Chapitre 7
Après une bonne heure d’autoroute, ils quittent la voie rapide pour rejoindre les petites routes de montagne. Kai observe le paysage en contrebas avec fascination. Il a toujours vécu dans cette région, mais n’a jamais eu l’occasion d'admirer la côte de si haut. La route escarpée est un peu enneigée et le soleil éblouissant dépasse de la crête dentelée plus loin, le tout rend la vue imprenable. Le moteur ronfle et rouspète lorsque Léo rétrograde pour s’arrêter devant un petit magasin paumé sur le bord de la route. L'enseigne, à peine lisible, tient par miracle sur la façade désuète du lieu.
“Je sais pas pour toi, mais moi, j’ai faim !” Dit Léo en coupant le contact avant de se tourner vers lui. Kai acquiesce et fouille dans son sac à dos pour en sortir son portefeuille. “Ouais, c’est pas une mauvaise idée.”
Ils se rendent ensemble dans la petite échoppe et sont accueillis par un vieil homme rabougri. Enfin, ignorés serait plus exact. Le vieillard ne leur offre même pas un regard et reste figé sur sa petite télé, diffusant une course de vélo, visiblement très excitante d’après son expression intense. Super sympa… Kai se rabat sur un sachet de Douaps au chocolat, un des rares trucs qui semble assez fiable dans ce trou perdu. C’est bourré de produits chimiques en tout genre, mais au moins, ils ne risquent pas d’être moisis. De son côté, Léo prend une bouteille d’eau et un nouveau paquet de Mentos à défaut de trouver un truc convenable pour se remplir le ventre.
“T’as peur de tomber à court de Mentos ?” Se moque Kai en attendant que le vieux daigne lever son regard de sa mini-télé. Léo hausse les épaules en déposant ses articles sur le comptoir également. “Occupation malsaine d’un mec qui à arrêter de fumer… ” Confesse-t-il en glissant le paquet de Douaps près de ses achats en fronçant le nez. “C’est comestible ces machins ?”
“C’est passable… T’as arrêté depuis longtemps ?” Hasarde Kai dans l’espoir d’en apprendre un peu plus.
“Pas assez longtemps, vu que j’ai encore besoin de combler le manque avec ces crasses.” Grogne-t-il en s’agaçant d’être ignoré par le caissier. “Vous comptez encore nous laisser planté encore longtemps ou merde ?!”
Le vieux lève enfin ses yeux sur eux et n’essaie même pas de cacher son dédain. Il retrousse la lèvre avec dégoût en fixant les cheveux tape-à-l’œil de Léo avant de faire passer les articles sous son scanner de l’an quarante. “Les jeunes de nos jours n’ont plus aucun respect… ” Bougonne-t-il en posant rudement la bouteille d’eau à côté des Douaps et des Mentos. “15,80… ”
Kai ouvre des yeux exorbités, 15 balles juste pour ça ? C’est carrément abusé ! Avant même qu’il puisse s’en plaindre, Léo plaque un billet de vingt sur le comptoir en décochant un regard noir au vendeur. “Garder la monnaie, vieux con.” Sans prendre la peine d’apprécier la moue choquée du vieillard, Léo s’empare de sa bouteille d’eau et du paquet de Mentos et sort du magasin en serrant les dents. Kai s’empresse de le suivre avec ses pains au chocolat chimique sous le bras.
“Tu peux me rendre mon portable deux secondes ? Il faut que je passe un coup de fil rapide.” Lui demande Léo un peu brusquement lorsqu’il le rejoint devant sa voiture. “Euh, ouais, bien sûr.” Confus par la soudaine requête, Kai sort le téléphone de sa poche et lui tend.
“Merci. La voiture est ouverte si tu veux attendre à l’intérieur. J’en ai pas pour longtemps.”
