Chapitre 66
66
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J’ouvre les yeux avec difficulté, les paupières collantes. La lumière matinale filtre par les volets de l’unique fenêtre. Lorsque je remue les membres pour réveiller mon corps, je sens quelqu’un contre moi. Surpris, je me tourne brusquement et dévisage la silhouette immobile de Jessica. Elle dort encore. Contrairement à la chaleur qui m’envahit la poitrine quand je la vois d’habitude, c’est un éclat glacé qui se loge dans mon cœur.
Sans l’observer plus longtemps, je me redresse en me frottant délicatement les yeux. Ils sont encore douloureux du week-end dernier. Avec un soupir, j’observe la poussière danser dans les rais de lumière.
– Debout ? souffle une voix depuis la porte.
C’est Dante, qui me sourit de manière complice.
– J’arrive, chuchoté-je en m’extrayant du duvet.
Je récupère mon portable, que j’ai éteint pour la nuit, enfile ma veste de la veille et le rejoins. Dante ferme la porte derrière nous puis fait un petit mouvement de tête.
– Jess nous a dit que vous aviez eu une dispute. (Il m’adresse un regard entendu.) Vous avez réglé ça sur l’oreiller ?
Le regard que je lui jette fait voler en éclats son sourire.
– Pardon, murmure-t-il en baissant les yeux. Je… pensais pas que c’était sérieux.
– C’est sérieux, approuvé-je d’un ton grave. Elle…
Agacé, je jure tout bas puis me dirige vers le salon. Je n’ai pas envie d’en parler.
La pièce est vide ; nous sommes les seuls debout.
– Vous avez regardé le film ?
– Oui, mais Lily Rose s’est endormie devant et Jessica était ailleurs, alors j’ai coupé avant la fin. On s’est couchés et puis c’est tout.
– OK.
Je vais m’installer sur le canapé et allume mon téléphone. Dante vient s’asseoir à côté de moi, l’air penaud. La maison est plongée dans le silence.
– Vous allez vous séparer ?
Un rire nerveux s’échappe de ma gorge tandis que j’agrippe nerveusement mon portable.
– On sort même pas ensemble.
– C’est comme si.
– Je croyais aussi.
Ma voix fataliste lui fait lever les yeux.
– Qu’est-ce qui s’est passé ? Jess nous a dit que vous vous étiez disputés, mais elle a rien voulu dire d’autre.
– Je sais pas trop, avoué-je avec un haussement d’épaules. On est allés chercher le DVD, je lui ai posé des questions sur vos parents, puis… (Je soupire, mais me force à reprendre.) On a commencé à s’embrasser et, soudain, elle m’a parlé de son ancien copain.
Je sens Dante se raidir à mes côtés. Son visage est pâle dans la lumière crue du matin et ses yeux luisent d’un éclat de peur.
– Elle…
– … m’a expliqué, continué-je pour lui.
– Et… ?
Incapable de la refouler, une vague de colère frustrée m’étreint la poitrine.
– Et je n’ai pas envie de partager des sentiments avec une fille qui a peur de moi.
Dante se mord la lèvre, cherche quelque chose à me dire, mais ne trouve rien.
– Je pourrais lui faire toutes les promesses du monde, ça ne servira à rien si elle ne me fait pas confiance. (Devant son expression lasse, j’ajoute avec irritation :) Oui, je sais, elle lui faisait confiance aussi.
– Je sais pas quoi te dire…
– Moi non plus. Ça me rend dingue. Qu’est-ce que je peux apporter à une fille qui a peur des hommes ?
– Je sais pas. (Il ajoute d’un ton léger :) Au moins, moi, j’ai pas ce souci.
– Arrête, cinglé-je avec colère, c’est pas drôle. Et tu pourrais très bien tomber amoureux d’une personne qui a aussi vécu un traumatisme de ce genre. Homme ou femme.
Le regard apeuré qu’il me jette ne fait qu’augmenter mon malaise.
Je tourne la tête sur le côté et croise les bras. Ma façon maladroite de faire comprendre que je ne veux plus discuter.
Une heure et demie plus tard, je déjeune en compagnie des parents McKinney, de Dante et Lily Rose. Jessica ne s’est pas encore levée, mais nos hôtes nous ont conseillés de ne pas l’attendre pour manger. Daniel McKinney nous fait des œufs brouillés, Alicia le café, et Dante coupe un ananas. Lily et moi mettons la table.
Nous venons de terminer le repas lorsque mon portable vibre dans ma poche. Je m’excuse auprès de mes amis et pars m’installer vers le hall d’entrée pour plus de tranquillité.
