Chapitre 13
Nakim soupire sur sa chaise, au beau milieu de la cafétéria bondée. Il y a un avantage à la petite escapade de Kai. Depuis qu’il s’est volatilisé, Mara s’est vue obligée de lui adresser la parole, brisant ainsi temporairement le froid entre eux. Bon, certes, la raison n’est pas idéale et il n’a toujours pas réussi à expliquer ce qu’il ressent. Il marche toujours sur des œufs, mais c’est un début quand même.
“Tain, j’en reviens pas, il est parti en montagne avec un parfait inconnu !” S’exclame Max en poussant ses cahiers de cours sur le côté. “Il sort d’où, ce Léo ?”
Mara s’empresse de sauter sur le sujet en lâchant la paille de son bubble tea pour pouvoir répondre. “Un mec qu’il a rencontré il y a quelque soir, au bar Bamboo Lion. Ils ont dû jouer au billard le temps qu’on… discute dehors.” Nakim ne rate pas le coup d’œil de travers et se mord la lèvre. Elle ne va jamais lui pardonner à ce rythme.
“Vous croyez qu’il est, euh, vous savez… gay ?” Max vient de lâcher la question à mille francs, enfin euros de nos jours. Mara se retourne brusquement en ouvrant des yeux ronds. “Tu crois !?”
“J’en sais rien, je trouve ça juste bizarre qu’il soit parti comme ça pour plusieurs jours avec un mec… ”
Nakim les observe débattre avec un certain dépit. Kai a disparu avec un type louche et la première déduction que cette bande de mégères fait, c’est qu’il est forcément gay… On en parle des risques qu’il encourt ?
“Maintenant que tu le dis, il a jamais eu de petite copine… J’avais jamais fait le rapprochement, en vrai.” Songe Mara en touillant dans les morceaux de gélatine colorée au fond de son gobelet. “Je le voyais pas gay, mais ça explique bien des choses.” Ajoute-t-elle à présent convaincue de son homosexualité. Nakim ne peut pas dire qu’il ne l’avait pas venu venir. Vivant avec lui, il avait déjà pensé à cette éventualité, mais, même s’il avait un soupçon, cela ne le regarde pas et Kai fait ce qu’il veut de sa vie amoureuse.
“Carrément ! Il ressemble à quoi ? Il est bien foutu au moins ?” S’enquiert Max en se penchant sur la table, passionné par le sujet enclenché. Mara se prête au jeu et cache partiellement sa bouche pour se mettre à décrire Léo. Il y a tellement de monde dans la cafétéria que personne ne risque de les entendre et Nakim trouve tout ça d’un ridicule monstre.
“Franchement, c’est juste un coq qui se la pète avec ses airs de beau gosse raté et sa chevelure bleue kitch là… Je vois pas ce que Kai lui trouve.”
Nakim ne s’attendait pas à cette réplique venimeuse. Mais alors, pas du tout. Bon, Léo a l’air un peu hautain avec son style bon chic bon genre, mais de là, à le décrire comme ça… C’est un peu extrême, non ? Ensuite, Kai avait semblé apprécier la soirée avec ce mec, ça sert à quoi de le descendre comme ça ?
“Ah ouais… ” Sifflote Max en se redressant, choqué. “Je suis déçu… Je m’attendais à ce qu’il tombe pour une star, grand minimum !”
“Sérieux, en plus il manque jamais ces cours ! Moi, je te dis, ça pue cette histoire. Ce mec a une mauvaise influence et ils ne se sont vus qu’une fois.” Rajoute Mara avec entrain. C’en est trop pour Nakim, il faut qu’il s’interpose avant que ces deux là ne s’inventent des films.
“On le connait même pas, c’est un peu facile de juger sans contexte… ” D’accord, ce n’était visiblement pas la chose à dire, car il se ramasse un regard meurtrier de chacun. Génial… C’est la vérité, pourtant ! Si ça se trouve, Kai a juste besoin d’un peu d’air, et ce Léo en a profité pour lui proposer un peu de vacances ? En admettant qu’il n’ait pas d’intention mal avisée, bien évidemment… Non, il vaut mieux pas qu’il parte dans cette direction. Kai est majeur et à peu près responsable, il ne serait jamais parti s’il n’avait pas un tant soit peu de confiance en ce type. Enfin, c’est subjectif, car après une seule rencontre, c’est compliqué d’être sûr des intentions de quelqu’un.
