N'est mignonne que mignonnette

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 Le bruit du réveil me sortait de ma torpeur. J’étais en nage. Le corps encore tremblant d’un songe dégueulasse. Réduit au rang de merde et me battant contre des fantômes hilares. La bouche déformée de ma grand-mère se reflétait dans un miroir tout aussi terrifiant et semblait rire d’un destin assurément perdu me concernant. Jeanne, pour une fois dormait toujours à côté de moi, paisible friandise et l’envie de lui sucer les lèvres me traversa l’esprit. J’en avais pris une belle hier, et seule une bière me sortirait de ma torpeur. La chambre baignait encore dans l’ambiance tamisée offerte par nos volets. Je bandais comme un cerf, gaule de fatigue fidèle même aux pires excès. Satisfaisante, et rassurante d’un train de vie où les repas se substituaient aisément par la boisson. J’avais réussi à pondre un truc pas trop mauvais, et les quelques maisons d’édition contactées m’avaient répondu de manière plus ou moins favorable. J’avais rendez-vous à Paris en début d’après-midi aux Éditions Belles-Vues. À cette pensée les fesses fermes et arrogantes de ma femme ce matin me revinrent en mémoire. Mon barreau toujours intact pensait pareil. Fidèle compagnon, ou presque. Caractériel dans la mesure où celui-ci pouvait me trahir, à de rares occasions, au bras d’une jolie fille.

J’avais peu de temps à lui consacrer. Il me faudrait facile deux ou trois heures pour me remettre d’aplomb et le trajet me menant aux Éditions y serait mis à profit. Il restait quelques bières dans le frigo. Assez pour satisfaire une gueule de bois qui n’attendait que ça, et suffisamment pour ne pas se louper. J’ouvris la première et commençai à la téter regardant par la fenêtre les gens passer. J’en ouvris rapidement une deuxième pour lui réserver le même sort. Les Éditions Belles-Vues jouissaient d’une petite réputation confortable et la perspective de bosser avec eux m’enchantait. À proprement parler, je n’en avais rien à foutre que ce puisse être untel ou untel. Mais une rentrée d’argent suffisante me dégageant du temps libre d’écriture me satisfaisait. J’allais, si Dieu veut, pouvoir me saouler allègrement et continuer de gribouiller dans mon coin tout en étant payé. Consécration ultime pour la vie d’un procrastinateur. À moi de bien gérer le truc. J’ouvris une troisième bière et lui réservait le même sort qu’aux deux autres. Jeanne était paisible, étendue dans les draps, et je me plaisais à le savoir. C’était si rare. Juste avant de partir, j’aperçus une fiole de rhum arrangé dans la cuisine, et décidais de la prendre au cas où.

J’avais envie de m’y rendre en voiture, pour un peu plus d’une heure de route. Le temps de siffler mon rhum et d’arriver frais à un entretien que je pensais comme étant déjà crucial pour la carrière de branleur à laquelle je semblais être voué. Les aigreurs de la nuit passée ne me quittaient guère. J’avais par intermittence le hoquet, et par moment l’envie de vomir sur le siège passager, n’ayant pas la force de m’arrêter pour le faire convenablement.

Et si la nana de Belles-Vue souhaitait y faire un tour après ? Si par magie cette femme tombée amoureuse de mes écrits voulait sillonner les rues de Paris aux côtés du mec qui bientôt la rendrait plus riche que riche ? Calme-toi mon vieux me dis-je, je commençais à être saoul et l’idée loin de m’effrayer me conforta. Après tout, s’imaginer le pire du mieux ne pouvait qu’être bon pour la suite.

