Chapitre 3
Kai marche en tête, les mains dans les poches tandis que ses deux amis se regardent de biais sans se dire un mot. L’ambiance est de plombs, mais pour sa défense, ce n’est pas faute d’avoir essayé d’aborder un sujet plus joyeux. Comme il est tard et qu’ils ne sont pas du genre à laisser une nana se balader seule la nuit, ils raccompagnent Mara jusque chez elle. Même si cette dernière ne risque pas grand-chose considérant son affinité pour les arts martiaux. Vu son humeur, les gars relous des bas quartiers se verraient encastré dans les pavés irréguliers du trottoir en moins de deux. Dix minutes plus tard, une dizaine de ruelles sombres et un silence toujours aussi assourdissant, ils arrivent devant la résidence un peu chic où vit Mara depuis ses quinze ans. Pour faire court, ses vrais parents n’ont pas été capables d’assumer son éducation. C’est plus joli que de dire qu’ils flottaient entre les seringues d’héroïnes et les dettes interminables. Ils n’avaient ni argent, ni la tête à élever une gamine en pleine adolescence. On ne peut pas dire que les aides sociales se sont dépêchées de régler la situation toxique, mais n’empêche qu’elle a quand même fini par trouver une famille d’accueil.
Mara enlace Kai affectueusement en le remerciant pour la soirée. “Change surtout pas, Kai. T’es vraiment un mec bien.” Ceux qui ne la connaissent pas vraiment n’y verront aucun sous-entendu dans cette simple phrase, mais les autres en revanche comprendraient le reproche caché à l’intention de Nakim, qui du reste se tient raide comme un piquet sans savoir où se mettre. Kai lui offre un sourire navré par-dessus l’épaule de son amie. “Ouais… T’as un peu trop bu toi… ” Dit-il en la repoussant doucement.
“Je vois pas de quoi tu parles.” Réplique Mara en titubant en arrière avant de se tourner vers Nakim. L’air de chien battu de ce dernier aurait de quoi faire fléchir n’importe qui. Mais Mara n’est pas n’importe qui et lui assène un regard noir avant de faire une volte peu gracieuse pour s’immobiliser face au portail de sa résidence.
“Tu comptes rester planter là longtemps ?” lui fait remarquer Kai en haussant un sourcil circonspect. Cela semble faire réagir Mara qui lui offre un demi-sourire avant de se décider enfin à rentrer chez elle. Nakim expire tout l’air de ses poumons et se plie en deux sous le regard amusé de son ami. “ Putain, j’ai complètement foiré ce soir… ” exclame-t-il en se passant la main dans les cheveux, totalement dépité.
“Je vois ça, oui… T’as fait quoi pour la foutre en rogne à ce point ?”
“C’est tellement débile… Je suis qu’un con en vrai ! Je ne sais même pas comment on en est venu à ce sujet, mais elle m’a reproché de ne pas la considérer en tant qu’amie ! J’ai paniqué mec ! J’ai sorti qu’elle avait raison ! Bordel, elle m’a même pas laissé m’expliquer et m’a envoyé une de ses claques dans la gueule, je sens encore ma joue brûler maintenant !” Il se frotte la joue pour appuyer l’intensité de la gifle.
“Ah ouais… Quand même… ” souffle Kai presque admiratif. “Et t’as pas eu les couilles de l’interrompre pour rectifier la situation je suppose ?”
“Putain, tu sais comment elle est… Elle me fait carrément flipper dans ces instants !”
“Hm, hmm” fredonne Kai moqueusement en se remettant en marche pour rentrer. “À ce rythme-là, tu ne lui avoueras jamais tes sentiments et elle risque de se tirer avec un type classe et plus riche que toi.”
Nakim le rejoint en quelques enjambées et lui envoie un poing amical dans l’épaule. “Arrête, je vais encore faire des cauchemars à cause de toi !”
“Aie !” braille Kai en se frottant le bras. “Vous avez quoi à frapper les gens à tout vas, c’est pas croyable !”
“Ouais, ouais, fait pas ta mijaurée, je t’ai à peine touché !”
“La mijaurée t’emmerde !”
Ils se bousculent moqueusement avant de terminer bras dessus bras dessous, marchant gaiement dans la rue déserte étendue devant eux. Kai donne une tape réconfortante sur le dos de son meilleur ami.