“Ok…. ” Il observe un instant Léo s’éloigner, le téléphone collé à l’oreille, avant de partir s’appuyer sur un piquet du parking pour déballer un pain au chocolat. Il grimace en prenant sa première bouchée, il n'y a pas à dire, c’est loin d’être passable en fin de compte. Ça a plus le goût de carton mouillé qu’autre chose… Il tourne l’emballage entre ses doigts pour découvrir sans trop de surprise que la date est passée de plus de deux ans… Génial… C’est quoi ce magasin pourrit ?!
Léo ne tarde pas à revenir avec un sourire immense étiré sur les lèvres. C’est limite suspect, considérant l’humeur dans laquelle il était en sortant du magasin. Il devient plutôt intimidant quand il s’énerve comme ça… Et maintenant que la crainte de se faire découper en morceaux lui est passée, Kai ne peut s’empêcher de le trouver classe quand même. Il lève le paquet de Douaps en sa direction en faisant la moue. “Désolé, le vieux nous a vendu de la merde… Ils sont périmés depuis belle lurette.”
Un sourcil levé, Léo lui confisque les pains encore emballés, ainsi que celui qu’il vient d’ouvrir et les jette dans la poubelle débordante à quelques pas d’eux. Il n’a même pas vérifié la date. “On a encore une petite demi-heure de route à faire. On mangera quelque chose de convenable une fois arrivé. Je doute que le vioc à autre chose de plus récent à nous mettre sous la dent… ”
Kai s’esclaffe avant de monter dans la voiture. “Ouais, à se demander comment il n’a pas encore fermé boutique… ”
“T’as raison ! Vérifie la date des Mentos, tiens.” Il lui lance le sachet sur les genoux en s’installant derrière le volant.
“Tu risques pas grand-chose, ces merdes sont tellement chimiques que même dix ans après leur date de péremption, je suis sûr qu’ils auraient encore le même goût.”
“J’avoue… ” Approuve Léo en appuyant sur le bouton pour démarrer la voiture.
Kai scrute l’arrière du paquet. Il est presque déçu de voir que les chewing-gums ne sont même pas périmés. C’est clairement plus populaire que les Douaps… “Pas de chances, il te reste encore huit mois avant qu’ils se transforment en Mentos mutants… ”
“Mentos mutants… Je serais curieux de voir ça.” Muse Léo avec contemplation en ricanant.
Ils s’échangent un sourire complice et Kai se sent soudain d’humeur espiègle. “Dit, tu crois que ton moteur ferait assez de bruit pour faire chier le vieux ?” Lance-t-il sur un ton de défi. Il gagne un autre sourire irrésistible et attache derechef sa ceinture avec anticipation. Léo ne détache pas son regard du sien lorsqu’il fait rugir les 550 chevaux sous le capot de la Jaguar pour partir en trombe. Kai se sent hypnotisé par ces yeux d’un bleu intense qui le dévore presque trop ouvertement.
Ils reprennent la route dans un vacarme retentissant et se plient de rire en voyant dans leur rétroviseur, le vieillard sortir de son magasin en vociférant. C’est puéril de se venger de cette façon, mais qu’est-ce que ça fait du bien ! La tête scandalisée du vendeur valait bien la peine. Au bout de vingt minutes de virages escarpés, Kai remarque que depuis leur départ, Léo n’a pas encodé la moindre adresse dans le GPS. Curieux, il pose la question. “Tu te rends souvent où on va ?”
“Pas autant que je le voudrais, mais oui. C’est l’endroit parfait pour se déconnecter du monde étouffant dans lequel on vit.” Il marque un temps avant de poursuivre. “Tu devrais apercevoir le village sur ta droite dans quelques virages.”
En effet, quelques secondes plus tard, un petit village en flanc de montagne surplombe un précipice vertigineux. Une muraille de pierres pâles - typique de la région provençale - encercle une vingtaine de maisonnettes pittoresques et charmantes avec en son centre un vieux clocher. Ils se garent sur un parking en terrasse à l’entrée du petit bourg. Sous le charme, Kai sort de la voiture pour pouvoir admirer le paysage en s’étirant.
