Chapitre 80

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80

Je regrette

Je suis en train de mourir.

L’évidence me laisse plus pantois que jamais. Pourtant, j’aurais dû m’en rendre compte bien avant : j’étais déjà mort lorsque ma mère m’a abandonné. Déjà mort lorsque j’ai tué la famille de Mark. Déjà mort quand Anthony a juré de me faire payer mes erreurs en me prenant la vie. Au moins, il a tenu sa promesse : trois coups de couteaux.

Trois. Qui aurait cru que ce nombre signifie ma fin ? Trois. Elles étaient trois, les personnes que j’ai tuées ce soir-là. L’épouse et les filles de Mark. Alison, Jade et Holly. Un coup de couteau pour chacune d’entre elles ? Ou une simple coïncidence ?

Avachi sur le flanc, la tête sur une plaque de mousse, les mains crispées contre mon ventre, j’attends. Je l’attends, cette impasse qui me guette depuis toujours. Impasse dans laquelle j’ai failli tomber, plus d’une fois. Mon abandon, mon accident, ma tentative de suicide…

La mort. Ma mort.

Pour de bon, cette fois ?


Je me demande si je regrette. À mon âge, n’importe qui aurait des regrets : ne pas avoir dit « je t’aime » à ses proches, ne pas avoir terminé un livre pour en connaître la fin, ne pas avoir eu la meilleure note dans sa matière préférée, ne pas être sorti avec ses amis ce fameux jour où l’on était malade, ne pas avoir embrassé la personne qu’on aime…

J’ai beau chercher, je ne regrette pas. J’ai dit à Mark que je l’aimais, j’ai terminé tous les livres que j’ai commencés et j’ai les meilleures notes de ma classe en histoire. Quant à mes amis, je n’ai jamais raté les rares sorties qu’ils m’ont proposées. Et j’ai encore sur les lèvres le dernier baiser de Jess.

C’est même le contraire : quelque part, l’éternel coupable en moi exulte. Car il va enfin payer contribution pour ses actes. Payer pour ses crimes. Rembourser sa Dette.

Mourir pour rendre justice à trois innocentes.


L’air frais de la nuit tombe sur moi. Le froid m’envahit. Pourtant, mes doigts sont tièdes, mon ventre brûle. Le liquide qui glisse le long de mes phalanges est chaud. Chaud comme le soleil le matin sur mon visage, chaud comme les baisers de Jess, chaud comme la paume de Mark dans mon dos, chaud comme le rire de Lily et chaud comme le sourire de Dante.

Chaud. Pourtant, il me tue. D’une main tremblante, je remonte les doigts sous mes yeux. Mon sang est sombre, épais, odorant. L’odeur de fer était aussi prégnante quand j’ai eu mon accident. Le sang de Raylen s’était répandu partout dans l’habitacle de la voiture : une vraie pluie vermeille. Là, c’est plutôt un écoulement.

Ça ne s’arrête pas. Ce n’est pas comme lorsqu’Anthony et ses toutous me tabassent. Mon nez tuméfié, mes lèvres fendues, mes entailles… tout finit par faire des croûtes. À présent, ça coule, coule, coule.

Avec un hoquet de douleur, je presse plus fort les doigts contre mon ventre. J’ai mal. Horriblement mal. Je suis en même temps assourdi par le feu gelé qui s’est emparé de mon abdomen. J’ai l’impression d’avoir un tison brûlant qui me traverse du nombril aux reins.


Il faut que je fasse quelque chose. Je ne vais pas rester ici à me vider de mon sang, hein ?

Zach, bouge.

Il faut que je fasse quelque chose, hein ?

Zach, bouge, tu vas pas crever ici.

Il faut que je fasse quelque chose ?

Zach, fais quelque chose !

Il faut ?

Oui ! Te laisse pas mourir.

Je le mérite… ?

Ils t’attendent. Mark, Lily Rose, Sofia et Philip, Jessica, Dante, Elena, Mr Dalton, Oliver et Sharon, Ashley.