“Justement, on a un contexte. Kai rate ses cours pour un mec trop flash pour lui. Il mérite carrément mieux que ce type.” Rétorque Mara en croisant les bras sur sa poitrine.
“T’exagère pas un peu ?” Il sait que sa tentative sera vaine et qu’il risque de se brouiller encore plus avec elle, mais c’est plus fort que lui.
“J’exagère que dalle, t’as quand même vu comment il se pavanait autour de Kai ? En plus, il pue le fric à plein nez !” Dit-elle en fronçant le nez avec dégoût. Merde, même si c’était le cas et qu’il soit blindé de thune, ça ne leur donne pas le droit de juger si oui, ou non, Kai le mérite. C’est pas à eux d’en décider de toute façon. Et depuis quand le fric est-il un argument dans ce genre de situation ? “Ça change quoi, qu’il soit riche ? C’est pas à toi qu’il doit plaire à ce que je sache.”
“Non, mais je connais Kai depuis assez longtemps pour savoir que c’est vraiment pas son genre.”
La réplique qui vaut de l’or… Il y a peu, elle ne savait même pas qu’il était gay. Et elle sait encore moins qu’il cache sous une couche de fond de teint, un secret qui a l’air de le bouffer. Parfois, Nakim se demande comment il fait pour supporter Mara quand elle joue sa diva et juge tout ce qui bouge comme si elle savait mieux. L’amour fait complètement dérailler son cerveau.
“C’est quoi son genre, si tu le connais si bien, hmm ?” Il creuse sa tombe ? Oui, tout à fait. Mais il faut qu’il défende son ami un minimum. La question semble faire mouche, car Mara lui lance un regard d’une noirceur sans égal. Il regrette soudain d’avoir eu cette idée fantastique de lui faire face…
“Tu vois bien qu’ils vont pas ensemble ! Il est bien trop… Trop, trop… On dirait une guirlande de Noël le gars ! Tu vois bien que c'est comme foutre de l'ananas sur une pizza, lui et Léo. Tu le vois en train de se balader avec une guirlande autour du cou ? Réfléchis un peu, sérieux !”
“Tu trouves pas que tu y vas un chouilla trop fort ? Genre juste un peu ? Et puis, tu m’as pas répondu à ce que je sache.” Riposte-t-il tout en étant conscient qu’il est en train d’ajouter de l’huile sur le feu. Beaucoup d’huile…
“Non, peut-être pas, n’empêche que ce type a embarqué Kai ! Tu fais comment pour être sûr qu'il va pas nous le ramener en morceaux dans des sacs-poubelles ? Il t’a même pas dit où il est exactement ! La montagne, c'est vaste !" Là, pour le coup, Nakim ne sait pas quoi répondre. Elle marque quand même un point, mine de rien. Même s'il arrive un peu tard dans la conversation. Max brandit soudain son portable comme s’il venait de trouver le saint Graal. “Je l’ai trouvé !” S’écrie-t-il en jubilant.
“Trouver quoi ?” S’étonne Mara et Nakim à l’unisson. Le sourire de Max s’élargit de plus belle.
