Chapitre 95

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Nora

Elle se tient là, dans l’encadrement d’une chambre d’hôpital, au seuil d’un monde qu’elle a refusé de connaître. Ses yeux de glace furètent de droite à gauche, à la recherche d’une quelconque menace. Sa lèvre inférieure tremble.

Après avoir vérifié qu’il n’y a personne dans le couloir, elle s’engage d’un pas rapide dans la pièce et ferme derrière elle. Elle a la poitrine brûlante de peur et de joie. Ses mains agrippent nerveusement tout ce qui lui tombe sous les doigts : son sac à main, sa veste, ses cheveux détachés. Elle relève la tête, fixe un plan de sécurité scotché à la porte, hésite. Devrait-elle être là ? N’aurait-elle pas dû partir ? L’article… c’est cet article qui l’a poussée à venir.

Elle l’a lu dans cette revue locale qu’elle suit depuis des années. La femme n’a jamais cessé de prendre des nouvelles de la ville de son enfance. C’était une annonce d’à peine quelques lignes dans les informations graves. Elle se rappelle encore l’intitulé, il résonne douloureusement sous son crâne : « L’adolescent de dix-sept ans poignardé par ses camarades de classe toujours dans le coma ». Ce sont ces quelques lignes qui l’ont amenée ici. Qui l’ont amenée à Lake Town, qu’elle a désertée depuis des années. Elle se demande encore si c’est le ton pessimiste de l’annonce quant à l’état de l’adolescent qui l’a obligée à se rendre à l’hôpital ou sa conscience.


Nora expire bruyamment. Il s’est écoulé si longtemps. Ne peut-elle pas faire face comme il se doit ? Elle veut le revoir avant… avant quoi ? Qu’il sombre pour toujours ? Quel intérêt d’échanger avec un inconscient ?

Elle se redresse, une lueur déterminée au fond des yeux. Elle avance, prête à l’affronter.

Elle le trouve beau. Malgré les perfusions, malgré ses joues creuses, malgré ses cheveux secs et le bleu sous ses yeux, malgré la pâleur de ses lèvres et la maigreur de ses bras. Elle le devine grand et dégingandé sous la couette qui recouvre son corps inerte.

Aussi curieuse qu’une enfant, elle approche à pas feutrés du lit. Elle lui trouve une grande ressemblance avec son père. Pas qu’elle se souvienne très bien de l’homme, mais… mais c’est lui. Les souvenirs la heurtent brutalement et sa respiration accélère.

Ils se sont rencontrés un peu par hasard. Ont échangé autour d’un café un peu par hasard. Leur premier baiser relevait sûrement du hasard, lui aussi. Leur relation n’a pas été longue, quelques mois tout au plus. Ils étaient jeunes, insouciants malgré les leçons inculquées. Nora ne s’est jamais pardonné son manque de prudence. Elle l’a quitté et il n’a jamais cherché à la recontacter.


Comme dans un rêve, cette soirée du nouvel an 1998 lui revient. Elle se rappelle le vent tapant contre les vitres, elle se rappelle l’odeur de l’encens que Berry avait fait brûler. Elle se rappelle son corps déchiré par la douleur, ses cris étouffés, son front trempé de sueur.

Il n’y a eu que Berry pour l’aider. Son amie lui a épongé le front, lui a tenu la main, est allée chercher les serviettes et l’eau. Pas à un seul moment elle ne l’a jugée. Jamais. Elle a protégé Nora en l’aidant à maintenir sa couverture auprès de ses parents, de ses amis et connaissances. Grâce à elle, Nora a eu le courage d’affronter tout ça.

En quelques heures, Nora n’a plus été seule dans sa vie. Ils étaient à présent trois. Il y avait lui, le bébé, et il y avait Berry. Il lui a fallu du moment pour s’en rendre compte, pour comprendre et réagir.