Avec un grognement, j’essaie de tirer mon portable de la poche de mon jeans. Il glisse sous mes doigts humides de sang. Jurant tout bas, je les essuie puis agrippe mon téléphone. Lorsqu’il sort enfin de mon pantalon, il tombe au sol.

Avant de le récupérer, je prends soin de bien essuyer ma main droite. La luminosité de l’appareil m’agresse les rétines lorsque je le déverrouille. Le premier contact qui me vient en tête est Mark, mais ce n’est pas la personne la plus à même de m’aider à cet instant.

J’ai l’impression que mon cœur est coincé contre ma glotte lorsque j’enclenche l’appel. La sonnerie semble résonner bruyamment dans le sous-bois. Quatre… cinq…

– Allô ? lâche Jess d’une voix étonnée.

Que lui dire ? Comment ? Par où commencer ?

Suis-je au moins capable de parler ?

– J-Jess, croassé-je d’une voix étranglée par la douleur.

– Ça va, Zach ? enchaîne-t-elle aussitôt d’un ton angoissé.

– Non, pas vraiment. (J’inspire une gorgée d’air fébrile.) Tu peux… venir ?

– Oui ! Tu es encore dans le sous-bois ?

La gorge comprimée, je grogne un « oui » à peine audible avant d’ajouter faiblement :

– Fais vite, s’il te plaît.

Je ne sais pas combien de temps s’écoule jusqu’à ce que j’entende la voix de mes amis. Peut-être seulement deux minutes. Un laps de temps infime. Un enfer à vivre lorsqu’on se vide de son sang.

Ils me repèrent assez rapidement à l’aide des lumières de leurs téléphones. Dante crie en premier, vite suivi par Jessica. Les jumeaux courent dans ma direction, les traits tordus de peur et d’incompréhension.

– Zach, bordel, ça va ? s’exclame Dante en se laissant tomber près de moi.

Sans douceur, Jessica s’agenouille juste à côté, avant de baisser les yeux vers mon ventre.

Son visage se décompose. Son cerveau compose. Elle comprend, anticipe.

– Il faut appeler une ambulance.

– Oh non, gémit Dante lorsqu’il aperçoit enfin mes mains ensanglantées. Je vais chercher Lily.

Sans attendre de réponse, mon ami bondit sur ses jambes et s’en va en courant. Son départ me fait mal au cœur. J’ai l’impression qu’il m’abandonne. Je sais qu’il n’en est rien, qu’il va simplement chercher de l’aide. Pourtant, j’ai le sentiment que je suis en train de tout perdre.

– Zach, je suis là, souffle soudain Jess en posant une main sur ma joue.

Son contact, tiède, me fait tressaillir dans la fraîcheur des ténèbres.

– Pars pas, la supplié-je en levant les yeux pour observer son visage grave.

Je n’aime pas cette lueur d’horreur dans ses yeux, ce pli angoissé sur ses lèvres, la ride d’impuissance qui fracture son front. Je la préfère sûre d’elle, déterminée, confiante.

Avec délicatesse, elle se penche, jusqu’à ce que je sente son souffle contre mon oreille.

– Je suis là, Zach.

Elle presse gentiment les lèvres contre ma mâchoire, ce qui me fait gémir de frustration et de reconnaissance. Je m’imagine à sa place, obligé de regarder l’être que j’aime se vider de son sang. Je serais sûrement beaucoup moins calme qu’elle ne l’est.


Encore bien trop longtemps plus tard, Dante revient avec Lily Rose. Ils halètent, inspirent bruyamment l’air de la nuit. Mon amie tient son portable à la main, l’écran est encore allumé.

– J’ai appelé une ambulance et mes parents, déclare-t-elle en s’approchant à pas rapides de Jess et moi. Ils se dépêchent de venir. Ma mère va t’aider, Zach.

