Sept
Marina ne parvenait pas à compter les années de sa vie sans Jacques. Pendant les premiers mois, sa tête était pleine de souvenirs, de ce qu’elle avait vécu avec lui. Les derniers moments, les ultimes vacances. Le dernier repas. Étaient revenus comme on déroule le fil d’une histoire à partir de la fin, tous ces épisodes vécus ensemble jusqu’à leur première rencontre. Les déménagements à cause d’un changement de travail. La première maison. La vie à trois. L’arrivée d’un enfant. Le mariage. La vie deux. Les soirées chez l’un ou chez l’autre. La première nuit d’amour. La rencontre chez des amis communs. Pour elle, l’attente de rencontrer la bonne personne. Des amourettes sans lendemain pour lui. Des moments sont venus, inattendus, comme sortis d’un tiroir. Un mot entendu ou une conversation avec quelqu’un déclenchait une salve de scènes. D’autres souvenirs semblaient définitivement enfouis dans les obscurités de la mémoire. Le cerveau recelait toujours des secrets. Il vivait sa vie à lui, hors d’atteinte, gardien de ce qu’il acceptait de livrer à la conscience et au grand jour. Marina n’ignorait pas que des spécialistes, des gens qui ont fait profession de pénétrer à l’intérieur de votre tête, avaient les clés pour ouvrir des portes trop longtemps fermées. Elle n’avait jamais voulu aller voir ces gens-là et leur ouvrir un accès à ce qu’elle avait de plus intime. Jacques vivait sa vie en elle et l’idée qu’un psychologue vienne les déranger la répugnait. Les psys ne devraient pas avoir le droit de déranger les morts, même à l’intérieur des vivants. Marina avait connu des épisodes de dépression et les avait surmontés à sa manière. Elle avait le sentiment de vivre ni plus ni moins malheureuse que la plupart des femmes qui s’étaient retrouvées veuves passée la quarantaine. Un âge où il restait pourtant encore tellement de choses à vivre avec un compagnon.
Elle avait perdu le goût du travail. Elle accueillait avec sa gentillesse habituelle les clients du bar, leur apportant leur commande. Mais elle avait la sensation de jouer un rôle. Les conversations avec certains, des habitués de surcroît, viraient à l’automatisme. Ils ressassaient les mêmes histoires et, s’agissant de l’actualité, toutes leurs opinions, elle les formulait dans sa tête avant même qu’elles ne sortent de leur bouche. Certains avaient un don pour se comporter comme des robots dénués de toute espèce de réflexion.
Elle travaillait en roue libre. Son professionnalisme n’avait toutefois pas changé. Elle continuait à s’atteler à la tâche avec l’exigence qui avait toujours été la sienne. Les verres étaient propres et la réserve impeccablement tenue. Mais au fond d’elle, une envie s’était brisée. Une vitre opaque la séparait de tous ces gens. Quand elle rentrait chez elle, le souvenir des clients rencontrés s’effaçait instantanément. Son garçon était devenu l’homme de la maison mais en entrant dans le cœur dur de son adolescence, il s’était refermé sur lui-même, devenant presque transparent devant elle. Au lycée, il était devenu le meilleur de sa classe. La mort de son père avait curieusement transformé sa scolarité. Peut-être s’était-il réfugié dans l’envie de décrocher les meilleures notes. Lui qui avait été la source de bêtises régulières s’était singulièrement assagi. Les tragédies, on ne sait pas pourquoi, contre toute attente, peuvent vous conduire au meilleur. Marina et Ronan se confiaient peu l’un à l’autre et évoquaient rarement la figure de l’absent. Jusqu’à ce jour de novembre dans le cimetière où la disparition de Jacques fit basculer leur vie à tous les deux dans la douleur du deuil. Une douleur singulière.
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