“Y a pas trente-six mille gars qui s’appellent Léo, semble blindé de fric et qui ont les cheveux bleus dans la région.” Précise-t-il en se mettant à balayer son écran du doigt tout en sifflotant. “C’est vrai qu’il est un peu voyant comme type. Je comprends mieux pourquoi tu le compares à une guirlande de Noël !” Mara s’empare du téléphone tel un prédateur sautant sur sa proie. Max n’a même pas le temps de réagir qu’elle est déjà en train de scruter l’écran minutieusement. Elle redresse le visage, en choc total. Nakim s’attend au pire, tandis que Max la regarde avec un sourcil levé. “Cunningham… ” Souffle-t-elle en déposant le téléphone devant elle, comme s’il l’avait brûlé. Nakim reste perplexe. Enfin, jusqu’à ce que Max lui brise les tympans en se levant brusquement, faisant crisser sa chaise sur le sol. “T’es pas sérieuse, là ?” Il vérifie sur le portable et le repose avec le même visage effaré que Mara. “Ça change quoi, qu’il s’appelle Cunningham ?” Nakim sent qu’il va encore se faire passer pour un con, mais il ne capte toujours pas pourquoi Léo suscite autant d’effarement. Si ça se trouve, ces deux nigauds sont juste en train de dramatiser un truc super banal, comme d’habitude.
“Tu sais pas qui est Cunningham ?” S’offusque Mara en plaçant une main sur son bras. Nakim nie de la tête, tout en fixant cette main en grimaçant. Si seulement la raison de ce contact pouvait être autre chose que le sujet présent… Ce serait bien. Mais vu comme c’est parti, il va devoir supporter ce cirque toute la journée. Autant dire, qu’il est enchanté…
“T’as vécu ta vie sous un rocher, ou quoi ?” Relance Max, scandalisé par son ignorance. “Ça va, c’est juste un nom les gars… C’est pas Rothschild non plus… ”
“Non, mais c’est tout comme… ” Dit-elle ironiquement. “Et, si mes souvenirs sont bons, c’est pas la première fois que sa famille fait la une des médias.”
Nakim ne sait même pas s’il doit encore être surpris qu’elle se souvienne de ce genre de détails… “Me sors pas qu’ils se sont enrichis sur le dos de la société, car c’est un peu le cas de tous les ploutocrates de ce pays de merde.” Défend-il en soupirant d’exaspération. “Il est riche, très bien. Tant mieux pour lui. C’est pas pour autant que c’est un connard.”
Max, qui entre-temps s’est remis à faire des recherches sur son portable, pousse un sifflement surpris. “C’est pas un connard, c’est même pire… Écoutez-moi ça ! Ça date un peu, mais il a pas l’air commode le gars… ” Il prend un temps de pause pour être sûr d’avoir l’attention de tout le monde avant de reprendre avec une voix digne d’un journal-TV. “Le fils Cunningham, fait encore parler de lui ! Pas plus tard qu'hier soir, une bagarre a encore éclaté dans les bas quartiers de notre si belle ville. Deux hommes ont été transportés d’urgence à l’hôpital, le visage tout simplement méconnaissable. Vous avez probablement déjà deviné qui est le coupable, étant donné que ce n’est pas la première fois que le jeune héritier massacre un compatriote à coups de poings lors d’une soirée un peu trop arrosée. Les victimes sont dans un état critique, mais les médecins semblent optimistes quant à leurs chances de survie. Jusqu’à présent, aucune de ses victimes n’a succombé, mais jusqu’à quand ? On se le demande ! Que fait la justice pour arrêter ce monstre ? C’est à cause de gens comme lui que notre monde va si mal !”
Le silence tombe brutalement sur leur petite table et Nakim a du mal à croire ce qu’il vient d’entendre. C’est qu’un article, rien ne dit que tout est véridique, n’est-ce pas ? Ce ne serait pas la première fois que les médias extrapole ce genre d’histoires, plus particulièrement lorsqu’il s’agit de quelqu’un avec une réputation à briser. Léo ne lui avait pas donné l’impression d’être si violent, mais les premières impressions sont parfois trompeuses…
“Tu vois, ce type n’annonce rien de bon pour Kai!” S’excite Mara en tapant la main sur la table. “Il doit surement pas être au courant du passé de ce gars. Il faut absolument qu’on l’avertisse !”
“Tu vas trop loin Mara. Kai va vraiment pas bien le prendre si tu te mêles de ses affaires. On a aucune garantie que cet article dit la vérité, et quand bien même il y aurait des éléments corrects, on a pas idée des raisons qui l’ont poussé à se battre comme ça. Donc, va pas foutre le bordel à cause d’un soi-disant article !”
