Chapitre 93

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93

Anthony

Les yeux dans le vague, Anthony tire sur sa cigarette. Lui qui s’était promis de ne pas toucher à la nicotine ou à la drogue à cause de ses effets ravageurs sur le physique et le mental. Lui qui préférait se priver pour réaliser son rêve.

À quoi bon devenir acteur si je suis défiguré ? songe-t-il avec un sourire tordu.

Ils les voient chaque jour dans le miroir. Ses cicatrices. Que cet enfoiré de Zachary Gibson lui a fait dans un élan de colère. Son nez légèrement tordu par la fracture. Les cicatrices blanches sur ses mâchoires. Personne n’aimerait autant Brad Pitt ou Scarlett Johansson s’ils étaient couturés de cicatrices.

Il a commencé à fumer pendant l’été, après avoir fréquenté une fumeuse en Australie. Une jolie fille avec qui il a fait plus que discuter, d’ailleurs.

Une image furtive de Lily Rose, ses yeux verts et ses mèches blondes, lui traverse l’esprit.

Tremblant de rage, il tire une nouvelle bouffée de nicotine.

Menteuse, menteuse, menteuse. Tu l’as préféré, lui, à moi. Moi qui ai tout, lui qui n’est rien.

Une autre inspiration.

Tu m’as trahi. Je t’aimais et tu m’as trahi.


Lorsqu’il se rend compte que sa cigarette est terminée, il la jette rageusement par terre et l’écrase de sa semelle. Frissonnant dans l’air frais d’octobre, il resserre sa veste en cuir autour de lui et jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Nick discute à quelques mètres avec des gars de son équipe de foot.

– Anthony ?

La voix le fait sursauter. Se retournant brusquement, Anthony jette un regard mauvais à son interlocuteur. L’air hagard et blanc comme un linge, Elliot lui fait face.

– Qu’est-ce que tu veux ? gronde Anthony en sortant son paquet de cigarettes.

– Je… il faut que je te parle.

– Vas-y je t’écoute, marmonne-t-il en guise de réponse tout en allumant une nouvelle cigarette à l’aide de son briquet acheté en Australie quelques semaines plus tôt.

Manifestement mal à l’aise, Elliot cherche ses mots, hésite, se tord les mains. Les nerfs à vif, Anthony lui adresse un regard meurtrier. Il n’a pas de temps à perdre avec ce crétin.

– Alors ?

– Anthony…

Elliot jette un coup d’œil par-dessus son épaule. Perplexe, Anthony cherche du regard ce que son camarade observe, mais ne décèle rien de particulier dans la foule de lycéens qui partent chercher leur voiture ou un arrêt de bus.

– Je… je dois t’avouer un truc.

Une boule nerveuse vient se loger dans le ventre d’Anthony, entre l’estomac et ses tripes. Qui l’empêche de respirer correctement et lui donne envie de gigoter, de cogner.

– J’ai… parlé à des gens.

Muet, sentant une amère et noire colère grimper vers sa poitrine, Anthony dévisage ouvertement Elliot, qui se détourne en plissant la bouche.

– Il fallait que je te mette au courant.

– Au courant que tu as parlé avec des gens. Ça m’avance bien, ça, dis donc, raille l’adolescent d’une voix condescendante.

– À propos de Zach, décide d’ajouter Elliot dans un souffle étouffé.

Si Anthony n’avait pas été penché vers lui dans une position de menace, il ne l’aurait pas entendu.

Lentement, avec le plus grand calme malgré son rythme cardiaque qui croît brutalement, il retire la cigarette de ses lèvres et descend du muret sur lequel il s’est installé quelques minutes plus tôt. Avec nonchalance, il laisse tomber son mégot aux pieds de son camarade puis chasse une poussière imaginaire de sa manche. Les épaules d’Elliot se crispent à son contact.

– Et avec qui as-tu discuté de ça ?

La voix en apparence calme d’Anthony cache une nervosité et une colère qu’il s’efforce tant bien que mal de maîtriser. Il ne faudrait quand même pas qu’il lui casse la figure au milieu de tout ce beau monde.

– Euh… avec… Mr Dalton. (Anthony hausse un sourcil de surprise. Que vient faire son ancien professeur d’histoire dans l’affaire ?) Et avec le père de Zach, Mr Grace.

Un lourd silence les recouvre d’un voile glacé. Les exclamations, les rires, les cris des lycéens alentours atteignent tout juste Anthony, qui a les yeux rivés sur son camarade. Sur sa silhouette menue, ses bras maigres, son cou mince, son regard fuyant, sa mâchoire tremblante…

Elliot a à peine le temps de lever le menton lorsque Anthony se jette sur lui. Plus rien n’existe. Ni les cris, ni les couleurs. Le monde est en nuances de gris, les sons sont étouffés. Même les poings d’Anthony contre le visage d’Elliot ne font pas de bruit.