Incapable de garder son sang-froid plus longtemps, Lily se penche sur mon épaule et fond en larmes. Sofia est urgentiste, elle saura m’aider. Bien que Philip et elle se trouvent juste en face de la maison de Lily, j’ai peur qu’ils n’arrivent pas à temps.

Je ne suis pas dupe, je connais la sensation de la mort. Le froid, la perte de sensations, la douleur sourde, les sens étouffés, l’odeur, les couleurs qui disparaissent. Le vide.

Quand je sens les larmes glisser sur mes joues, j’agrippe les mains de Jessica. Elle me jette un regard terrifié. Je me déteste de la faire souffrir. Je me déteste de les angoisser.

Je me déteste d’être lâche. Si seulement j’avais empêché ces fous de m’attaquer. Si seulement j’avais agi bien avant pour éviter d’être leur bouc émissaire. Si seulement j’avais eu le courage de m’opposer à Anthony avant qu’il ne m’achève.

Si seulement… si seulement.

Quel hypocrite je fais ; il y a quelques minutes à peine, j’affirmais ne rien regretter.

C’est tellement faux.


– Je regrette, chuchoté-je en attirant les mains de Jess vers mon cœur.

Je remarque à peine qu’elle a les doigts ensanglantés par ma faute. Et que mon sang s’écoule plus vite de ma blessure maintenant que je ne maintiens plus de pression dessus. Néanmoins, Dante a l’intelligence de plaquer sa veste contre mon abdomen. Je ne sens plus rien entre mes épaules et mes hanches.

– Pourquoi ? me répond Jessica en me veillant du regard.

Son visage est tout proche du mien. Il vaut mieux ainsi : ma voix porte à peine tant je me sens faible. Je dois faire peur à voir, pourtant Jess reste penchée sur ma bouche. J’ai envie de l’embrasser. Mais je doute qu’elle apprécierait le goût du sang sur ses lèvres.

– Pour tout, trouvé-je la force de répondre. Pour vous : toi, Lily, Dante. Pour Mark.

Soudain, une voix masculine s’écrie :

– Lily Rose, tu es où, ma puce ?

Le ton inquiet de Philip me serre le cœur. En quelques secondes, les adultes nous rejoignent. Philip aide Sofia à transporter son matériel médical. Mark a une veste jetée sur les épaules.

Dès qu’il me voit allongé au sol, entouré de mes amis, il se précipite dans ma direction. Il repousse sans brusquerie Lily Rose pour m’envelopper de la veste qu’il a apportée. Elle porte son odeur et la chaleur de notre foyer.

– Mon garçon, murmure-t-il au-dessus de moi. Qu’est-ce qu’ils t’ont fait ?

Comme je n’ai pas la force de répondre, je secoue la tête.

Avec des paroles fermes, mais bienveillantes, Sofia demande aux jumeaux et à sa fille de s’éloigner. Philip leur conseille d’attendre devant la maison, car les secours vont bientôt arriver. La mort dans l’âme, je les vois partir. Après avoir caressé ma joue, Jess retire ses mains des miennes. J’ai envie de hurler.

En tendant le bras, j’essaie de la retenir, mais Mark saisit délicatement ma main.

– Non, Zach. C’est dur pour elle, n’empire pas les choses.

Il a raison, il a toujours raison. J’ai envie de le haïr pour ça, mais j’en suis incapable.

Alors, la vision brouillée par les larmes et la douleur, je les regarde s’en aller. Leurs épaules sont tombantes, ils se tiennent par les bras, comme pour être sûrs qu’ils ne vont pas s’effondrer au prochain pas. Mes amis, mes confidents, mes gardiens.

Je donnerais cher pour me tenir avec eux plutôt que de les observer s’éloigner au loin, pareils à des fantômes. Avec une déchirure à l’âme, je prends conscience que ce sera peut-être bientôt moi, le fantôme. Terrifié, je me recroqueville, tente de garder la vie en moi, ferme les yeux.

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