. Je comprends Mark : il préfère assurer la sécurité en m’éloignant. Néanmoins… il est ma famille, à présent. C’est mon père. J’ai le droit de savoir ce qui se passe.
Dévoré de curiosité, je me cale sur les marches inférieures, le cœur battant contre les côtes.
– Bonjour Molly.
Le ton de Mark est bas, rauque.
– Bonjour Mark.
Une voix de femme, sèche et froide comme un vent d’hiver.
– Maman…
Le timbre encore doux d’Ashley est enroué de crainte.
– Ashley. Viens ici.
Les mots sont impétueux. J’entends le parquet grincer.
Pendant un moment, je ne perçois plus que mon cœur furieux, ma respiration retenue, le souffle du vent dehors et les bruits familiers de la maison. Puis c’est la déferlante :
– Comment oses-tu, espèce de sale petite mal élevée ! hurle Molly.
Ashley pousse une exclamation, entre la douleur et la surprise. Inquiet, je me redresse pour voir la scène. Le dos solide de Mark me cache en partie la vue, mais j’aperçois tout de même une main gantée de cuir agripper le bras de l’adolescente.
– Tu m’as menti, tu as prétendu aller voir des amies en ville, tout ça pour… pour aller voir ton oncle ? continue la sœur de Mark d’un ton féroce.
– O-Oui, bredouille sa fille.
– Imagine qu’il te soit arrivé quelque chose ? Si tu t’étais trompée de transports et que tu t’étais retrouvée à l’autre bout de la ville ? Si tu étais tombée sur des personnes mal intentionnées ? Ashley, tu t’es mise en danger inutilement !
– Inutilement ? Mark méritait amplement que je fasse le déplacement !
– Si encore tu m’avais prévenue…
– Tu aurais refusé ! la coupe Ashley d’un ton mordant.
– Évidemment, siffle sa mère. Si Mark et moi avons coupé les ponts, ce n’est pas pour rien. C’est bien pour t’éloigner de lui que je l’ai fait.
Mark n’est toujours pas intervenu. Je me demande s’il attend que l’altercation entre mère et fille soit terminée.
– Tu as eu tort, reprend Ashley. Tu essaies de me remonter contre lui depuis des années, mais à quoi bon ? Il ne m’a fait aucun mal… et le revoir a confirmé ce que je pensais : il est le même homme que dans mes souvenirs et j’aimerais le voir plus souvent.
– C’est hors-de-question, crache Molly Keaton. Cet homme ne mérite pa…
– Molly, la coupe Mark d’une voix presque douce, arrête de crier. Les voisins vont se demander ce qui se passe.
Je vois la main gantée lâcher le bras d’Ashley. Celle-ci grimace, se frotte l’épaule et recule.
– Mark.
Le prénom sonne comme une insulte dans la prononciation roulée de sa sœur. Tant de mépris dans un seul souffle, tant de colère dans un sifflement, tant de regrets chuchotés.
– Tu lui as dit quoi ?
– Comment ça ? demande Mark avec étonnement.
– Qu’est-ce que tu as dit à ma fille ?
– Rien, Molly. Rien qui ne soit pas la vérité, du moins.
– Explique, persiffle-t-elle.
– Je lui ai dit pourquoi ta famille avait coupé les ponts avec la mienne.
– Ta famille ? (Elle rit nerveusement.) Enfin, Mark, tu n’en as plus.
La cruauté des propos me creuse l’estomac. Mark, pauvre Mark.
– Maman, gémit Ashley, enfin, pourquoi tu…
– Tais-toi.
– Maman…
– Ashley, tais-toi, bon sang !
– Molly, j’ai une famille, reprend brusquement Mark d’une voix ferme.
– Tu avais une famille.
– Les parents, Ashley et toi êtes ma famille. Malgré la distance que vous avez mise entre vous et moi.
– Tu nous y as obligés !
– Ne dis pas n’importe quoi, soupire-t-il de frustration. Et j’ai Zach.
– Pardon ?
– Zachary. Le garçon qui vit avec moi. Mon fils.
Un silence envahit la maison. Mon cœur bat en sourdine. J’ai l’impression que les murs se resserrent autour de moi.
– Pardon ? répète Molly d’un air abasourdi.
– Tu m’as entendu.
– Tu ne t’es toujours pas débarrassé de cette infâme pourriture ? hurle-t-elle, outragée. Mais, enfin, Mark, voilà la raison pour laquelle nos parents et ma famille ne voulons plus de toi dans nos vies ! Tu es complètement insensé, mon pauvre frère !
Il ne répond pas. La peur m’empoigne l’âme.
– Tu gardes chez toi celui qui a tué Alison, celui qui a assassiné tes filles ? Mark, Mark… Ouvre les yeux, bon sang ! Tu abrites chez toi un monstre, un enfant capable de tuer sans remords, un junkie décérébré, une… une sale petite pourriture !
Ses mots me font un mal de chien. Ils ont l’intensité d’une douleur physique et les larmes me montent aux yeux.
– Ce n’est pas un monstre, Molly, et il ne l’a jamais été. Il était orphelin, il n’avait pas de passé ni d’avenir. Tout ce qu’il avait, c’était un ami, et des réconforts virtuels tels que l’alcool et la drogue. Il ne connaissait ni l’amour ni le bonheur.
– Et alors ? Ça l’excuse d’avoir tué ta famille ?
– Pas du tout, réplique-t-il durement. Il ne sera jamais excusé de ses actes.
– Alors, explique-moi, bon sang, s’emporte-t-elle en hurlant presque.
– Tu ne comprendras et n’accepteras jamais, peu importe ce que je te dirais, Molly.
– Bien ! Tu as parfaitement raison. (Je l’entends s’avancer dans la maison.) Il est ici ?