“T’en fais pas, il faut juste que tu lui expliques mieux la prochaine fois, en arrêtant de tourner autour du pot… ”
Nakim le regarde d’un air à moitié dépité, et à moitié enjoué. “Hmmm, si elle me reparle un jour… ”
Un petit rire s'échappe des lèvres de Kai. “Ouais… C’est sûr que c’est pas gagné.”
Une fois arrivé chez eux, Kai part se jeter sur son lit en soupirant de fatigue. D’une contorsion peu élégante, il sort son portable de sa poche arrière et constate avec déception qu’il n’a pas reçu de nouveau message. Pourtant, il s’était attendu à recevoir rapidement un message de la part de Léo. Est-ce qu’il avait mal interprété les sourires et l’attitude enjouée de ce mec ? Certes, il n’avait aucunement l’intention d’entamer une relation amoureuse, même s’il ne peut se cacher avoir une certaine attirance pour cet homme. Merde, cela ne les empêche pas de devenir ami, non ? Frustré, il s'en va dans la salle de bains effectuer sa routine du soir.
Il se déshabille et se démaquille pour ensuite commencer à compter une à une les marques et constate que depuis cette après-midi, il n’y en a pas de nouvelle. Un soupir de soulagement lui échappe pendant qu’il se rince le visage d’eau tiède. Il se baisse pour jeter les cotons démaquillants dans la petite corbeille à côté du lavabo. En se relevant, il s'aperçoit que son reflet l’observe attentivement, comme si soudain la personne de l’autre côté du miroir avait sa propre autonomie et conscience. N’y croyant pas tout à fait, il pose sa main sur le miroir. Un frisson d’angoisse le parcourt en réalisant que le reflet ne suit pas son geste. Au plus il regarde cette autre personne, au plus elle se transforme. Ses cheveux blanchissent rapidement et les taches sur sa peau se multiplient jusqu’à couvrir la totalité de son corps et finalement ses iris ambrés s'éclaircissent jusqu’à atteindre une teinte bleu grise. Son expression est également carrément flippante.
“Mais qu’est-ce que… ”
La main de son reflet vient se poser contre la sienne, qui était toujours collée au miroir. Un froid immense traverse le corps de Kai et il se retire vivement de ce contact désagréable.
“C’est quoi ce truc… ”
Kai tente de se pincer le bras pour se convaincre qu’il est en train de rêver et que son reflet n’est autre qu’une hallucination. Le résultat n’en est que plus affligeant, car malgré le pincement, l’image continue à se mouvoir de son propre chef, allant même jusqu’à montrer un sourire moqueur.
“… ent….end….moi….K…ai”
Kai s’éloigne d’un bond avant de prendre son courage à deux mains et de se pencher vers son reflet pour tenter d’entendre à nouveau cette voix lointaine. Il ne sait pas d’où il sort ce courage, car tous ses sens lui crient de prendre ses jambes à son cou. Un jour sa curiosité le perdra, c’est sûr !
“Viens à moi… Kai… ”
Cette fois-ci, il peut distinguer les syllabes formulées par son reflet.
“T’es qui bordel ?” aboie-t-il avec une boule d’appréhension figée dans l’estomac. Le reflet se met à ricaner ouvertement à présent. Son regard semble être celui d’un psychopathe et le son de son rire pourrait glacer le sang de n’importe qui.
“Je vais… Te dire qui je suis… Kai…Je suis toi, mais en mieux… ”
“C’est quoi cette connerie !”
“Tu ne devines toujours pas ? Pourtant, tu m’as déjà vu plus d’une fois tu sais… ”
Le son de sa voix se fait de plus en plus net, de plus en plus proche.
“C’est du n’importe quoi !”
“Et pourtant…. Mais je vais te rafraîchir la mémoire frangin… Peut-être que mon nom te dira quelque chose… ”
Les yeux de Kai s'écarquillent et il secoue vivement la tête. Il n’avait jamais eu de frère et il était impossible qu’il ne soit pas au courant de son existence. Et puis, ce n’est qu’un reflet, jusqu’à preuve du contraire, il pourrait très bien être en train de rêver.
“T’es qu’une illusion ! Sort de ma tête !”