Est-ce cette rage aveugle, cette soif de sang, cette colère irraisonnée, que Zach a ressenti lorsqu’il l’a passé à tabac, des mois plus tôt ? Est-ce pour cette malsaine satisfaction de supériorité et de pouvoir que Zachary l’a agressé et défiguré ?

Il n’a plus que de l’adrénaline dans le sang, des démons dans la tête et l’amertume dans le cœur. Ses mains tremblent, mais pas d’anxiété. Il sourit, mais pas de joie.

Anthony est en colère. Et très seul.


– Espèce de malade ! gronde une voix en agrippant fermement l’épaule d’Anthony.

Comme dans un rêve où les couleurs seraient ternies, les sons fatigués et les sensations diffuses, Anthony se sent basculer en arrière. Ses fesses cognent le sol, ses coudes râclent l’asphalte, sa tête rebondit sur le goudron. L’adolescent prête à peine attention à la douleur qui se met à pulser sous son crâne.

Deux silhouettes se dressent au-dessus de lui. Deux hommes mûrs dont les visages sont tirés.

– Bon sang, il faut appeler Mme Meyer… souffle le premier, plus petit et plus âgé.

– Mme Meyer ?

– L’infirmière. Pour le jeune Elliot. Il est méconnaissable… pauvre garçon.

Confus, Anthony observe la foule qui s’est rassemblée autour de lui, formant un cercle de curieux. L’adolescent les trouve aussitôt répugnants. Qu’ont-ils tous à le dévisager ainsi ? Pourquoi ne se mêlent-ils pas de leurs affaires ?

Des mois plus tôt, tu adorais avoir leur attention, lui souffle une voix d’un air narquois.

Anthony la fait taire puis se redresse. Il reconnaît les deux hommes, maintenant qu’il a l’esprit plus clair. Mr Dalton, son ancien professeur d’histoire. L’adolescent serre les poings en observant le deuxième. Mark Grace. Le « père » de Zach.

Avec une assurance délibérément nonchalante, Anthony se met debout puis toise froidement les deux hommes.

– Eh ! lâche-t-il dans un aboiement brusque.

Les yeux perçants de Mark Grace se posent sur lui. Anthony réprime un frisson. S’ils étaient seuls, Dieu seul sait ce que l’homme lui ferait subir.

– Vous voulez quoi ? embraye l’adolescent d’un ton mordant.

– T’emmener voir la police, répond calmement Mr Dalton, un bras passé dans le dos d’Elliot pour le soutenir tandis qu’il crachote de la salive ensanglantée sur le sol.

– Et pour quel motif ? susurre Anthony en retroussant la lèvre supérieure, prêt à en découdre avec le premier volontaire venu.

– Pour tentative de meurtre et harcèlement physique et moral, ajoute Mark Grace d’une voix grave, rauque.

Un fourmillement chatouille les lèvres d’Anthony, qui se retient de pouffer. Le salaud, le salaud, le salaud… Ses doigts tremblent, son rythme cardiaque accélère. Il faut qu’il fasse sortir sa rage, qu’il exprime sa haine, qu’il joue son rôle. Qu’il fasse péter les câbles, pour retenir l’attention et le souffle de l’audience.

Anthony est un acteur, il le sait. Un comédien né, une bête du spectacle et un esprit de la scène.


L’adolescent sursaute lorsqu’une grosse paluche s’abat sur son épaule. Nick. Il a l’air abattu. Sa bouche est amèrement plissée, ses yeux sont comme vidés. Presque tristement, il serre le bras de son ami puis s’avance vers les deux adultes.

– Je vous accompagne.

– Nick, souffle Mr Dalton sans surprise. Tu veux bien attendre ici avec Anthony et Mr Grace, le temps que j’emmène Elliot à l’infirmerie ?

– Bien sûr, allez-y.

Stupéfait, trop hagard pour réagir, Anthony dévisage le joueur de football pendant que le professeur aide Elliot à se relever et l’amène vers le lycée. Mr Grace les observe en silence à quelques mètres. Son manteau ample ne suffit pas à cacher la tension de son corps.

– Vous avez essayé de tuer mon fils, déclare-t-il soudain d’un ton lourd, blessé.

Anthony ne prend même pas la peine de le regarder. Ses pensées sont tournées vers Lily Rose, qui lui a menti, vers Elliot, qui l’a trahi, vers Nick, qui vient de l’abandonner.

Tous des enfoirés.

– Saloperie de merde, siffle-t-il d’un ton venimeux en repoussant brusquement la main de Nick sur son épaule.

Un éclat de douleur traverse le regard de son ami, qui garde pourtant la même attitude déconfite. Comme Anthony essaie de le frapper au visage, Nick le maîtrise sans mal – il est plus grand, plus lourd, plus fort.