– Molly…
– Je veux voir de mes propres yeux l’assassin de mes nièces !
– Molly, tonne plus durement la voix de Mark alors qu’elle fait des pas dans ma direction.
L’angoisse s’empare de moi et je bondis dans les escaliers avant d’aller me réfugier bêtement dans ma chambre. Les pas de la femme font grincer les marches.
– Tu es ici, Zachary ? lance-t-elle d’une voix fulminante. On doit discuter, toi et moi.
– Molly !
– Mark, n’interviens pas, je t’en prie, marmonne-t-elle d’un air agacé. Alors, il a pris laquelle des chambres de tes filles, hein ? Tu n’as pas honte de le loger dans la maison qui a abrité ses victimes ?
La porte de ma chambre, la première à laquelle on accède après avoir atteint l’étage, s’ouvre à la volée. Je reste pétrifié sur place, à côté de mon bureau. Son regard tombe d’abord sur le lit fait et le mur couvert des dessins de Jade. Son visage se crispe.
La femme d’une quarantaine d’années se tourne brusquement vers moi. Ses cheveux bruns sont lissés et attachés en chignon négligé. Elle ressemble à Mark. Ses yeux d’obsidienne, son froncement de sourcil pensif, ses traits burinés.
Je ne réagis même pas lorsqu’elle avance d’un pas déterminé dans ma direction. Ses yeux lancent des éclairs et sa bouche forme un pli sévère.
– Alors c’est toi, susurre-t-elle en me dévisageant de la tête aux pieds.
Elle pousse un grognement méprisant.
– Sale merdeux. À ta place, je me serais tiré une balle. J’aurais donné ma vie. Je n’aurais pas laissé un homme souffrir de la perte de sa famille sans rien faire. Je l’aurais soulagé de me savoir en vie.
Les mots restent bloqués au fond de ma gorge. Que suis-je face à cette femme, face à la véracité de ses propos, la sincérité de sa douleur ?
– Tu aurais dû… tu aurais dû crever dans ce fichu accident de voiture. Pas mourir simplement non, mais souffrir longuement de tes blessures, prendre la mesure de ta stupidité et de ta bêtise.
La violence de ses mots me heurte de plein fouet. Je recule d’un pas ou deux.
– J’espère que tu te rappelles l’accident, de ton ami qui est mort à côté de toi.
Une sueur froide remonte le long de ma colonne vertébrale. Raylen. Le sang. Le pare-brise. Son corps affaissé. Comment peut-elle savoir ? S’est-elle renseignée ?
– Tu te rappelles la douleur dans ta jambe ? De tes os cassés ? De ton bras et ses os broyés ? De tes poumons perforés et le sang dans ta bouche ?
La bile remonte dans ma gorge. Comment peut-elle être au courant de ces détails médicaux ? Même Lily Rose ne sait pas tout ça.
Oui, je me rappelle. Un éclat de douleur dans le bras gauche m’arrache un cri étouffé et je le serre contre ma poitrine, nauséeux. Soudain, c’est ma jambe droite. Je m’affale par terre.
– Zachary ?
J’ouvre les yeux. Je suis appuyé contre mon bureau, en nage. Molly Keaton se trouve à deux mètres de moi, l’air perplexe et courroucé. Mark se tient tout près, il a une main sur mon épaule.
– Zach, eh, tu m’entends ? Tu… tu vas bien ? (Il me dévisage.) Molly te parlait et, quand je suis arrivé dans ta chambre, tu étais appuyé sur ton bureau, blanc comme un linge.
– Je…
J’ai déliré. Je ne sais depuis quand. Mais j’ai déliré. Peut-être à partir du moment où elle est rentrée dans la pièce…
– Pourquoi as-tu fait ça ?
La voix enrouée de Molly nous surprend, Mark et moi. Nous nous tournons pour faire face à une femme en larmes.
– Elles étaient si gentilles, si innocentes et pleines de vie. Pourquoi as-tu fait ça à Jade et Holly ? Qu’ont fait ces deux petites filles pour mériter la mort ?
Rien, absolument rien.
– Pourquoi as-tu tué mes nièces ?
Elle perd le contrôle de ses émotions et éclate en sanglots. Mark essaie de lui toucher l’épaule, mais elle le repousse et bondit vers moi. Je recule, mais pas assez vite : ses ongles éraflent la peau de ma mâchoire et son genou tape ma jambe. Elle s’affale à moitié ; je la rattrape pour qu’elle ne se fasse pas mal. Cependant, elle profite de notre proximité pour m’administrer une baffe monumentale. Elle n’a rien à envier à Mark ; c’est peut-être de famille. Je l’encaisse sans broncher, en la tenant toujours pour qu’elle ne tombe pas.
– Crevure !
Une deuxième, sur l’autre joue. Puis une troisième, à l’opposé.
– Monstre !
Un doublet.
– Déchet !
Elle pleure de plus belle et frappe de plus belle. Je finis par la lâcher, car je me sens au bord du malaise. Elle me fiche encore deux claques avant que je tombe en arrière, à moitié assommé par la violence des coups. Le sang bat contre mes tempes et un goût métallique a envahi ma bouche.
– Molly, bordel, siffle Mark en l’éloignant de moi alors qu’elle plante son talon dans ma cuisse.
Je grogne de douleur tandis que des soleils éclatent dans les bords de mon champ de vision. Un liquide tiède coule de mon nez jusqu’à mon menton.
– Oh mon Dieu, souffle la voix d’Ashley en tremblant. Maman, Mark… Oh, Zach !
Je ne suis plus leur discussion. Ma tête palpite douloureusement et j’ai juste envie de dormir.
Entre rêve et réalité, il me semble voir les deux jumelles assises sur mon lit, leurs traits affaissés de tristesse face au déchirement de leur famille.
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