Chapitre 89
89
Oliver
Perdu dans ses pensées moroses, Oliver ne fait pas attention à la personne qui arrive face à lui. Les deux hommes se bousculent en se tapant l’épaule puis reculent de quelques pas.
– P-Pardon, bredouille aussitôt l’ingénieur.
– Pas de problèmes, je ne regardais pas devant moi non plus, avoue son interlocuteur d’un air embarrassé.
Lorsque l’homme prend enfin la peine de regarder Oliver, il tressaille puis ouvre la bouche de surprise. Perplexe, l’ingénieur lui adresse un rictus gêné.
– Vous… commence l’inconnu en clignant précipitamment des yeux. Excusez-moi, c’est juste que l’un de mes élèves vous ressemble terriblement.
– L’un de vos élèves… souffle Oliver, étonné, avant de réaliser : Oh ! Vous êtes l’un des profs de Zach ?
– Oui, son professeur d’histoire. Mais…
– Je m’appelle Oliver Dent, se présente celui-ci en lui tendant la main. Vous devez être Mr Dalton, Zach m’a parlé de vous.
– Il va finir par me faire rougir, soupire le professeur avant de jeter à Oliver un regard sérieux. Alors, je suppose que vous êtes le père biologique de Zach.
– C’est exact. Je passais le voir, vous voulez m’accompagner ?
– Oui, avec plaisir. (Les deux hommes se mettent en marche, direction la chambre 402.) Pour être honnête, je cherchais à joindre Mr Grace. Comme je suis un peu tête en l’air, j’ai oublié de lui demander son numéro.
– Oh, si ce n’est que ça… Tenez le voilà.
Oliver tend l’écran de son smartphone au professeur, qui grimace.
– Est-ce que vous pourrez me l’écrire sur un bout de papier, une fois dans la chambre ? J’ai laissé mon portable chez moi. Je ne suis pas très… accro.
– Mieux vaut ça que le contraire, sourit Oliver avant de consulter sa montre. Normalement, Mr Grace devrait arriver d’ici quinze-vingt minutes. Vous pourrez le voir à ce moment-là.
– Je venais pour ça, avoue le professeur avec un petit rire. Je sais qu’il passe tous les soirs à l’hôpital, alors j’espérais le retrouver.
Oliver hoche la tête, pensif. Comme Mark Grace, il aimerait passer tous les jours voir son fils. Mais la distance entre l’hôpital et Denver ainsi que ses horaires de travail le restreignent.
Son seul réconfort est de savoir Mr Grace près de Zach le soir.
Les deux hommes s’installent tranquillement dans la chambre d’hôpital. Comme toujours, les machines ronronnent doucement, envoyant de l’air dans les poumons de Zach, de l’eau dans son corps et des nutriments dans ses veines.
Oliver, fidèle à sa petite habitude, s’approche du lit et saisit gentiment la main pâle et inerte de son fils.
– Bonsoir, Zach, c’est Oliver. Ma journée a été plutôt intense, mais j’ai pu me libérer assez tôt pour passer te voir.
L’homme marque une pause en sentant les larmes lui monter aux yeux. Contrairement à Mark Grace, qui laisse peu paraître son chagrin, Oliver a du mal à masquer son émotivité.
– Il… il faut que je te dise quelque chose, Zachary. Tu dois t’en rappeler, mais Sharon et moi devions nous marier en août. C’était un événement d’autant plus important que tu venais d’entrer dans ma vie. Néanmoins, avec ce qui s’est passé…
Oliver jette un regard embarrassé au professeur, qui s’est assis sur une chaise à l’écart. Même si Mr Dalton entend tout des paroles d’Oliver, il fait mine de lui laisser de l’intimité.
– Nous avons décidé d’annuler le mariage.
Oliver, qui n’a pas prononcé ces mots à voix haute depuis plusieurs jours, grimace. L’événement devait avoir lieu dans un mois, quelques années après ses fiançailles avec Sharon. Celle-ci a été la première à souffler l’idée. Peut-être moins chamboulée que son fiancé, mais tout aussi touchée, la femme n’avait plus le goût à ce mariage.
Et ça tombait bien pour Oliver, car lui non plus.
