Chapitre 58
58
Ensemble
Lorsqu’arrive la pause de midi au lycée, je ne manque pas le regard inquisiteur de Jessica qui m’attend près de mon casier. Elle porte une jupe plissée noire à mi-cuisse, des collants résille et des bottines bordeaux assorties à son t-shirt glissé dans son bas. Un veston en jean sombre la protège du froid. Elle s’est tressé les cheveux et les a mêlés de fils noirs.
– Tu en fais une tête, me lance-t-elle en guise de salut. Entre le dépit et la joie.
– Haha oui, marmonné-je en baissant les yeux.
Je ne cesse de penser aux événements de la veille. C’est elle qui m’a détourné l’esprit avec son accoutrement. Je n’aurais jamais cru être attiré par une fille au style aussi marginal. De près, je remarque qu’elle porte des bagues aux premières phalanges et une seule boucle à l’oreille gauche. Je souris.
– Tu tires une tête d’idiot, m’informe-t-elle d’un air à la fois sérieux et amusé.
– Pardon, bredouillé-je en me ressaisissant.
– Arrête de t’excuser pour un rien. (Elle jette un regard autour de nous.) Je ne vois pas Dante et Lily Rose… On était censés se retrouver ici.
– Ils vont sûrement arriver.
Avec un soupir, elle se cale contre les casiers puis m’observe en silence.
– Qu’est-ce que tu as fait ce week-end ? finit-elle par demander comme aucun de nous ne reprend la conversation.
– Euh, eh bien… Tout un tas de choses.
– C’est-à-dire ?
Elle n’en démord pas.
– C’est-à-dire un rendez-vous avec Elena Dent pour discuter de ce qu’on fait par rapport à son frère.
Étonnée, elle hausse les sourcils, les bras croisés sur la poitrine.
– Nous nous sommes vus au cybercafé pour parler un peu de tout ça, et… en fait… Le truc, c’est que… (Devant le regard insistant de Jess, je souffle d’une petite voix :) Je lui ai dit. Pour ce que j’ai fait… pour mon passé.
Je la vois blanchir. Elle décroise les bras, le visage grave.
– Et qu’est-ce qu’elle a dit ?
– Rien : elle est partie sans m’accorder un mot. (Quand je vois ses traits se tirer, j’ajoute :) Mais elle m’a appelé plus tard pour… pour me dire que j’avais bien fait de tout lui expliquer. Elle… elle compte annoncer à son frère mon existence.
– Oh, lâche-t-elle.
– Et ce n’est pas tout, marmonné-je en me laissant aller à mon tour contre les casiers. Dimanche matin, on a reçu la visite d’une ado. C’était la nièce de Mark, Ashley.
– Sa nièce ? s’étonne Jess.
– Oui, la fille de sa petite sœur, Molly. Ça faisait cinq ans qu’ils ne s’étaient pas vus – depuis l’accident. Ashley est venue en secret nous voir, car Mark lui manquait. On a passé l’après-midi ensemble avant que sa mère vienne la chercher.
– Elle est gentille ?
– Ashley ? Oui, adorable. Sa mère, un peu moins. Elle est exécrable avec Mark. Il a tout sauf besoin de ça.
Ma voix tremble un peu alors j’essaie de calmer la colère qui monte en moi.
– Pourquoi est-ce qu’elle se comporte comme ça ? reprend Jessica avec un froncement de sourcils.
– La famille de Mark a mal accepté son mariage et leurs relations se sont encore dégradées quand ils ont appris qu’il… m’avait adopté après l’accident de voiture.
– Je vois, souffle-t-elle d’une voix blanche, les yeux vides. Le pauvre, ça doit être tellement dur.
La peine dans les traits de Mark, les regrets dans ses yeux et l’amertume dans le pli de sa bouche. Je me souviens de sa douleur comme si c’était la mienne.
– Zach ?
Jess vient de me prendre la main, l’air inquiet.
– Tu… voudrais prendre l’air ? me propose-t-elle en constatant que mes genoux tremblent légèrement.