“J’aurais jamais cru qu’un tel endroit existait encore… ” Souffle-t-il en contemplant l’arche en pierre massive offrant l’accès au village. “On se croirait à une autre époque, c’est fou.”
Léo le rejoint en souriant. “Content que ça te plaise ! Viens, prend ton sac, comme ça on le dépose à l’hôtel.”
Kai se fige avec effroi. “Comment ça l’hôtel ?!” Il espère avoir mal entendu, mais le regard railleur qui le fixe, lui dit que ce n’est malheureusement pas le cas… Non, non, non ! Il n’est absolument pas équipé pour passer une nuit ici. Il n’a que sa trousse de secours avec un tube de fond de teint quasiment vide et aucun vêtement de rechange… Merde, il avait complètement oublié son Vitiligo l’espace d’un instant ! Oublié qu’il n’avait aucunement l’intention de se lancer dans une relation quelle qu’elle soit, oublié qu’il avait un problème flippant portant le nom de Kano ! En clair ? Il est dans la merde jusqu’au cou, sans moyens de rentrer seul, vu l’endroit paumé dans lequel il se trouve. Aucun arrêt de bus à la ronde, et comme il n’a pas de portable, il peut faire une croix sur la possibilité de réserver un Uber… Quelle idée de se laisser embarquer ainsi ! Il aurait dû écouter son instinct et ne jamais monter à bord de cette voiture. Il fait comment à présent pour garder son secret ? Et ses cours ? Son souffle s’accélère vivement et la panique court-circuite son cerveau.
“Hey, t’alarmes pas comme ça, j’ai juste pensé que ce serait dommage de ne pas profiter du village un peu plus longtemps.” Lui explique Léo en posant une main rassurante sur son épaule. Pas s’alarmer ? Kai ne peut même pas lui expliquer pourquoi il est en train de flipper comme ça ! Il ne comprendrait sûrement pas en plus… Comme tous ces médecins qui font fi de son complexe. Ils n’ont pas idée à quel point les démarcations sur sa peau lui pèsent. À quel point il en souffre, jour après jour. Son visage est à présent aussi blanc que la neige autour d’eux tellement il peine à garder son calme.
“C’est vraiment sans arrière-pensée, Kai… ” Maigre consolation, vraiment ! Cela ne change rien à sa situation actuelle. Oh, et puis pourquoi il affiche cet air contrit maintenant ? Ce n’est pas lui qui a un problème de peau à cacher !
“Ça va pas être possible… J’ai des cours demain, et rien pour me changer.” Articule-t-il entre deux respirations saccadées tout en balayant la main sur son épaule. Il faut absolument qu’il arrive à le convaincre de rentrer ce soir.
“Arrête, c’est pas si dramatique… Si tu veux des vêtements, je suis sûr qu’il y a un magasin ici qui en vend. Vu que je suis responsable de t’avoir amené sans prévenir, je paierais.” S’efforce Léo pour le rassurer un peu, mais comme la crise de panique ne passe pas et que Kai continue à le regarder avec des yeux terrifiés, il le saisit par le bras et le guide vers l’établissement auquel il a ses habitudes. Il s’empresse de récupérer la clef de leur chambre à l’accueil et sans perdre une seconde, il les dirige vers l’ascenseur. Il appuie frénétiquement sur le bouton d’appel, et maudit la lenteur avec laquelle les portes s’ouvrent devant eux, tandis que Kai se joue un million d'excuses pour pouvoir rentrer chez lui et se planquer dans un recoin de sa chambre. Léo ne comprend pas en quoi passer une nuit ici mettrait quelqu’un dans cet état, mais il se laisse gagner par l’inquiétude malgré lui et manque presque de laisser la clef tomber en ouvrant la porte de leur chambre. Il le force à s’asseoir sur le lit et sort du minibar une petite bouteille d’eau fraîche.