L’expression médusée de Berry quand elle a soulevé le nouveau-né criard est inscrit au fer rouge dans l’esprit de Nora. C’est elle qui l’a tenu en premier, l’a nettoyé et séparé de sa mère. Il était petit, fragile et bruyant. Comme n’importe quel bébé. Mais Nora avait peur de lui. Il représentait beaucoup trop de choses pour qu’elle puisse l’assumer. Malgré tout, Berry l’a installé entre ses bras craintifs et a forcé son amie à l’allaiter. « Le plus dur est passé. » Berry était toujours positive.

C’est ce soir-là, dans l’intimité d’un appartement étudiant et à la lumière des bougies du nouvel an, que Nora a embrassé pour la première fois celle qui deviendrait sa femme. Sur le coup, elle n’a pas imaginé la portée de son geste. Elle voulait simplement remercier et prouver son affection à celle qui l’avait soutenue depuis le début et n’avait jamais porté un seul jugement de valeur.

« On peut le garder ». C’est au creux de son oreille que Berry a chuchoté l’infaisable. Elle tenait Nora entre ses bras, alors qu’elle observait avec interdiction la petite vie allongée sur elle. Sans hésiter, elle a secoué la tête. « Non, non, je peux pas ». Elle n’a alors pensé qu’à elle, pas à elles. Berry n’a rien répondu, mais Nora a décelé cette minuscule lumière déçue au fond de son regard calme. Elle avait cassé l’espoir insensé d’un enfant dans leur vie.


Un mois plus tard, Nora est sortie, le bébé attaché dans son dos, affronter le vent d’hiver. Elle a marché jusqu’à l’orphelinat de Lake Town, qu’elle a observé sous toutes les coutures.

Le soir, elle a trouvé Berry chez elle. La jeune femme lui avait préparé son plat préféré : du poulet mariné au citron et aux herbes, accompagné de petites patates fondantes. L’attention a réchauffé le cœur glacé de Nora. Après le repas, Berry et elle se sont blotties sur le canapé, le bébé enroulé dans sa couverture tout près d’elles.

« Il a tes yeux. »

« Je sais. »

Alors que Berry allait ajouter quelque chose, Nora a martelé : « Ne dis plus rien, je t’en prie. »

Son amie a cédé.

Un nouveau mois plus tard, alors qu’une magnifique journée de février venait de se terminer, Berry a conduit Nora jusqu’à l’orphelinat. Elle tenait le bébé serré contre sa poitrine, le visage blême.

« Tu es sûre ? » La voix de Berry était tremblante d’un dernier espoir.

« Oui. »

Berry n’a rien dit. Le choix revenait à son amie. « Adieu, petit bout » a-t-elle soufflé en caressant le fin duvet de cheveux qui recouvrait le crâne fragile de l’enfant.


La femme tire une chaise pour s’asseoir près du chevet du malade. Elle a les épaules basses, la bouche morne. Elle lui a donné le prénom de son grand-père maternel, qu’elle adorait ; bien que l’homme en question, ni ses parents, ne furent jamais au courant.

Elle pourrait presque sentir la chaleur du bébé contre sa poitrine. Le petit bruit qu’il faisait en dormant. D’une main tremblante, elle a déchiré un bout de papier, sur lequel elle a inscrit son prénom, la seule chose qu’elle lui ait donnée en plus de la vie.

« Adieu, Zachary »

Elle l’a glissé dans une misérable boîte à chaussures dans laquelle son petit corps rentrait, l’a recouvert d’une épaisse couverture et a placé à ses côtés le bout de papier. Puis, après une rapide inspiration, a ouvert la portière, marché d’un pas raide jusqu’à l’orphelinat et a posé délicatement la boîte sur le perron. Le bébé ne s’est pas réveillé et Nora a fait demi-tour sans un regard en arrière.


– Zachary.

Nora est penchée au-dessus de lui. Elle observe son visage sous tous les angles. Il n’a pas l’air d’avoir beaucoup hérité d’elle. Hésitante, elle frôle sa joue et sursaute en y sentant des poils. Malgré tout, quelqu’un doit le raser, il aurait une jolie barbe autrement. Savoir qu’une personne s’occupe de lui la rassure. Elle se demande si c’est cet homme veuf dont parle l’article.