– Ce-ce serait pas mal.
Main dans la main, plutôt pour se soutenir que dans un élan d’affection, nous nous dirigeons vers la cour. Le soleil sur mes joues et la brise dans mes cheveux me font un bien fou.
Nous restons ainsi sans parler, le temps de se ressourcer. Des lycéens traînent à droite à gauche, riant autour de leur repas ou transpirant sur le terrain de basket. Je les ai toujours regardés à distance, avec l’impression de les voir à travers une vitre qui séparait nos mondes.
Aujourd’hui, grâce à Mark, grâce à Lily Rose, grâce aux jumeaux, j’ai la sensation que la vitre n’est plus qu’un voile qu’il me suffit de soulever. Encore faut-il que je trouve le courage de le faire. Il est si difficile de vivre une vie banale.
– Jess !
La voix douce et ferme de Lily Rose m’arrache à ma rêverie. En chemise bleu ciel et jeans clair, les cheveux remontés en chignon négligé, elle se dirige vers nous d’un pas déterminé.
– On devait se retrouver au casier, commence Jessica d’un ton légèrement accusateur.
– Pardon, s’empresse de s’excuser notre amie en rougissant, mais le prof de maths m’a retenue pour parler d’un élève de la classe qui a des difficultés…
Malgré mon état quelques minutes plus tôt, je souris. Dévouée jusqu’aux bouts des ongles, Lily se préoccupe de tous, quel que soit leur âge, leur sexe ou leur mentalité. Je ne sais pas si ce sont les professions de ses parents qui lui ont donné ce goût de l’entraide et de la justice.
Les yeux baissés, Lily Rose remarque nos mains liées. Nous ne sommes pas lâchés avec Jessica et elle relève un regard interrogateur dans notre direction.
– Oui ? fait Jess avec perplexité.
– Est-ce que… vous avez enfin pris votre décision ?
Je fronce les sourcils. Jess ouvre la bouche puis la referme, indécise.
– Quelle décision ? soufflé-je en essayant de retirer ma main, mal à l’aise.
Mais Jess retient mes doigts avec fermeté.
– Oui, lâche-t-elle d’un ton déterminé.
Lily Rose nous observe en silence, un sourire crispé aux lèvres. Soudain, ses yeux verts se remplissent de larmes. Désemparé, je tends ma main libre vers son épaule sans oser la toucher de peur de la brusquer.
– Lily ?
– Je suis contente, renifle-t-elle en essuyant ses joues. Tellement contente pour vous. Vous le méritez sincèrement, tous les deux. Vous méritez de trouver quelqu’un qui vous aime pour ce que vous êtes, peu importe ce que vous ayez vécu par le passé.
Quand je comprends la teneur de ses propos, ma main se resserre sur celle de Jessica. Cette dernière me regarde de biais, hésitante. Puis elle ôte doucement ses doigts des miens pour s’approcher de notre amie. Sans hésiter, elle l’entoure de ses bras.
– Merci, chuchote Lily Rose à Jess en lui rendant son étreinte. Je veux juste que tu sois heureuse avec lui.
– Je sais, la rassure Jessica d’une voix tremblante. Mais, Lily, pourquoi tu pleures ? Il y a autre chose, non ?
– En fait, reprend courageusement notre amie, je sais que c’est bête et égoïste, mais, quand je vous ai vus… tous les deux, main dans la main je… j’ai repensé à Anthony et moi, au début. Je nous pensais amoureux, heureux ensemble.
Ma gorge se serre brutalement. Moi aussi, je les croyais amoureux et heureux ensemble.
– Je l’aimais. Je crois qu’il m’aimait aussi, au début. Je me rappelle le jeu de séduction avant qu’on sorte ensemble, les regards et les sourires. Je me rappelle sa bouche dans mes cheveux et son bras autour de mes épaules.