Son double ne semble pas perturber par ses cris et poursuit de sa voix distordue.
“Remets ta main sur le miroir… Et je te dirais qui je suis.”
Après une longue hésitation, Kai finit par remettre sa main sur le miroir, s’il s’agit d’un rêve, peut-être que le mieux est d’obtempérer. Une décharge glaçante l’envahit brutalement au contact du verre et une flopée d’images distordues défilent devant ses yeux effarés. Pris de panique, Kai exprime un cri de surprise avant de briser le miroir de son poing pour mettre fin au cauchemar. Réflexe qui le ramène brusquement à la dure réalité, il ne rêvait pas. Du sang coule sur ses doigts et une douleur fulgurante traverse ses articulations.
Il s’écroule au sol, sous le choc de l'impact, le regard fixé sur le miroir en mille morceaux, qui reflète encore par endroits le sourire diabolique de son double. Il distingue à peine ses derniers mots avant qu’il ne disparaisse. “Mon nom… Est Kano… ”
Nakim entre en catastrophe dans la salle de bains après avoir entendu le bruit fracassant du miroir.
“Kai, putain, mais qu’est-ce qui t’as pris !”
Le regard toujours fixé sur le miroir brisé, Kai reste là, assis sans bouger. Nakim se saisit de son bras pour le remettre sur pied.
“Secoue-toi vieux, il faut soigner ta main !”
Les mots de Nakim mettent du temps à pénétrer l’esprit de Kai, mais après quelques secondes de retard, il réagit enfin.
“Et merde… ”
Nakim, abasourdi par la réaction amorphe de son ami, le fixe sans dire un mot. Remarquant qu’aucune explication ne vient, sa patience commence tout doucement à faire place à un air frustré et inquiet. N’en tenant plus, il secoue son ami hagard.
“Et merde ? C’est tout ce que t’as à dire ? Il s’est passé quoi, bordel ?”
“Je… Je ne sais pas trop, en vrai… ”
Nakim observe son ami attentivement et remarque pour la première fois toutes les marques pâles sur son corps dénudé.
“Putain Kai, c’est quoi toutes ces marques… ?”
Kai comprend au même moment qu’il ne porte qu’un maigre boxer, et que ses taches sont à présent dévoilées au grand jour. Il dégage son bras abruptement de l’emprise de Nakim et fait un pas en arrière.
“Rien, ce n’est rien.” Marmonne-t-il en saisissant son peignoir d’un geste agacé.
“Comment ça, c’est rien, tu les avais pas il y a un instant bordel !”
Effectivement, se dit Kai à contrecœur, c’est la première fois qu’il les voit… Mais il n’est pas d’humeur à sortir les grandes explications et se renfrogne.
“Si justement. Tu ne les as jamais vus, car je les cache tout le temps.”
“Okay… Pas besoin de me bouffer comme ça.” Réponds son ami d’un air surpris avant de jeter un regard inquiet aux morceaux de verre étalés au sol. “Et le miroir, il s’est explosé tout seul contre ton poing ?” moqua-t-il pour essayer de dérider son ami. Cela semble fonctionner, car l’insinuation fait rire Kai malgré lui.
“Non, pas vraiment… J’ai glissé et en me rattrapant, j’ai dû heurter le miroir”
Mentir n’est pas son fort, mais qui irait croire qu’il vient juste d’avoir une conversation flippante avec son reflet ? Nakim hausse un sourcil dubitatif, pas trop certain s’il devait le croire ou non. Il décide de ne pas s’attarder sur le sujet et prend le poing de Kai en main pour retirer les morceaux de verre qu’il restait dans la blessure avec une pince à épiler. N’étant pas des plus délicats, il arrache quelques grimaces au blessé.
“Bon maintenant il faut rincer le reste, tu t'occupes de ça pendant que je vais chercher les bandages et le désinfectant.”
C’est presque surprenant, mais il s’exécute sans rouspéter. Nakim revient rapidement, équipé d’une paire de ciseaux et d’un bandage. Il s’assied sur la machine à laver et tend la main pour que Kai lui donne l’occasion de le soigner.
“Mets un plastique par-dessus après si tu veux encore prendre une douche. Sinon, je dois recommencer le bandage une nouvelle fois.”