Quinze minutes après leur arrivée, la porte s’ouvre. Mark Grace jette un regard étonné aux deux hommes puis souffle en fermant derrière lui :
– Bonsoir, Mr Dent. Bonsoir, Mr Dalton.
– Bonsoir, répondent en chœur ces derniers d’un ton grave.
Oliver, assis près du lit, observe du coin de l’œil Mark s’installer sur la dernière chaise disponible. Il semble déjà avoir maigri, en l’espace de deux semaines et demie. Pris quelques années, aussi. L’ingénieur se demande s’il est aussi marqué physiquement.
– J’ai interrogé le jeune Elliot, déclare soudain Mr Dalton en se redressant sur sa chaise. Il y a deux jours.
– Alors ? s’enquiert aussitôt Mark Grace avec un vif intérêt, les épaules tendues.
– Il semblait nerveux, mais aussi sincèrement stupéfait par ce qui est arrivé à Zach, comme si… il n’en revenait pas. (Mr Dalton se gratte derrière l’oreille, pensif.) Je suis plutôt mitigé le concernant. On dirait qu’il sait des choses et, qu’en même temps, il n’arrive pas à y croire, comme s’il était simple spectateur des événements.
– Vous lui avez demandé, pour Nick et Anthony ?
– Bien sûr. Il affirme ne pas les avoir vus, la nuit du 20 au 21 juin. De plus, ses parents devraient pouvoir confirmer sa présence chez lui ce fameux soir.
– Bon sang, jure Mark entre ses dents, des veines saillant sur ses tempes.
– Nous devrions quand même le surveiller, ajoute le professeur d’histoire d’une voix lasse. Il était très nerveux. C’est un garçon assez émotif et il semblait vraiment prêt à craquer, comme si… comme s’il avait des choses à cacher et qu’il crevait d’envie de les libérer.
Oliver a les mains moites. D’après la discussion entre les deux hommes, ils auraient une piste concernant les agresseurs de Zach. Impatient d’en savoir plus, l’ingénieur se penche en avant.
– Pourriez-vous m’en dire plus, sur cet Elliot ? C’est un camarade de classe de Zach ?
– C’est exact, répond Mr Dalton en se tournant vers lui, grave. Elliot a témoigné, il y a quelques semaines, avec des amis de Zachary et Mr Grace, sur le harcèlement que vit votre fils au lycée. Elliot a été l’un de ses harceleurs. (Une bouffée violente de colère s’empare d’Oliver, qui se force à déglutir.) Néanmoins, il nous a surtout renseignés sur l’identité de deux garçons qui s’en prennent souvent à Zachary : Anthony Greenlight et Nick Johnson. Ces deux-là sont de potentiels suspects à nos yeux.
– Je vois, souffle l’ingénieur d’une voix étranglée par l’émotion.
– Ces deux petites enflures ont déjà sévèrement blessé Zach, précise Mark d’un ton rauque. Si ça ne tenait qu’à moi, je serais déjà allé les voir pour leur demander des comptes.
– Mais on ne peut rien faire sans preuves, comprend Oliver d’un air fataliste.
– C’est pour cela qu’on compte sur Elliot, leur ami, explique Mr Dalton avec un rictus agacé. Je l’ai senti sous pression, quand je suis allé le voir. J’espère que ma visite va le faire cogiter. Et qu’il s’ouvrira à nous si jamais il est au courant de certaines choses.
– Espérons, marmonne Oliver en joignant les mains pour les éviter de trembler.
Il se sent à la fois soulagé et terriblement en colère. Ils ont des noms, une piste. Et pourtant… Zach l’a prévenu assez rapidement du harcèlement dont il était victime au lycée. Néanmoins, comme ils venaient juste de faire connaissance, il avait mis ce point noir de côté, préférant s’intéresser aux passions et craintes de l’adolescent. À présent, il s’en veut terriblement. Si Mr Dalton et Mark Grace ont raison, si Nick et Anthony sont bel et bien responsables du coma de Zach…
Oliver jure tout bas en pressant son poing contre son front. Si seulement il s’était plus inquiété de son fils. S’il avait prêté attention à ses problèmes… Peut-être aurait-il pu éviter un tel accident.
Peut-être aurait-il pu le sauver à temps.
