Chapitre 82
82
Philip
Ils patientent dans un silence de terreur. Sofia est debout, près de la clôture, prête à donner ses directives dès que les secours seront là. Le ventre noué d’effroi, Phil observe sa femme. Elle a toujours eu ces qualités essentielles : le calme et la réflexion en période de crise, la capacité à diriger les autres…
– Zach… gémit une voix derrière lui.
Avec un sursaut, Philip se retourne. Recroquevillé sur le corps inerte de l’adolescent, Mark sanglote. Geint, prie, maudit, marmonne. Avec des gestes fébriles, nerveux, ils chassent les boucles sombres du front pâle du jeune homme, caresse ses joues creuses, effleure ses lèvres bleutées.
– Mark, il faut qu’on se prépare à accueillir les secours.
Malgré sa voix claire, il ne l’a pas entendu. Le cœur gelé de peur, Phil réitère sa demande. Cette fois, son ami lève les yeux. Ils ressemblent à deux pierres d’obsidiennes fissurées et plongées dans une rivière de sang.
– Je suis désolé, lâche bêtement Philip en se rapprochant de lui.
Il pose une main sur l’épaule solide de Mark. D’habitude, c’est lui le costaud. L’imperturbable. L’endurci. Ils se sont rencontrés sur les bancs de la fac, sans savoir qu’ils seraient plus tard les témoins de leurs mariages, les voisins de leur allée, les frères de leurs cœurs.
La dernière fois que Philip a vu son ami ainsi brisé remonte à quelques années. Pour être honnête, il ne pensait pas revoir l’homme dans un tel état. Mais le voilà en train de hurler au ciel. Parce qu’on lui arrache sa famille de nouveau. D’abord sa femme et ses filles, maintenant son fils.
Avec un gémissement étouffé, Phil se penche en avant pour presser son front contre l’épaule de Mark. Les dents serrées pour ne pas crier, il glisse des mains protectrices autour du cou de son ami et le broie contre son torse. Ce n’est pas parce qu’on semble fait de roc que notre cœur n’est pas de chair.
Il y a bien longtemps que Phil n’avait pas associé cette pensée à son ami.
– Il va s’en sortir, chuchote Philip à l’oreille de son ami. Mark, tu m’entends ? Il va s’en sortir.
L’avocat a conscience qu’il essaie de se persuader lui-même par la même occasion. Néanmoins, envisager la mort de Zachary le terrifie. Ce serait trop pour lui : il ne veut plus voir son ami brisé, il ne veut plus le savoir seul chez lui, dans la froideur d’un foyer détruit. Depuis quelques mois, il se réjouissait de voir Mark plus souriant et serein. Il était ravi que Zach ait réussi à atteindre le cœur de son ami, pourtant entouré d’une forteresse de pragmatisme et de chagrin.
Et le voilà qui perd sa dernière ancre.
– Les secours arrivent ! s’exclame soudain Sofia d’une voix puissante en se tournant vers eux.
D’un pas déterminé, elle s’approche des deux hommes. Phil lui laisse aussitôt la place, sans lâcher le bras de Mark pour autant.
– Mon ami, murmure l’avocat en raffermissant sa prise. Il faut laisser Sofia et les urgentistes s’en occuper.
Malgré les propos conciliants de Philip et le regard encourageant de Sofia, Mark ne lâche le corps inerte de l’adolescent. Zach a beau faire la même taille que son père adoptif, il n’a l’air que d’un enfant entre les bras puissants de l’homme.
– Mark, laisse-moi m’occuper de lui, souffle gentiment Sofia en posant une main réconfortante sur le bras crispé de son ami.
– Je ne peux pas le laisser partir, marmonne Mark d’un ton étouffé de douleur. J’ai laissé partir Aly et les filles. J’abandonnerai pas Zach, je laisserai pas tomber mon garçon.
– Tu ne l’abandonnes pas, le rassure Sofia d’une voix assurée. Tu me le confies, Mark. Je te le rends juste après. (Elle glisse les doigts sur le visage blême de l’adolescent.) Mark, tu ne peux pas le sauver à la seule force de ta volonté.
Tendrement, elle se penche vers son visage pour lui baiser la joue.
– Laisse-nous prendre soin de lui comme on l’a fait ces dernières années. C’est un peu notre fils, à nous aussi.
Des éclats de voix et des bruits de pas jaillissent derrière eux. Munie de lampes, de trousses de secours et d’un brancard, une équipe de trois personne déboule dans le sous-bois. Aussitôt, Sofia se lève et commence à leur donner des directives.
– Mark.
Cette fois, la voix de Philip a été ferme. Avec un pic de douleur dans le cœur, il tire son ami en arrière. À contrecœur, Mark se laisse basculer, une expression déchirante sur le visage. Sa chemise, ses mains, son menton, sont barbouillés de sang. Peut-être pas le sien, mais tout aussi important.
Avec précaution, les secouristes installent l’adolescent sur la civière. Des compresses propres serrées contre l’abdomen, ils lui fixent un masque à oxygène sur le visage. Phil garde les mains posées sur les épaules de Mark. Il a le sentiment que, s’il le lâche, l’homme va s’effondrer.
– Attendez ! s’exclame soudain Mark en se levant abruptement.
Il échappe à la poigne de son ami et accourt vers le brancard, transporté par les trois secouristes. Sofia jette un regard inquiet à l’homme : ils ont déjà pris du retard, il ne faut pas attendre trop longtemps avant la prise en charge médicale de l’adolescent.
– Je lui dis juste au revoir, souffle Mark en se penchant sur son fils.
Avec précaution, il lui embrasse le front et murmure quelques mots à son oreille. Phil n’est pas assez proche pour l’entendre, mais il n’a pas de doutes sur leur nature.
Le brancard repart avec Sofia. Mark tremble, gémit de manière presque inaudible.
– Je peux partir avec eux ? demande-t-il soudain à brûle-pourpoint en se tournant vers Phil.
– J’en… j’en sais rien.
– Je peux pas le laisser tout seul, reprend Mark en s’engageant derrière la civière. Pardon, Phil, mais je dois rester avec lui.
Dans le jardin, les adolescents sont déconfits. Lily Rose, Jessica et Dante les tiennent à distance des secouristes. Philip lance un regard peiné à sa fille. Dire qu’elle fêtait simplement la fin de son année de lycée…
– Pars avec ton fils, lance soudain Phil à l’adresse de Mark en s’arrêtant au milieu du jardin. Accompagne-le, je reste ici avec les enfants.
Il pose les yeux sur sa fille. Elle va avoir besoin de lui.
– Je vais essayer de calmer la situation comme je peux.
Avec un regard à fendre le cœur, Mark lui adresse un hochement de tête reconnaissant puis s’en va en courant rejoindre son fils inconscient.
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