– Allô ? fait Mark d’un air hésitant. Ça va, je te réveille pas ?
– Non, t’inquiète, je suis debout depuis un moment.
– Tant mieux. Dis, j’ai Elena à la maison, là. (Il laisse planer un instant de silence, s’attendant peut-être à une réponse, mais je n’en ai pas.) Euh, elle voudrait discuter avec toi. Si je passe te chercher dans une demi-heure, ça te va ?
– Oui, parfait. À tout.
Je raccroche sans attendre sa réponse.
Avant l’arrivée de Mark, Dante me propose de lancer un jeu sur sa console. Comme Mark n’a jamais été très enthousiasmé par les écrans de tout genre, j’ai rarement eu l’occasion de tâter des jeux vidéo. Au bout de cinq parties perdues, je repose ma manette avec un soupir fataliste.
– T’auras l’occasion de te rattraper, tente de me réconforter Dante en tapotant mon épaule.
– Mouais.
J’entends une chaise racler derrière moi puis Daniel McKinney lancer d’un ton amusé :
– Enfin debout, marmotte ?
Je me ratatine sur le canapé. Les pas de Jessica sont légers sur le parquet, mais je les entends s’approcher de nous.
– Salut Dan, marmonne-t-elle d’une voix empâtée en lâchant une tape légère sur le crâne de son frère.
Un moment de silence. Je ne sais pas si elle me regarde. Je ne l’espère pas.
Finalement, je l’entends faire demi-tour pour se diriger vers ses parents et les saluer.
Dante vient d’éteindre la console quand mon portable vibre de nouveau dans ma poche. Un message de Mark pour me dire qu’il attend en bas de l’immeuble.
– Euh, je dois y aller, annoncé-je avec gêne en observant les parents McKinney.
– Oh, tu rentres déjà ?
– Oui, on a des invités à la maison, alors…
Lily me jette un regard étonné, mais ne dit rien. Le père des jumeaux m’adresse un sourire.
– Pas la peine de t’expliquer. C’était un plaisir de te recevoir à la maison avec Lily Rose.
– Merci encore de l’accueil.
Je tends mon poing vers Dante, qui tape ses phalanges presqu’aussitôt contre les miennes. Avant que je ne m’approche, Lily Rose se lève et vient me serrer dans ses bras. Elle en profite pour murmurer à mon oreille :
– Je suis désolée pour Jess.
Elle n’a pas le temps d’en dire plus, mais ça me suffit amplement. Je la serre une dernière fois avec vigueur puis la lâche. Son regard est comme vidé d’énergie. Un étouffant sentiment de culpabilité m’attrape la poitrine.
Je salue les parents McKinney puis tombe sur Jessica. Ses cheveux rouges sont emmêlés de sa nuit de sommeil, ses yeux gonflés et ses traits tirés. Mais elle reste belle, dans sa façon d’être, naturelle, brute, franche.
Pauvre de moi.
Tremblant, je fais l’effort de m’approcher d’elle. Elle garde les yeux baissés tandis que je dépose du bout des lèvres un bisou de politesse sur sa joue.
Je m’écarte d’elle aussitôt comme s’il s’agissait d’une source de chaleur brûlante.
Avec rapidité, je chausse mes baskets, enfile mon manteau, fais un geste de la main à mes hôtes et amis puis quitte l’appartement.
Le chemin du retour jusqu’à Daree se fait en silence jusqu’à ce que Mark se gare dans l’allée de la maison. Il coupe le moteur, mais bloque les portières.
– Mark ? soufflé-je avec interdiction, les sourcils froncés.
Il pose un regard grave sur moi.
– Est-ce que ça va ?
Ma gorge se serre et je détourne les yeux, la main toujours sur la poignée de la portière.
– Je me suis disputé avec Jessica. Tu peux ouvrir ? Elena nous attend.
– Elena va te chambouler encore plus que tu ne l’es déjà. Tu ferais mieux de reprendre tes esprits ou tu vas craquer, Zachary.
Une pression d’une tonne s’abat sur mes épaules déjà avachies. Serrant les dents, j’arrondis le dos dans un geste futile de défense.
– Ça va aller ? s’enquiert Mark au bout d’un moment.
Évidemment que non.
Je lui jette un regard qui traduit assez bien mes pensées, déverrouille moi-même les portières et sors.
Elena sirote un thé à la menthe en observant les bibliothèques du salon. Visiblement plongée dans sa découverte des livres, elle ne me remarque que lorsque je m’éclaircis la gorge, planté derrière elle. Avec un petit sursaut, elle se retourne, puis me dévisage d’un air mortifié.