Oliver ne sait pas combien de temps s’est écoulé lorsque Mr Dalton s’excuse puis les laisse seuls. En relevant la tête, l’esprit rendu confus par les interrogations, l’ingénieur manque lâcher un rire nerveux. Le voilà en compagnie du deuxième père de Zach.
– Ça vous arrive ?
– De quoi ?
– De vous sentir impuissant. D’être persuadé que vous auriez pu le sauver si vous aviez agi à temps. De vous sentir responsable de son accident.
– Tous les jours. À chaque instant, répond sincèrement Mark Grace avec un sourire dépité.
Oliver, la gorge nouée par la frustration, par la peur et le chagrin, dévisage l’homme. Comment fait-il, malgré la situation, pour garder cet aspect fier ? Oliver décèle sans mal la douleur de Mark. Malgré tout, le professeur de droit conserve son regard déterminé, son air confiant.
– C-Comment faites-vous ? Pour rester aussi calme ? Pour ne vous arracher les cheveux ?
– C’est peut-être parce que je l’ai déjà vécu, souffle Mark d’un air lointain.
Lorsqu’il comprend les propos de l’homme, Oliver s’empourpre sous le coup de la honte.
Évidemment ! se maudit-il mentalement en détournant les yeux. Pourquoi n’y a-t-il pas pensé avant ? Ce n’est malheureusement pas la première fois que Mark Grace doit encaisser ce genre de nouvelle.
– Même après cinq ans, il y des matins où je me réveille avec les larmes aux yeux, continue le professeur de droit d’un ton distant. Je me sens oppressé, désespéré. Je me répète sans cesse : « Mark, Mark ! elles seraient en vie si tu les avais accompagnées. Elles seraient en vie si tu les avais retenues. » Et toute la journée « si, si, si… ».
Avec une grimace dépitée, Mark se tourne vers Oliver.
– Mr Dent, j’aimerais vous dire qu’on cesse d’avoir des remords. Mais c’est faux. Ils vous accompagnent jusqu’au bout, même quand vous avez oublié ce que ça faisait d’aimer vos proches. Parce que le manque et le vide qu’ils ont laissé derrière eux ne disparaissent pas.
Une boule de douleur au fond de l’estomac, Oliver soutient le regard de l’homme sans savoir quoi dire. Se rendant compte du malaise qu’il provoque chez son interlocuteur, Mark s’éclaircit la gorge.
– Je suis en train de revivre exactement la même chose avec Zach : « Et si je l’avais empêché d’aller à cette fête ? Et si je m’étais chargé de régler son problème de harcèlement plus tôt ? Et si je lui avais dit combien je tenais à lui avant qu’il ne tombe dans le coma ? »
D’un geste des mains, Mark mime un mouvement de répétition.
– Encore et encore. Encore et encore. Quand je me réveille, quand je mange, quand je conduis, quand je me couche…
– C’est insupportable, grogne Oliver en serrant fort les paupières pour refouler les larmes de souffrance qui lui piquent les yeux.
– Et, pourtant, il faut aller au-delà. Car la vie continue.
Peinant à croire ce qu’il vient d’entendre, l’ingénieur jette un regard atterré à Mark Grace.
– Je sais, c’est dur à entendre. Croyez-moi, c’est la leçon la plus brutale et la plus sincère que j’ai tirée de la mort de ma famille. Si vous ne suivez pas le rythme, vous serez bouffé par la vie.
Avec une grimace de douleur, Mark se lève et se dirige vers Zach. Il pose la main sur celle de l’adolescent.
– C’était lui, mon rythme. Après leur mort, c’était laisser tomber et les rejoindre. Ou accepter de souffrir, s’accrocher à l’un des wagons de la vie, et s’en sortir. Il n’y a pas d’entre-deux. (Mark Grace plante ses iris sombres dans ceux d’Oliver, qui se tend.) Croyez-moi, j’ai cherché. J’ai essayé de faire leur deuil en mettant ma vie en pause, le temps d’aller mieux. Mais j’ai vite compris que je ne faisais que mourir à petit feu. Alors…
Mark mime un pistolet avec deux doigts et les pose sur sa tempe.
– J’avais deux choix : mettre fin à cette torture que je m’infligeais, ou plonger dans la souffrance et essayer de me reconstruire.