Kai acquiesce silencieusement, observant les mains de Nakim entourer le bandage par-dessus sa blessure. Le tissu se teint de rouge rapidement, mais c’est un peu inévitable. Cela devrait s'atténuer une fois l'hémorragie stoppée.
“Merci Nakim… ”
Nakim sourit affectueusement en finissant de ramasser les débris au sol et lui sort la cellophane d’une armoire adjacente.
“Ouais t’en fais pas pour ça… Tiens, la cello, si t’en a besoin.”
Son ami le quitte et Kai reste un long moment, le regard dans le vide, avant de se relever, d’envelopper sa main de plastique et de prendre une douche. Il fait tourner le robinet jusqu’à obtenir un jet d’eau glacée. La chair de poule parcourt sa peau, mais peu lui importe, il faut absolument qu’il calme son cerveau en ébullition. Cinq minutes plus tard, il ferme l’eau et s’essuie énergiquement la tête dans une tentative vaine de chasser le reste des images qu’il avait vues dans le miroir. Il avait cru voir des images de son enfance en touchant le miroir, des souvenirs avec sa mère et ses sœurs, des dîners en famille et plein d’autres trucs plutôt banals, mais importants à ses yeux. Il ne sait pas pourquoi ses images lui sont apparues, ni comment son reflet est capable de prendre vie de la sorte. Peut-être qu’il devrait en parler à son père… Peut-être que ça le rassurerait en fin de compte.
Il enfile son pantalon de pyjama, et se dirige vers sa chambre. Toujours perdu dans ses pensées, il s’assied sur son lit et sort de la commode son cahier. Il note précisément tout ce dont il se souvient de sa rencontre avec Kano. Il termine son récit par une ligne en dessous du texte et referme le petit livre pour le remettre à sa place.
Il se laisse ensuite retomber en arrière sur le matelas, heurtant ainsi le téléphone qu’il avait jeté plus tôt sur le lit. Kai soupire bruyamment avant de le prendre en main pour regarder une dernière fois l’écran, curieux de savoir s'il avait enfin reçu un message. Mais toujours rien. Agacé, il encode son alarme pour le lendemain et se roule en boule dans ses draps. Il est tard, mais malgré cela, le sommeil ne semble pas vouloir de lui. Il ressasse encore et encore l’image de ce visage blanc laiteux et de ces cheveux argentés. Le détail le plus marquant reste néanmoins ses yeux. Ils étaient d’un froid glacial. Les questions tournent en boucle dans son esprit et restent sans réponse. À force de réfléchir, il finit par sombrer dans un sommeil agité.
Le lendemain matin fastidieux lui arrache une grimace ou deux. L’impression de ne pas avoir dormi et la douleur dans sa main en font un matin qu’il aurait aimé ne pas avoir à vivre. Malheureusement il n’a pas le choix, donc il se force à se lever et à se préparer pour aller en cours.
N’ayant plus de miroir dans sa salle de bains, Kai utilise brièvement le petit miroir accroché à son armoire, priant au passage de ne pas revoir son double. Il se coiffe et applique le fond de teint sur les marques de peau plus claire comme tous les matins. En faisant ainsi, il ne peut faire autrement que de remarquer une mèche blanche traversant ses cheveux. Il dépose rapidement le fond de teint, et saisit la mèche blanche dans ses doigts, la bouche et les yeux grands ouverts de surprise. Jusqu’à présent la dépigmentation s’en était tenue à sa peau, et voilà que maintenant ses cheveux aussi perdaient de leurs couleurs. Vu la couleur naturelle de ces cheveux, la mèche blanche se voit tel un phare au milieu de la nuit.
“Fais chier ! Manquait plus que ça !”
Avec une touche de gel, il tente de la camoufler en dessous du reste de ses cheveux. Tentative qui semble vite être en vain. Le blanc de la mèche finit toujours par ressortir sur le reste de sa chevelure noir nuit. Bon, il va falloir qu’il fasse avec, au pire, on se foutra de sa gueule pour avoir des cheveux gris à 25 piges. Il finit d’appliquer le fond de teint sur le reste des marques, et il enfile une chemise blanche et un jean noir. Le temps ne s'arrête pas et il faut qu’il parte pour ne pas arriver en retard à son premier cours. Il imaginera une solution pour la mèche blanche plus tard.
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