“Tiens, bois un coup et dis-moi ce qui t’arrive… ”
Kai accepte distraitement la bouteille et regarde brièvement autour de lui pour calculer l'environnement spacieux de la pièce. C'est avec épouvante qu'il constate qu'il n’y a qu’un seul lit. Est-ce que Léo n’avait réservé qu’une seule chambre ? Sans arrière-pensée, hein ? Bien sûr… D’un autre côté, ce n’est même pas ça qui le gêne dans toute cette affaire, il ne peut nier qu’il y a un truc entre eux. Il faudrait être aveugle pour ne pas s’en rendre compte. Son souci, là maintenant, c’est son secret qu’il n’est pas prêt à dévoiler ! Le vieux tube dans son sac le dépannera peut-être suffisamment ? Admettons qu’il ait assez pour deux jours… Il faudrait qu’il soit sûr de se lever en premier le matin, car le fond de teint ne tiendra jamais la nuit entière. Léo commence à perdre patience face à son mutisme, son pied frappe nerveusement le sol et ses bras sont croisés sur son torse. Il prend soudain une longue inspiration et s'accroupit devant lui, l’air soucieux.
“Tu veux pas me dire ce qui t’arrive là ? C’est vraiment la nuit d’hôtel qui te fait flipper à ce point ? On écartera les lits si tu y tiens. Ils n’avaient qu’une seule chambre de libre, sinon j’aurais bien réservé une deuxième pour te mettre plus à l’aise.” Léo se frotte nerveusement l'arrière du crâne tout en se raclant la gorge. Autant il a l’habitude des crises de pleurs de Rosie, autant là, il est complètement paumé. D’autant plus qu’il ne comprend pas la raison qui le met dans cet état. Il tente maladroitement de poser une main sur les genoux tremblants de Kai, mais se ravise à mi-chemin. Peut-être que ce geste risque de le braquer encore plus, alors il vaut mieux qu’il tienne ses distances pour le moment. Si passer la nuit ensemble le terrorise à ce point, probablement qu’il se plante sur toute la longueur en se disant qu’il y a une attraction partagée. Toutefois, il a un peu du mal à y croire… Les regards qu’ils se sont échangés, les sourires en coin, bien trop de détails lui disent qu’il ne se trompe pas. Alors, à défaut de savoir quoi faire, il s’assied en tailleur et patiente en se mordant l’intérieur de la joue pour se distraire.
Kai aimerait être capable de relativiser et de se dire que tout va bien, mais il ne peut pas. Conscient qu’il est en train de faire une scène, il essaie de se calmer malgré tout et prend sur lui. Il est consterné par les choix qui se portent à lui, mais ce n’est pas en paniquant qu’il va trouver une solution à son problème. Léo l’observe avec un regard indéchiffrable, comme s’il essayait d’entrer dans sa tête pour essayer de saisir ce qui lui arrive. Troublant et touchant à la fois, mais Kai ne sait pas quoi en faire. Ce mec a tout pour lui, le taf qui paie bien, le physique de rêve, et probablement des conquêtes à foison. En gros, ils ne sont pas faits pour être ensemble. Ils ne viennent pas du même monde, c’est évident. Rien que sa voiture et ses vêtements sophistiqués en disent long, alors que lui porte encore les mêmes trucs grunges et usés d’il y a dix ans ! C’est à se demander ce qu’il peut bien lui trouver. Argh, il voudrait tellement se terrer sous terre pour échapper à ce regard brûlant de questions fixé sur lui. Pourquoi doit-il être si séduisant aussi ?! Kai laisse un lourd soupir s’échapper de ses lèvres et se borne à contempler ses mains tremblantes. Il se sent pathétique au possible et s’est muré dans un silence qu’il n’arrive pas à briser.
“Je vais être honnête avec toi, Kai. Je suis un peu perdu, et je sais pas trop quoi faire, mais je vais pas y aller par quatre chemins. Tu me plais, et j’avais l’impression que moi aussi je te plaisais, même si on est un peu parti sur le mauvais pied. Je ne sais pas encore où cette attirance me mènera, car c’est un peu une première pour moi, mais je sais que j’ai envie d’apprendre à te connaître.”