– Ça devait arriver, chuchote alors Nick en se penchant vers lui. Elliot était en train d’imploser. Il pouvait pas garder tout ça pour lui.

– Petit con de merde !

– Anthony, on lui en a trop demandé.

– J’aurais dû le savoir ! Cette petite lopette inutile… on aurait dû le tuer, lui aussi !

Nick secoue la tête, les yeux brillants. Est-il en colère ? Se retient-il de pleurer ?

– Anthony, tu ne sais plus ce que tu dis. Je comprends ta fureur et ta rancœur. Je les ressens, moi aussi.

– Tu ressens rien du tout, sale con ! crache Anthony, le visage brûlant de colère. Si tu avais la moindre affection pour moi, tu me soutiendrais.

– Tu crois que je fais quoi, là ? explose Nick en levant grand les bras. Je vais me dénoncer, Anthony ! C’est moi qui ai gardé l’arme. Je l’ai conservée, alors qu’elle a failli tuer quelqu’un. Et tes empreintes sont dessus. Je vais t’accompagner dans cet enfer, parce que je suis autant responsable que toi et que je ne veux pas te laisser seul.

Haletants, tendus, les deux garçons se dévisagent en chiens de faïence. Lorsque Nick commence à avancer, Anthony bande les muscles. S’ils doivent en découdre… tant mieux.

Mais Nick le prend dans ses bras et le serre fort contre lui. Une vague d’indignation et de honte submerge Anthony, qui commence à se débattre.

Si seulement il était pas aussi grand !

Anthony se fige lorsqu’il entend les sanglots de son ami. Hébété, il laisse ses bras retomber et reste immobile quelques secondes. Il n’a jamais vu Nick pleurer.

– Je vais tout perdre, Anthony. Mon casier judiciaire va annuler ma bourse étudiante. Je vais devoir quitter le lycée, aller… en prison. Et lorsque j’en sortirai, je sais pas si le moindre lycée voudra de moi. Je sais pas si je pourrai aller à l’université. Ma famille est pauvre, Anthony, et mes deux frères aînés ont vidé les comptes parentaux.

Abasourdi par les propos de Nick, qui l’ancrent de plus en plus dans la réalité, Anthony ne dit rien. Il savait que son ami était boursier grâce à ses résultats sportifs. Mais il n’avait pas conscience de toutes les pertes qu’allait subir son camarade s’ils étaient attrapés.

– Nick, murmure Anthony d’une voix interloquée, je savais pas… Je…

Anthony ravale sa fierté en sentant les larmes de son ami dans son cou. Maladroitement, il lui rend son étreinte. Qui aurait cru que ce grand gognant aurait besoin d’un tel réconfort ?

– Je suis désolé, conclut Anthony d’une voix étranglée.


Mark Grace coupe court à leur étreinte.

– Tous les deux, vous devez me suivre.

Les adolescents se séparent brusquement. Nick a les yeux rouges et renifle. Anthony comprend mieux pourquoi il avait l’air abattu en l’abordant. Son ami a dû sentir les choses arriver, il a compris que c’était fichu, qu’ils étaient fichus. Que la justice venait réclamer son dû.

– J’ai appelé la police, reprend Mr Grace en les observant tour à tour. Je compte sur votre collaboration. Sur votre maturité.

Anthony ne bouge pas d’un poil, mais Nick hoche docilement la tête. Il a accepté son sort, son crime. Il lui en veut d’avoir intégré si rapidement leur destinée.

– Ils arrivent, déclare Mark Grace en se tournant de biais.

Le cœur au bord des lèvres, Anthony se braque tandis que trois policiers fendent la foule pour les rejoindre. Sans résister plus que nécessaire, Nick se laisse passer les menottes tandis que les gardiens de l’ordre leur récitent machinalement leurs droits. Mais lorsqu’arrive une femme à l’uniforme vers Anthony, il recule.

Une peur primaire s’empare de lui. Son instinct lui ordonne de fuir, son cœur de s’indigner et son cerveau d’anticiper.

– Les mains tendues devant vous, marmonne la policière en plissant les yeux.

Elle a perçu la nervosité d’Anthony. Anticipe sa réaction.

– Je… commence Anthony en sentant sa poitrine se contracter.

Une panique impossible à contrôler rampe sous sa peau. Tire ses muscles, bouche ses veines, bloque sa respiration. La vision brouillée par l’angoisse, Anthony se penche en avant. Vomit les deux repas qu’il a ingérés dans la journée et la peur qu’il ressent depuis des mois.

Lorsqu’il se redresse, il se sent vidé. La policière le dévisage sans rien dire, à la fois perplexe et compatissante.

Les lèvres closes, le regard perdu au loin, Anthony tend les mains.

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