Onze

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  Mathilde prenait son café du matin, assise dans son salon, le journal déplié sur la table. C’était un rituel. Elle se levait tôt pour avoir le temps de lire les nouvelles avant de quitter les lieux pour prendre son service au restaurant. Avant de partir, elle allait jeter un bref coup d’œil à une grande photo posée sur le buffet en merisier. Une photo de mariage. La photo était abîmée. Le visage de la mariée était froissé. Le dimanche, elle montait dans le grenier et s’asseyait à même le plancher, regardait lentement des photos qu’elle sortait d’un carton à chaussures. C’était son rituel. Elle s’attardait longuement sur une photo de classe au lycée. Elle était là, quatrième à partir de la gauche au dernier rang. Elle se trouvait jolie, l’allure fine, un sourire magnifique. Elle s’imaginait lui parler. Lui dire de s’adresser au garçon du premier rang, celui avec son tee-shirt bleu. De briser la glace et de lui ouvrir son cœur, d’insister même, de le séduire de toutes ses forces pour qu’il finisse par tomber amoureux d’elle. Si elle était sortie avec lui. Si elle avait réussi à se faire aimer de lui. Si elle avait pu le détourner de la fille à gauche, celle avec un chemisier qu’elle avait toujours trouvé très chic. Si elle avait pu être à la place de cette fille et sortir avec ce garçon, qui sait ce que sa vie serait devenue.

  Au lieu de ça, elle avait épousé un autre homme. Un gars rencontré bien plus tard, pendant un concert. Ils s’étaient échangé leur adresse. Leur vie ensemble n’avait pas été le conte de fées qu’elle s’imaginait. Elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’avec le garçon au tee-shirt bleu, rien n’aurait été pareil. Il n’y aurait pas eu de disputes, de boulot qu’on perd ou de soirées chacun de son côté. Mathilde rêvait à une autre vie au lieu de vivre la sienne. Un garçon était arrivé. Elle ne voulait pas avoir d’enfant, pas si vite. Il lui avait fallu faire avec. Quand Gabriel fit son entrée dans le foyer, c’est comme si on avait allumé toutes les lumières. Mathilde oublia ses frustrations et se découvrit un bonheur. Il était là, enfermé en elle. Il avait suffi de donner naissance à un enfant pour le faire jaillir. Elle aima profondément son mari, son fils et tout ce qui allait avec. Sans la moindre frustration. Acceptant les défauts et les déceptions. À la fin de son collège, mû par un désir dont ses parents ne comprirent pas l’origine, Gabriel désira devenir marin pêcheur. Lorsqu’il eut dix-sept ans, son père quitta la maison et ne revint jamais, sans aucune explication. Au milieu du début de l’été 2018, ce fut au tour de Gabriel de disparaître. On expliqua à Mathilde que c’était la fatalité. Que le patron aux commandes n’avait rien vu venir et que la mer avait emporté son fils. Elle soupçonna le patron de n’avoir pas été présent à la barre, ce jour où des vagues puissantes et des vents violents agitaient le navire. Le corps de Gabriel n’eut aucune chance d’être retrouvé. À bout de forces, elle n’organisa aucun enterrement. La vie de Mathilde fut détruite. Elle voulut en avoir une nouvelle. Elle n’avait qu’une idée en tête, comme une possibilité unique à laquelle se raccrocher pour survivre. Le garçon au tee-shirt bleu. Elle ne l’avait jamais oublié. Elle avait même continué à le voir vivre, de loin en loin, à Doué, le croisant ici ou là avec sa femme et son fils. Il était temps pour elle de faire parler la lycéenne du dernier rang.

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