Avec lassitude, Mark laisse retomber son bras. Le cœur serré par ce que vient de lui avouer l’homme, Oliver ne sait plus quoi dire. Le professeur de droit ne mâche pas ses mots. Mais il est honnête. Il lui donne une voie à suivre pour surmonter tout ça. Un manuel de survie face au coma.
– Retenez simplement que vous n’êtes pas seul, conclut Mark Grace avec un petit sourire d’encouragement à l’adresse de son interlocuteur.
Les traits crispés par la vague d’émotions qui monte lui, Oliver hoche la tête.
– Merci, Mr Grace.
– Ne me remerciez pas. Remerciez Zach.
Surpris, l’ingénieur lui jette un regard inquisiteur. Mark esquisse un demi-sourire.
– C’est Zach qui m’a appris ces leçons. C’est lui qui m’a maintenu en vie, qui m’a reconstruit. C’est ce merdeux que personne n’aimait qui m’a poussé dans mes retranchements et m’a obligé à aller de l’avant. Je lui dis souvent et, même s’il n’y croit pas, sans lui, je me serais tiré la balle. J’aurais abandonné le train.
– Zach est votre ticket de passage, ajoute Oliver dans la continuité.
Riant doucement, Mark approuve d’un hochement de tête.
– J’aime ce mioche à crever, lâche-t-il soudain d’une voix nerveuse. Je crois que, d’une certaine façon, j’ai transféré sur lui une partie de l’amour que j’avais pour mes filles. Parce que c’est le peu de famille qu’il me reste. Parce qu’au-delà de ses actes, je sais qui il est vraiment. Et je ne veux pas perdre une personne aussi précieuse.
– Je-Je sais, bredouille Oliver en retenant en vain ses larmes.
Il pince les lèvres et essuie avec colère les gouttes qui s’accumulent sur ses joues.
– Pleurez ! s’exclame soudain Mark en se tournant vers lui. Ne vous retenez pas. Zach et moi avons cet horrible défaut de tout garder pour nous, d’enfermer à double-tour notre douleur et nos émotions. (Avec un geste saccadé, l’homme désigne Zachary et les machines qui le maintiennent en vie.) Et regardez où ça nous a menés. Alors, je vous en prie, Oliver, laissez-vous aller. Vous n’êtes pas comme moi, ni comme Zach. Nous nous sommes empoisonnés à force de tout garder.
Les épaules secouées de sanglots incontrôlables, Oliver se penche en avant et prend sa tête entre ses bras. Il a honte. Horriblement honte de se laisser ainsi aller devant Mark Grace.
– Ne soyez pas gêné, murmure l’homme en venant poser une main sur son épaule. Je suis tombé si bas, Mr Dent, que j’ai déjà pensé à m’ôter la vie.
En percevant de discrets reniflements, Oliver redresse le cou. Et ne peut s’empêcher de sourire nerveusement face aux yeux rouges de son interlocuteur.
– Alors il n’y a rien de honteux à pleurer. (Avec un soupir, Mark baisse le menton, laissant glisser ses larmes sur ses joues fatiguées.) Au contraire, ça prouve que vous êtes assez fort pour accepter votre douleur.
Bouffi de reconnaissance envers l’homme, Oliver hoche la tête, pince les lèvres, rit avec embarras puis se lève. Et, avant que Mark ne puisse se dérober, il le serre dans ses bras. Ce dernier se fige, pris de court, puis soupire. Finalement, il tapote le dos de l’ingénieur.
– Je suis vraiment content que Zach ait fait votre connaissance.
– Et moi, je vous suis éternellement redevable pour ce que vous avez accompli pour lui. Pour le travail d’éducation, de patience et d’amour que vous lui avez consacré. C’est vous qui avez modelé le jeune homme qu’il est devenu.
Mark Grace ne répond rien. Néanmoins, après quelques secondes, il presse légèrement Oliver contre lui. Ce dernier se demande si quelqu’un a déjà serré Mark dans ses bras. Si quelqu’un lui a déjà témoigné le respect, la reconnaissance et l’affection qu’il mérite.
Avec un sourire pâle, Oliver tourne la tête vers son fils.
Il a la réponse sous les yeux.
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