“C’est pas juste un article Nakim, c’est une panoplie d’articles ! Ce mec est dangereux… ” Intervient Max en montrant d’autres fragments de textes similaires sur son écran.
“On peut pas le laisser tomber amoureux d’un gars pareil… Tu comptes faire quoi, le jour où il se sera fait casser la gueule ? Pire encore, un jour, il va taper si fort qu’il ne s’en remettra peut-être jamais !”
Elle est tellement dramatique quand elle s’y met… “On en est pas là. On ne sait même pas pourquoi il est parti avec lui en vacances.” Il jette un œil sur Max dans l’espoir qu’il le rejoigne dans son opinion. Mais la moue déconfite de ce dernier lui annonce qu’il est seul contre deux. “Ils datent de quand tous ces fichus articles ? Il a juste eu une jeunesse un peu bancale, c’est pas parce qu'il est riche qu’il est forcément si différent des autres. Y a pleins de jeunes qui se bagarrent dans les bars, c’est pas pour autant qu’il faut en faire un foin.” Au fil des arguments, Nakim commence à douter pourquoi il défend ce mec. Il ne le connaît pas et voilà qu’il lui trouve toutes les excuses du monde. Cette discussion commence à bien faire.
“Hmm” Fredonne Max pensivement. “Huit-neuf ans, quelque chose comme ça.”
“Ça veut donc dire qu’il a peut-être changé, arrêtez d’en faire un cinéma pas possible. On verra bien quand Kai sera rentré… ” Nakim espère clore le sujet, mais Mara et ses théories n’ont pas dit leur dernier mot et elle revient à la charge.
“Non, ça veut juste dire qu’il a probablement assez de pognon pour acheter les médias… ”
Si jamais Kai apprenait qu’ils sont en train de juger la vie de Léo à partir d’articles, il risque de péter un gros câble. Il faut absolument qu’il calme le débat avant que cela ne déraille complètement. Léo n’est peut-être pas un saint, mais ça ne les avance à rien de s’imaginer tout un baratin non plus.
“Et tu crois qu’il avait pas le fric avant ? Redescend un peu sur terre, Mara. Kai n’aurait pas dit que tout allait bien, s’il avait un doute.” Bon dieu, qu’il aimerait qu’elle lâche un peu l’affaire.
“Il risque pas de douter, s’il est pas au courant.” Maugrée-t-elle en levant les yeux au ciel, comme s’il s’agissait de la chose la plus évidente au monde. Ce n’est même pas la peine qu’il poursuive la discussion, il n’arrivera pas à lui faire comprendre qu’elle va trop loin en fouinant dans le passé de Léo.
“Fait ce que tu veux, mais s’il te fait la gueule, je t’aurais prévenu.” Soupire-t-il en se levant de table et remballant ses affaires dans son sac. Il avait prévu à la base de l'inviter à manger au studio et de lui sortir les bougies, mais l’envie s’est carrément évanouie.
“Tu t’en vas ?” Demande-t-elle en le scrutant avec surprise.
“Ouais, c’est pas trop mon truc de casser du sucre sur le dos de gens.” Il repositionne sa chaise, dépité.
“Tu sais, on s’inquiète juste pour lui… ” Plaide Max en haussant les épaules.
“Y a une différence entre se faire du souci pour quelqu’un, et se mêler de choses qui nous regardent pas. Si Kai s’amuse et profite de ses vacances, c’est tout ce qui compte pour moi. Peu importe que Léo soit un gosse de riche ou pas. Tant qu’il n’aura pas fait de faux pas, je lui laisserais le bénéfice du doute. On a tous fait des erreurs de jeunesse."
Sur ces mots, il laisse en plan les deux jacasses pour enfin rentrer chez lui. Ses cours sont finis pour la journée et il compte bien en profiter pour essayer de se calmer un peu. Il a beau ne pas juger Léo, il reste inquiet pour Kai malgré tout. Pas seulement parce qu'il est parti sur un coup de tête, mais pour tout ce qu’il cache et porte sur ses épaules sans jamais en parler.
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