Partie 4
– Tu radotes encore, constata son amie. Et tu recommences à parler en disant "Nous". Je ne vois pas le rapport avec les garous.
– Ce sont des parasites, voilà le rapport ! s'enflamma le tac de plus belle. Parasites ! Parasites ! Pourquoi prolifèrent-ils comme des puces sur un chien galeux, alors que les nôtres sont tous morts ?! Même Bigorne ! Même Chicheface ! Même Carcolh ! Ce monde tue les monstres de dix tonnes, mais pas les change-formes rachitiques ! Pourquoi ?! Pourquoi ?! Dis-le moi !
– Calme-toi.
– DIS-LE MOI !
La gargouille lui asséna une gifle et le chat tituba en reprenant ses esprits.
– Désolé, bredouilla-t-il.
– C'est pas grave, j'ai l'habitude. Excuse-moi pour la baffe. Et pour répondre à ta question : parce qu'ils sont humains.
– Mais ça n'a pas de sens ! C'est la plus grande faib…
– C'est la plus grande des forces dans le monde d'aujourd'hui, le coupa sévèrement la gargouille. Ils sont comme les nouveaux vampires, ou bien ces elfes venus d'ailleurs qui ont juste à retailler leurs oreilles pour sembler humains. Nos lutins, nos anciens elfes et nos korrigans sont morts, même nos galoups sont morts, mais eux, ils vivent parmi les hommes, sont acceptés par les hommes, s'adaptent au monde des hommes. Nous, nous sommes vieux et incapables de saisir les principes de la modernité. Incapables aussi d'être discrets et de mener nos activités comme avant.
– Tu as des activités, toi ?
– Je parlais au nom de toutes les anciennes créatures ; moi je suis une gargouille, je passe mes journées à chasser le pigeon, à cracher sur les moineaux et à me curer le pif.
– Je me disais aussi.
– Toi, si tu faisais un effort, tu pourras vivre parmi les humains, comprendre leur monde. Tu pourrais vivre mille vies, incognito, changer de visage comme de chemise, voyager dans toutes les villes humaines, voir du pays.
– Je suis un tac. Les villes humaines ne m'intéressent pas. Je ne compte pas jusqu'à mille, seulement jusqu'à mon record d'humains écrabouillés en un jour.
La gargouille eut un sourire lumineux, dévoilant les grandes dents blanches qui se cachaient sous son bec de pierre. Cela arrivait si rarement que le chat se dérida presque.
Ils restèrent un long moment silencieux, écoutant ricocher les sons de la nuit sur la cathédrale, scrutant les fourmis à forme humaine qui arpentaient les avenues pleines de lumière.
– Toi, tu aimerais voyager, dit soudain le tac.
Ce n'était pas une question.
– Pourquoi pas, dit-elle prudemment.
– Fais pas genre, je vois bien la lueur dans tes yeux quand tu vois les silhouettes des bateaux qui quittent le port, tout là-bas.
– Et alors ? grommela la gargouille en grattant son dos verruqueux contre une tuile en surplomb.
– On pourrait voyager.
– Je croyais que les villes humaines ne t'intéressaient pas ?
– Je pourrais faire un effort, juste pour toi. La moitié du temps, on irait regarder les gens en ville et parcourir les toits, et l'autre moitié, on visiterait les campagnes et on écraserait des gens.
– T'es bien mignon, mon matou, mais je suis une gargouille, je ne bouge pas de mon toit.
– Qu'est-ce qui t'en empêche ?
– Le nom de mon bâtisseur. Je te l'ai déjà dit.
– Hein ? Mais non !
– Si, au moins deux fois. Mais tu ne retiens jamais rien. Tant que le nom de mon créateur restera gravé dans les pierres de cette cathédrale, je ne pourrai pas décoller de ce toit. Mais si jamais le nom est effacé, alors toutes les gargouilles seront libres et sèmeront la pagaille en ville, et tout l'édifice s'effondrera sur lui-même. Ce n'est pas quelque chose que je souhaite.
– C'est parce que tu es trop gentille, grommela le chat.
– Si tu ne vas pas te battre avec les loups à la pleine lune, j'accepte que tu ailles effacer le nom.
Il y eut un silence, puis les yeux jaunes du chat scintillèrent d'un éclat malin.
– Je n'ai pas besoin de ton autorisation. Je peux bouger, moi, je te rappelle, et tu ne peux pas m'en empêcher. Mais par contre, j'ai besoin de ton aide pour aller les combattre.
– Quoi ? De mon aide à moi ? répéta la gargouille d'un air ahuri.
– Oui. Tu es en pierre, tu pèses ton poids et tu ne crains guère les coups ; tu as des griffes et des crocs. Tu serais ma meilleure alliée.
Un sourire futé éclaira ses babines.
– Si tu acceptes de m'aider à les vaincre, alors j'irai effacer le nom de ton créateur et je nous emmènerai à l'étranger. Si tu refuses, je mourrai sans doute égorgé par un loup-garou.
Il la tenait.
– Grmbl.
Elle tempêta une bonne dizaine de minutes, mais finit par acquiescer.
La prochaine pleine lune était dans une semaine à peine. Il restait très peu de temps au tac pour regagner toutes ses forces. Cela faisait des années et des années qu'il s'affaiblissait, absorbant tout juste la force de quelques manants qu'il parvenait à écraser en campagne de temps en temps.
Mais cette ère était terminée.
Ces jours-ci, le tac redeviendrait la créature qui terrifiait les hommes.
C'était au tour de la ville de subir sa chasse, et personne n'aurait de répit.
Annotations