Partie 6
Le dernier soir arriva, et sans qu'ils aient de nouveau échangé un mot, la lune dévoila sa lueur nacrée dans les ombres du ciel noir. La gargouille, assise là où son créateur l'avait sculptée, attendait que le tac aille effacer son nom tout en bas de l'édifice. Pas besoin de palabres ou de prévention ; lorsque ses chaînes invisibles éclateraient en fragments de lumière, que les autres gargouilles s'élanceraient dans l'air chaud pour semer la désolation en ville, et que les arcs de la cathédrale fondraient comme neige au soleil, précipitant l'édifice au sol, elle saurait qu'il l'avait fait.
Mais ce moment ne vint pas.
Et ce fut après avoir arpenté le toit de la cathédrale dans tous les sens, se battant avec les autres gargouilles et lançant des coups d'œil inquiets vers le ciel, qu'elle réalisa que le tac était parti se battre sans elle.
La nuit était sombre en campagne. Dans les villages des Landes, à l'inverse de la ville et ses artères veinées de lumières, seuls la lune, les étoiles et quelques lampadaires perdus osaient repousser les ténèbres.
Pourtant, cette nuit-ci, on y voyait presque autant qu'en plein jour – un jour noir à la lumière blafarde. La lune était pareille à un projecteur qui observait la terre, sa lueur puissante faisait paraître malingres les boules jaunes des réverbères. Les citadins ne connaissent pas l'éclat des pleines lunes. Il n'y a qu'en campagne, là où les ombres abondent, qu'on se rend compte de son pouvoir.
Le tac n'aimait pas la nuit ; hors des villes, peu d'hommes s'y déplaçaient, et même s'il avait quelques belles victoires à son actif grâce à la pitié que suscite un animal perdu dans le noir, il préférait le jour où on pouvait jauger de loin le paysage et ses futures victimes. La nuit était de plus le repaire des créatures qu'il méprisait : vampires, loups-garous, qui s'y cachaient comme des vers prêts à surgir d'une charogne.
Il atterrit sur la margelle du puits de ce petit village, dont il avait écrasé un habitant et menacé cinq autres. Et il attendit.
Peut-être que les loups ne viendraient pas. Il l'espérait même si cette idée le rendait furieux ; mais plus furieux encore le rendait son envie de rejoindre la gargouille et de s'excuser. En cet instant, il avait besoin d'être fort, de penser à ce proche combat qui le narguait dans les ténèbres ; pas de s'égarer du côté de cette satanée gargouille dont il aurait bien voulu le pardon. Mais il était trop tard. Elle était restée sur son toit de cathédrale, enchaînée à l'édifice par sa faute à lui, sans doute en proie à l'angoisse la plus totale pour son ami tac qui était incapable d'oublier sa fierté.
Il leva ses yeux jaunes de faucon vers la lune ; il espérait que la gargouille la regardait aussi à cet instant, pensant à lui comme il pensait à elle.
Il redescendit les yeux très vite. Des ténèbres émergeaient doucement plusieurs silhouettes à quatre pattes, dont les yeux orangés miroitaient sous la lueur des lampadaires. Des effluves de pelage et de suif submergèrent les narines du tac.
Enfin, ils étaient là.
Au contraire des galoups, dont le corps musculeux était à mi-chemin entre la bête et l'homme – et contre lesquels le tac n'aurait pas eu une chance –, les garous, une fois enfilée leur seconde peau, ne se changeaient qu'en loups gris.
Le tac eut un sourire sur son bec de faucon, mais celui-ci se figea lorsque d'autres loups surgirent encore du noir, et encore, encore.
Ils étaient au moins quinze à présent.
Cinq d'entre eux clignotaient étrangement, passant en un instant de la forme de loup à celle de chat, puis devenaient des renards, puis des hommes, et encore des loups, et le cercle recommençait à l'infini.
– Des voirloups ?! rugit le tac en se métamorphosant en un énorme taureau.
Il se campa sur ses quatre membres, baissa la tête et pointa les cornes en guise de menace ; sous sa peau d'ivoire roulaient des tombereaux de muscles.
– Que font les voirloups aux côtés des garous ?! Soutiendraient-ils ces faux monstres venus d'ailleurs ?
Un des voirloups s'avança vers lui, maigre et souple sur ses petites pattes de chat moucheté. Ses yeux d'opale brillaient dans les ténèbres.
– Nous ne sommes pas idiots, siffla-t-il en faisant le dos rond. Les garous sont nos frères, bien plus que les darts et autres vouivres ! Toi, le tac, tu n'as plus ta place ici. Les garous nous ont appris à vivre avec les hommes, à les respecter.
– Les hommes sont des proies ! mugit le taureau. Ce ne sont pas des égaux ! Nous sommes des monstres, auriez-vous oublié ce temps où nous faisions régner la terreur ?
– Ce même temps où des milliers des nôtres furent brûlés vifs en place publique, glapit un renard avant de redevenir un petit loup brun. Où sont les monstres aujourd'hui ? Que sont-ils devenus ?
– Ils sont morts ! brailla toute l'assistance. Morts !
– C'est faux ! cracha le tac.
– Pauvre idiot ! Tu es seul ! Il ne reste plus que toi !
– C'est faux, répéta le tac, plus faiblement. C'est à cause des hommes. A cause des hommes. Des hommes.
Il baissa les yeux et ceux-ci se remplirent de larmes.
– Tu es le dernier !
– Non ! Non ! Taisez-vous ! hurla-t-il en chargeant dans le cercle qui se refermait sur lui.
Il écrasa un chat, envoya bouler un loup, ouvrit la gorge d'un autre d'un coup de cornes ; mais déjà dix autres apparaissaient à leur place.
– Le dernier tac !
– Non !
– Le dernier !
– Ce monde ne veut plus de toi !
– Vous mentez !
Il sanglotait à présent, immense bête blanche perdue au milieu du cercle de loups. Leurs canines lançaient des éclats blafards dans les ténèbres ; leurs iris brûlaient comme des tisons.
Deux se jetèrent sur lui, puis deux autres ; il les jeta vers le ciel, en tua un d'une ruade, roula sur le sol avant de se relever libre ; mais trois autres bondissaient déjà vers sa gorge.
– Gargouille ! mugit-il en se dressant vers la lune, les yeux noyés de regret. Pardonne-moi !
Il ne vit pas les chauve-souris qui atterrissaient non loin, avant de prendre forme humaine à visage de spectres. Les vampires glissèrent vers la mêlée, de leur démarche sinueuse et pleine de silence. Ils étaient venus eux aussi.
– Pardonne-moi, pleura l'énorme taureau avant qu'ils ne se jettent sur lui. Pardonne-moi.
Une odeur de sang se déployait dans leur sillage, comme une traîne en éventail.
La gargouille attendit longtemps ; elle attendit jusqu'à ce que le soleil embrase à nouveau les tuiles autour d'elle, et nimbe sa peau de pierre d'une aura étincelante ; jusqu'à ce qu'il la transforme en sculpture de lumière, loin de sa laideur habituelle. Mais l'aube passa, et le tac ne revint pas.
Elle attendit encore, jusqu'au matin d'après. Ses chaînes invisibles, qui la reliaient à la cathédrale, s'alourdissaient un peu plus à chaque heure.
Elle attendit encore.
Et encore.
Mais elle finit par comprendre que personne, jamais, ne reviendrait les briser.
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