La voix de Léo est tellement grave et posée, que le message ébranle Kai au point de le faire oublier sa respiration saccadée qu’il s’efforçait à calmer. Il y a tant de questions qui se bousculent dans son esprit et qui s’ajoutent à sa stupéfaction. Il ne savait déjà pas quoi dire plus tôt, mais à présent, c'est encore pire. “Je… ” Les mots meurent dans sa gorge, il a beau essayer de trouver comment réagir, il se sent submergé.
“Tu veux peut-être que je te donne un peu d’espace ? T’es pas obligé de me donner une explication, même si j’aimerais vraiment savoir ce qui t’effraie au point d’en perdre les mots.” Léo se redresse en lui offrant un sourire compréhensif et pose la clef de la chambre ainsi que son téléphone sur la commode à côté du lit. “Tiens, je te laisse le double. Il y a un petit bar café en bas, près de l’accueil. Tu peux me rejoindre quand tu auras eu le temps de respirer un peu, si t’as envie évidemment... Si t’as besoin d’appeler quelqu’un, tu connais le code.” Juste avant de sortir, Léo se retourne une dernière fois. “Et si tu ne veux pas rester ici, si vraiment cela te déplaît à ce point, je te ramènerai ce soir chez toi. Enfin, bref, je suis désolé si je me suis trop emballé.”
La porte se referme sur lui, et le silence accablant s’abat sur la pièce. Kai se retrouve seul… Seul avec ses pensées qui le rongent.
Étendu sur le lit, Kai plaque ses mains sur son visage en grinçant des dents. Lorsqu’il a vu le sourire peiné de Léo avant qu’il ne sorte, il s’est senti tellement misérable de ne pas arriver à passer outre son foutu complexe. Pourquoi n’arrive-t-il pas à juste profiter de l’instant comme n’importe qui ?! Au lieu de se taper la honte avec ses crises de panique ! Il se tourne sur le ventre et enfouit son visage dans la couverture en grognant. Maudite peau de merde ! Si seulement il pouvait effacer les marques d’un revers de manche. Pour une fois qu’il a une connexion particulière avec quelqu’un, il est en train de tout foutre en l’air comme un con. En plus, pour couronner le tout, Léo a été très clair, il lui plaît ! Même s’il ne sait pas quoi penser du fait que ce soit une première pour lui… Dans quel sens ? Il n’a pas l’air du genre abstinent pour être honnête… Avec son physique, il n’a pour ainsi dire qu’à claquer des doigts. Donc, il ne se serait encore jamais intéressé à un mec ? Si c’était le cas, ce pourrait être de la simple curiosité et ça risque de tourner au vinaigre de toute façon, quoi qu’il fasse. Pour Kai, cela a toujours été assez évident, il n’a jamais aimé les femmes et ne s’en est jamais caché. Même s’il n’en parle jamais et qu’il ne l’affiche pas ouvertement, il soupçonne Nakim et Mara de le savoir, mais peu importe. Il n’a jamais eu de petit ami à présenter de toute manière, donc la question ne s’est jamais pointée.