– Qu’est-ce qui t’est arrivé ?
Elle pose sa tasse sur la table et s’y appuie, comme si la vision de mon visage meurtri l’avait ébranlée.
– Je me suis fait tabasser par des camarades de classe, je réponds sans détournement. Les gars qui me harcèlent depuis deux ans.
J’entends les pas de Mark derrière moi puis sa paluche s’abat sur mon épaule.
– Assieds-toi, Zach. Elena veut te parler d’autre chose.
Celle-ci se redresse, pâle comme un linge, puis souffle avec consternation :
– N-Non. Je ne veux pas t’embêter avec tout ça alors que tu es convalescent. (Elle prend place en face de moi à la table.) Je… suis désolée pour ce qui t’est arrivé.
Feignant l’indifférence, je hausse les épaules. Elle mordille sa lèvre tandis que ses yeux sombres détaillent les dégâts de mon visage.
– Oliver ne va pas te reconnaître… murmure-t-elle pour elle-même.
– Il a encore envie de me voir ? lâché-je d’un ton blasé.
Elle blêmit un peu plus en comprenant que je l’ai entendue. Puis elle referme les mains sur sa tasse, l’air pensif.
– Oui. C’est justement pour ça que je suis ici.
Comme Mark revient de la cuisine avec un plateau, elle tourne la tête vers lui. Son visage se détend et son regard se fait bienveillant tandis qu’elle le suit des yeux. Je la soupçonne d’être aussi venue pour autre chose.
L’air grave, elle retourne son attention vers moi.
– On aimerait organiser une rencontre avec Oliver le week-end prochain, à Denver si possible.
Je m’y attendais, mais ça ne m’empêche pas de me sentir dépassé. Puis-je rencontrer cet homme pour de bon ? En suis-je capable ? Est-ce que je le souhaite vraiment ?
Mark pousse une tasse sous mon nez, accompagnée de deux biscuits secs. Je n’ai envie ni de l’un, ni de l’autre. Mais la politesse me fait goûter la boisson chaude et grignoter un bout de gâteau.
– Vas-y, Zach, déclare finalement Mark.
– Quoi ? m’étonné-je en lui jetant un regard interdit.
– C’est l’occasion ou jamais. Au pire, on passera une journée tranquille à visiter Denver, au mieux, tu feras la rencontre de l’homme que tu cherches depuis des années.
Bizarrement, je sens une pointe d’indignation me parcourir.
– Je ne le cherchais pas.
Mark me jette un regard agacé.
– Certes. Il n’empêche que l’identité de tes parents biologiques reste l’un des grands points sombres de ta vie et qu’éclaircir ce fait ne peut pas forcément te faire du mal.
Il n’a pas tort. Comme bien souvent.
– Il vaut peut-être mieux que tu y ailles avec Mark, en effet, souffle d’une voix douce Elena en me souriant. Comme il l’a dit, si le courant ne passe pas entre Oliver et toi, on est pas obligés de forcer la chose. C’est afin de faire connaissance. (Elle pose ses doigts sur ma main et j’ai soudain besoin de tendresse. Fichus sentiments.) On ne s’engage à rien, Zachary. Juste une discussion autour d’un café. Et Mark sera là avec toi pour t’encourager.
Silencieux, je hoche la tête. Ça me semble être un marché correct.
– Puis, rien n’est encore prouvé, trouve bon d’ajouter Mark d’une voix ferme.
– Prouvé ? s’enquiert Elena en portant sa tasse à ses lèvres.
– Biologiquement parlant.
– Oh, lâche-t-elle après avoir avalé une gorgée. Oui, bien sûr. On… pourra peut-être faire des tests ADN quand Oliver et Zachary auront fait connaissance.
– Oui.
Je sens le regard de Mark peser sur moi.
– Zach, va donc te coucher.
Surpris, je le dévisage puis indique l’horloge.
– Il est même pas midi.
– Oui et tu fais une tête de cent pieds de long. (Il agite la main.) Va te reposer, je viendrais te réveiller pour le repas.
– Ça vous… dérange pas ? demandé-je en les observant tour à tour.
– Pas du tout, me rassure Elena avec un sourire bienveillant.
– Si je te propose, c’est que non, marmonne Mark d’un ton bourru en secouant la tête. Allez, ouste !
Sans me faire prier, je quitte la table et monte à ma chambre. Avant de fermer la porte, je vois, en contrebas, la chaise d’Elena se rapprocher de celle de Mark.
Je crois que mon état de santé n’est pas la seule raison pour laquelle Mark m’a congédié.
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