Je me rappelle quand il me menaçait et m’interdisait de m’approcher d’elle. Quand il a commencé à me harceler, car je représentais un danger pour celle qu’il séduisait. Oui, je crois qu’il l’aimait. Au début. Puis son égo a pris le dessus et son ambition a rongé leur relation.
– Lily Rose, murmuré-je en m’approchant d’elle. Je suis désolé.
– Non, Zach, tu n’y es pour rien.
Elle serre mon bras pour me rassurer, mais je me sens toujours triste et frustré.
– Je veux juste que tu passes de bons moments avec Jess. (Elle se sépare de celle-ci, une lueur déterminée dans ses yeux encore humides.) Tant pis si, vous deux, ce n’est pas pour longtemps. Peu importe si vous n’êtes pas fous amoureux. Partagez des moments uniques ensemble et, même si c’est bref, aimez-vous. Vous avez besoin de l’un et l’autre et, tout ce que je vous souhaite, c’est que ça marche entre vous.
Émus, touchés, Jessica et moi la dévisageons en silence. Si elle savait à quel point, moi, j’aimerais la voir heureuse. Elle doit le comprendre, d’une manière ou d’une autre, car elle s’approche de moi en souriant.
– Et ne t’inquiète pas pour moi, Zach. J’ai vécu de belles choses avec Anthony et notre dispute m’a fait prendre conscience de la personne qu’il était vraiment. J’ai tout le temps de rencontrer quelqu’un d’autre… Être seule un moment va me permettre de prendre un peu du recul sur moi-même, sur ce dont j’ai envie.
Son optimisme et son goût de vivre sont à toute épreuve. J’aimerais être comme elle, rayonnant, fort, généreux et tourné vers les autres.
Une boule de chagrin se loge dans ma gorge et je cligne des yeux.
– Soyez heureux, souffle finalement Lily Rose avant de se reculer lentement. Je… je vous laisse, je vais trouver Dante, on doit discuter d’un devoir !
Et elle s’éclipse sans que Jess ou moi n’ayons eu le temps de la retenir. Je ne sais pas si elle veut aller souffler seule dans son coin, si elle nous laisse tous les deux en intimité, ou si elle va réellement retrouver Dante.
Sûrement les trois.
– Je l’aime, soufflé-je à voix haute sans réfléchir alors que Lily a disparu à l’intérieur.
Jessica et moi sommes plantés dans la cour, encore main dans la main. Je sens la sienne se raidir, puis elle demande d’un ton hésitant :
– Quoi ?
Avec l’impression d’être le plus grand crétin du monde, je baisse les yeux vers elle en rougissant.
– Euh… Je… Lily Rose… Je l’aime. Enfin, je veux dire, comme mon amie. Ma meilleure amie. Ma sœur, ma…
– Zach, je sais, soupire Jessica avec un petit sourire dépité. J’ai rapidement compris ce que vous étiez l’un pour l’autre. Il y a des choses qu’elle seule sait à ton propos, des choses que vous ne comprenez que vous deux. (Elle regarde la direction qu’a prise Lily Rose en partant.) C’est une fille formidable, Zach, prends soin d’elle jusqu’au bout.
Devant mon expression béate, elle plante un doigt entre mes côtes, amusée.
– Ce n’est pas parce que je t’aime bien que je vais maudire les personnes qui, elles aussi, t’aiment bien. Et, je ne plaisante pas, si jamais Lily et moi sommes amenées à nous perdre de vue, tu as plutôt intérêt à veiller sur elle. (Elle m’adresse un regard intense.) Ou tu auras affaire à moi, Zachary Gibson.
Je n’en doute pas une seconde.
– Je prendrai soin d’elle, du mieux que je peux, la rassuré-je. Et… je… j’aimerais aussi…
Prendre soin de toi ? Te rendre heureuse ? Comme je ne dis rien, elle sourit, attrape ma veste et me tire à elle jusqu’au mur. Le souffle court, je la dévisage. Ses yeux scintillent lorsqu’elle remonte les mains sur ma nuque.
À l’ombre de l’anonymat, nous nous embrassons.
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