Il se retourne sur le dos et fixe le plafond avec dépit. Qu’est-ce qu’il veut au juste ? Rentrer chez lui ? Se terrer toute sa vie dans un trou à cause de sa peau ? Au fond de lui, il sait qu’il désire pouvoir se libérer de ce fardeau. Il voudrait pouvoir vivre et profiter sans se soucier de son fond de teint qui se fait la malle quand il se frotte les yeux, ou que sa chemise en garde les traces s’il ne fait pas attention. Léo a l’air tellement franc, même lors de leur première rencontre, il n’a pas caché son intérêt. Il le dévorait même carrément du regard. Est-ce qu’il ferait encore de même s’il lui montrait tout ce dont il a honte ? Cette partie de lui qu’il ne peut pas accepter ? Kai fronce le nez et les lèvres. Peut-être que cela vaudrait la peine de le rejoindre, au moins pour la journée ? Il n’est pas encore prêt à tout déballer, mais il pourrait commencer par lui dire juste ça, non ? Qu’il veut bien apprendre à le connaître, sans pour autant passer la nuit ici ? Il se redresse au bout de longues minutes d’hésitation. Ouais, ce n’est pas une si mauvaise idée. Son souffle s’est enfin un peu calmé, donc il se décide à se bouger le cul. Comme il s’est frotté le visage furieusement dans les draps, il faut juste qu’il vérifie si le fond de teint ne s’est pas barré. Il embarque son sac à dos dans la salle de bains et place sa trousse sur le rebord du lavabo. Un rapide coup de maquillage, plus pour se rassurer car les marques ne sont pas encore visibles. Il range soigneusement son matériel avant de ressortir avec une assurance renouvelée. Alors qu’il se dirige vers la porte de la chambre, un frisson glaçant dévale le long de son dos et un mauvais pressentiment l’envahit brusquement. Il chasse la sensation d’un revers de main, mais le sentiment malaisant persiste. Il a beau essayer de se convaincre qu’il s’agit d’un peu de stress, il a l’horrible impression de savoir exactement ce qui va lui arriver. Ce n’est vraiment pas le moment pour un épisode hallucinatoire… Pas maintenant qu’il s’est enfin persuadé qu’il peut sortir de cette chambre et apprécier le reste de la journée dans ce village charmant, avec un mec pas trop mal. Le frisson se fait plus présent et l’angoisse fait galoper son cœur à vive allure.
“Dire que tu venais juste de te calmer, c’est dommage.” Résonne la voix distordue de Kano alors que sa vue commence à se troubler. Kai grince des dents et s’agrippe à la poignée de la porte pour ne pas perdre l’équilibre.
“Casse-toi, j’ai pas besoin de tes commentaires à la con.” Siffle-t-il avec toute la haine qui brûle dans ses veines. Il ne veut pas revivre la noyade de la dernière fois ! Sa respiration s’accélère rien qu’en se rappelant la terreur qu’il avait vécu en chutant dans ces eaux noires.
“Quel accueil ! Même le vieux du magasin était plus cool !”
“Je t’ai rien demandé ! Fiche-moi la paix, t’existe que dans ma tête de toute façon. J’ai juste à t'ignorer assez longtemps, et tu disparaîtras.” Le rire noir se répercute d’un côté à l’autre de la pièce et fige Kai sur place. “T’en es vraiment si sûr ? Tu es en train de sombrer, Kai. Tu perds pied, et tu le sais.”
Il doit cligner des yeux à plusieurs reprises pour arriver à distinguer avec effroi, les taches sur ses mains réapparaître tel de l’encre qu’on aurait laissé tomber sur un morceau de papier absorbant. Comment est-ce possible ? Il a une couche de fond de teint dessus, et pas des plus fines ! Il secoue le visage pour essayer de se ressaisir, mais tout se met à tanguer et sa vision se trouble de plus en plus. Bon sang, ce n'est qu’une putain d’hallucination ! À présent, la totalité de ses avant-bras est aussi pâle que la mort elle-même. Il les frotte avec vigueur, mais rien n’y fait. Au plus il essaie de se convaincre qu’il ne s’agit que d’un mauvais trip, au plus l’obscurité s’abat sur lui. Il est terrifié, et il n’a personne pour le sortir de là. Léo est sûrement encore en train de l’attendre en bas, il ne viendra pas le chercher avant un bon moment. Il regrette de ne pas lui avoir parlé. De ne pas arriver à dissiper la noirceur qui le noie petit à petit. Bientôt, il n’aperçoit même plus ses mains tendues devant lui, ses sens sont comme anesthésiés. Il flotte dans les abîmes et sa conscience lâche prise sans qu’il puisse la retenir plus longtemps.
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