Chapitre 73
73
Oppression
« Tu es mort. »
Les mots, écrits à la craie rouge, ressortent sur mon casier comme une tache de sang sur un tissu blanc. Je ne sais pas quand ils ont été gribouillés grossièrement ; lundi et hier, ils n’y étaient pas. Quant à leur auteur, j’ai mes idées. Anthony, ou Nick. Peut-être Elliot. Avec son air innocent et ses sourires fugaces, difficile de le prendre pour un bourreau aussi lâche que mes fichus démons.
Avec un soupir fébrile, je passe un doigt sur les mots. Leur contact me fait presque mal. Bientôt deux mois depuis que Nick et Anthony m’ont roué de coups. Depuis qu’Anthony nous a agressés, Lily Rose et moi, dans les couloirs du lycée. Nous ne nous sommes pas revus depuis. Étonnant avec la poisse que j’ai. Mais je sens leur menace chaque jour, dès que je pose un pied dans l’enceinte du lycée ou ailleurs. Que ce soit à l’extérieur ou à l’intérieur, chez moi ou en salle de classe, seul ou accompagné, l’aura sombre de mes ennemis ne me quitte jamais.
Je me rappelle leurs yeux luisants de haine, leurs sourires féroces, leurs traits tirés par la sauvage violence dont ils font preuve à mon égard. Anthony est jaloux de moi, de la relation que nous entretenons avec Lily Rose, son ex petite-amie. Il a peur, aussi, peut-être. Après tout, je suis un meurtrier. Il ne cesse de me le rappeler, avec son dégoût et son mépris blessants. Quant à Nick, il me hait tout bonnement. J’ignore d’où vient cette aversion. Je ne lui ai rien fait de particulier. C’est sûrement Anthony qui lui a soufflé au creux de l’oreille à quel point j’étais inutile, méprisable et faible.
Et Nick n’aime pas les personnes inutiles, méprisables et faibles.
Après avoir récupéré un mouchoir dans mon sac, je l’humidifie avec un peu de salive puis nettoie les mots tracés à la craie. Leur puérilité m’agace. Me terrifie aussi. On n’écrit pas « Tu es mort » à un gars qu’on déteste cordialement sans être sérieux.
Les dernières traces rouges ont disparu quand quelque chose me plaque brutalement contre la porte de mon casier. Le souffle coupé, je peine à reprendre ma respiration.
– Coucou, petit con, siffle la voix de Nick dans mon dos. Alors, tu aimes ma déclaration d’amour ?
– Lâche-moi, grondé-je en sentant son pied s’enfoncer entre mes reins.
À ma grande surprise, il s’exécute. Pour m’agripper par l’épaule et me retourner. J’ai beau être grand d’un mètre quatre-vingt-cinq, Nick me dépasse de quelques centimètres. Sans compter sur ses cuisses de buffle, ses bras épais et ses épaules carrées.
– Nick, marmonné-je en refermant la main sur son poignet, lâche-moi.
D’un regard circulaire, il s’assure que nous sommes seuls. Il y a une minute, nous ne l’étions pas. Sa brusquerie a dû chasser les derniers élèves de la portion de couloir où nous nous trouvons. L’inquiétude m’étreint le cœur et compresse mes côtes.
Bon sang, il va me fracasser.
Un premier coup de poing dans l’estomac me plie en deux. La bile me remonte dans la gorge et des larmes de douleur me brûlent les yeux. Pourquoi ? Pourquoi, bordel ?
– Mon Zach, chuchote Nick d’une voix mielleuse en me forçant à rester baissé. Mon Zach, tu vas le payer cher.
Payer quoi ? ai-je envie de lui hurler à la figure.
– Cette… petite salope de Lily Rose nous a dénoncés.
Une vague gelée me descend dans le dos et fige chacune de mes vertèbres. L’angoisse et l’incompréhension me rendent muet.
– Elle est allée voir le directeur. Mr Harrys nous a convoqués, Anthony et moi. Il avait plusieurs témoignages : celui de cette connasse de Lily Rose, de ce pédé de Dante McKinney et de… ton père.
Il crache les derniers mots.
– C’est même pas ton père, en plus. Il est trop noir pour ça.
Une flamme de colère m’arrache un grognement étouffé. De quoi se mêle-t-il ? Je me fiche qu’il soit noir, blanc ou jaune. C’est l’homme qui m’a élevé, qui m’a montré le droit chemin et m’a donné envie de croire en l’avenir. C’est mon père, quoi qu’en dise l’ADN.
Soudain, la poigne de Nick se referme sur ma nuque pour me forcer à lever la tête. Ses yeux me dévisagent avec animosité. Un rictus nerveux tord sa bouche.
– Mais tu veux savoir le meilleur ? (Sans répondre, je le fusille du regard, les mâchoires serrées comme des étaux.) Elliot, à qui je pensais qu’on pouvait faire confiance, nous a aussi balancés.
Soudain, comme si j’incarnais son ancien ami, il me gifle assez violemment pour me déséquilibrer. Sonné par sa claque, je m’affaisse par terre avant de tenir ma joue brûlante, en colère et honteux.
– Cette petite balance de merde, gronde Nick en me dévisageant avec mépris. Si je le retrouve, je lui broie le crâne.
– T’es vraiment un malade, Nick, rétorqué-je d’un ton assuré. Un grand malade.
– La ferme ! crie-t-il en me donnant un coup de pied dans le ventre.
Je me recroqueville en étouffant un gémissement de douleur. Ma tête bourdonne, mes oreilles sifflent et je vois flou.
– On a été suspendus pendant deux semaines, avec Anthony.
Voilà ce qui explique en partie leur absence et pourquoi je ne les ai pas croisés dernièrement. D’un autre côté, j’étais tellement absorbé par mes autres problèmes que je les avais presque oubliés, ces foutus démons.
– Mais te réjouis pas trop, Zachary Gibson, reprend d’une voix susurrante Nick en se penchant vers moi. Tu n’as pas gagné. Rien du tout.
Soudain je vois un sourire lui déchirer les traits.
– Enfin, si : tu as gagné d’être notre victime.
Comme il se redresse de toute sa hauteur en me fixant avec condescendance, il crache :
– Après avoir été un meurtrier, un prédateur, tu vas comprendre ce que c’est d’être une proie.
Nick me laisse seul dans le couloir, affaissé contre le mur, perclus de douleurs. Pendant quelques semaines, j’ai fait l’erreur de croire que c’était terminé. Que le coup de sang qu’avait pris Anthony dans les couloirs un mois et demi plus tôt l’avait calmé, refroidi. Que révéler sa nature de sadique égoïste et manipulateur l’avait entaché assez pour qu’il fasse profil bas.
Oh, Zach, que tu es naïf.
Soudain, sans pouvoir les contrôler, les sanglots se jettent dans ma gorge. Avec un rire nerveux, apeuré, je remonte mes genoux contre ma poitrine douloureuse et enfouis la tête dedans. Mes épaules tremblent sous mes larmes, ces larmes que m’arrachent Nick et Anthony à coups de menaces, de violences, de haine et de mépris.
L’évidence me frappe comme une lame dans le cœur : Anthony a promis de pourrir ma vie. Il a réussi. Pire : il a juré de me l’ôter.
Va-t-il vraiment le faire ?
Oui. Oui, il le fera, chuchote une voix assourdie de peur au fond de mon esprit. Il va te tuer, Zach. Te tuer.
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