Elle caresse son visage, fait courir ses doigts sur ses pommettes saillantes, touche ses lèvres froides et suit la ligne de sa mâchoire. Elle joue avec les boucles de ses cheveux, chasse une poussière de son front lisse. Il est si jeune et si grand en même temps. Le bébé qu’elle a connu a bien grandi.

Une fierté irraisonnable l’envahit tandis que les larmes roulent sur ses joues. Ce garçon ne lui appartient pas et il ne le fera jamais. Elle a décidé de séparer leurs vies le jour où elle l’a abandonné. Malgré tout, elle est fière du jeune homme qu’il est devenu. Elle a envie de le serrer dans ses bras, d’entendre sa voix, de le voir sourire, de l’entendre rire et de connaître ses amis.

Elle chasse ses envies irrationnelles. Elle n’a pas le droit.

Et lui non plus. Il ne peut pas. Il n’a pas le droit d’abandonner maintenant.

– Zachary, reprend-t-elle d’une voix ferme, réveille-toi.

D’un geste plus assuré, elle glisse les mains sur les côtés de son visage pour soulever légèrement sa tête.

– Zachary, réveille-toi, je t’en prie.

Maintenant sa tête d’une main, elle caresse son front de l’autre.

– Mon… mon garçon, il faut que tu te réveilles.

Les larmes coulent de plus belle sur ses joues.

– Mon fis, mon magnifique fils, tu ne peux pas tout laisser tomber maintenant.

Elle se penche pour embrasser sa joue.

– Il y a des gens qui tiennent à toi. Il y a des gens qui comptent sur toi. (Elle lâche un rire désabusé.) Moi, je compte sur toi. Je t’ai… je t’ai abandonné, je sais, mais c’était dans l’espoir que tu aies une meilleure vie que celle que je t’aurais offerte. Je ne pouvais rien te donner si ce n’est de voir le soleil, mon garçon. J’étais trop jeune, inexpérimentée. Je ne te demande pas de me pardonner, juste de te réveiller. N’abandonne pas cet homme qui t’a pris sous son aile. N’abandonne pas tes amis de lycée, ne laisse pas tomber ceux qui t’aiment.

Elle regarde ses larmes s’écraser en chute libre sur le visage inexpressif de l’adolescent.

– Je sais, c’est égoïste ce que je te demande. Mais tu n’es pas comme moi, Zachary. Tu es fort, brave. Tu es généreux et altruiste. Comme Berry, comme ton père. Ne sois pas comme ta mère. Je t’aime, mon fils. Réveille-toi. Ouvre les yeux pour voir le soleil. Profite de toute la vie qui te reste.

Il reste sans bouger dans ses bras. Ses traits sont ravagés de tristesse. Qui aurait cru qu’elle aurait des sentiments aussi forts pour cet enfant abandonné il y a des années.

– Zachary, réveille-toi, s’il te plaît, bredouille Nora d’une voix déchirée.

Elle sent la chaleur qu’il dégage, son cœur qui bat sous sa peau. Si près de la vie et pourtant coincé parmi les morts.

– Zachary, bon sang ! finit-elle par crier en le serrant fort contre elle. Réveille-toi. Réveille-toi ! RÉVEILLE-TOI !

À bout de forces, elle fond en larmes. Elle repose délicatement la tête de l’adolescent sur l’oreiller. Renifle puis se penche pour chuchoter :

– Si tu ne le fais pas pour moi, fais-le pour eux.

En guise de dernier geste, elle embrasse affectueusement son front et se redresse.

Elle lui jette un dernier regard avant de sortir. La paupière droite de l’adolescent remue. Les machines commencent à biper plus rapidement. Des tics nerveux agitent le visage figé de l’adolescent.

Nora a disparu quand les yeux bleus, si identiques à ceux de sa mère, de l’adolescent s’ouvrent enfin.

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