J’avais eu quelques échanges avec elle déjà, d’abord par mail puis téléphoniques. Elle semblait réellement emballée par cette rencontre quand je m’accordais le droit de ne lui répondre que de manière concise et nonchalante. N’étais-je pas un connard d’ivrogne cherchant seulement de quoi se mettre minable encore un peu au frais de la princesse ? Et si, en plus, cela passait pour du génie… L’ouvrage que je lui avais envoyé était un road trip en Australie avec une bande d’amis. Classique, courant, sans rien de novateur. Bitures, baises, arnaques étaient le leitmotiv des pages que j’avais pondues. Belle époque. J’avais eu pour loisir à m’y saouler jusqu’à plus pouvoir, et tout ça sans qu’aucune personne ne vienne m’emmerder jouant de morale et bons conseils pour que cela cesse. Les gens pensent régulièrement pour eux et n’ont conscience qu’une vie de débauche sans réelles enclaves puisse aussi satisfaire nombre d’entre nous.

J’étais tout à mes pensées que Paris m’ouvrait déjà ses sales bras et m’accueillait en son antre. Restait plus qu’à me rapprocher de son quartier et trouver une place que la fourrière ne pourrait me voler en plus de taper au portefeuille. Chose aisée. J’étais en veine ce matin. Celles de mes tempes ne cessaient de cogner. J’avais beau avoir bu quelques lampées de rhum, le mal ne disparaissait pas. Une dernière pour la route, il était temps d’aller à la rencontre de celle qui ferait ma fortune. Jules Blonsky ! L’inépuisable Jules en avait encore sous la pédale, et bien que cette dernière n’ait encore jamais vraiment servi à bien y penser, je comptais bien les éclabousser d’un truc assez rare pour en être apprécié.

« – C’est pourquoi ? S’échappa une voix nasillarde en provenance de l’interphone.

— Bonjour, Jules Blonsky, j’ai rendez-vous avec Mme Charpiat. Répondis-je.

— 1er étage, elle vous attend.

— Merci. »

Premier contact riche et cordial. Aucun doute, elle semblait bosser en famille. L’intendance était tenue par une aïeule. Je grimpais les marches me séparant d’une carrière immense d’un pas léger et déterminé. Et puis arrivant devant la porte d’entrée, une remontée acide de rhum me brûla la gorge. Le trac naissant me mettait le bide en vrac.

« – Calme-toi vieux. » Me répétais-je.

J’étais là pour des écrits, rien à foutre du reste. Je toquais et entrais dans la foulée.

La vieille se tenait devant moi, derrière un bureau massif mettant à rude épreuve la visibilité de son corps frêle et menu. Imperturbable. Elle avait des allures de gouvernante. Très élégante, guindée, avec un nez immense donnant l’impression de venir s’abattre sur le col d’un chemisier blanc tout en dentelle contrastant avec les rides et les rougeurs d’un cou brisé par le temps.

« – Jules Blonsky. Lui dis-je.

— Il semblerait. Vous êtes comme elle l’imaginait. Me dit-elle au moment où ses sourcils inquisiteurs prirent congé pour laisser place à un infime sourire de bienvenue.

— La route fut longue. Vous auriez un verre d’eau ?

— Naturellement. Ne bougez pas.

Elle se leva dignement, malgré des genoux qui la trahissaient et passait devant son bureau pour venir se planter devant moi. Elle devait mesurer dans les un mètre soixante-dix, et les tenait bien. Digne, droite, son cou avait repris un peu de vaillance et son nez fendait le vent. « – Vous avez bu ?

— J’aimerais un verre d’eau, si vous le voulez bien.

— Je viens de vous le dire, ne bougez pas. »

Elle disparut par une porte latérale dans une autre pièce et je ne l’entendis plus. En face de moi, se trouvait la porte me séparant du mécène. Je l’imaginais comme son arrière-grand-mère, le cou plus souple sans doute, douce grâce habitant encore un peu le corps d’une aristocrate zébrée d’une folie ordinaire. La vieille revint et me tendit une tasse.

« – Buvez. Me dit-elle. »

Je pris la tasse tendue et la portais à mon nez. Du café. Teintée d’eau-de-vie. Je souris et amenais la tasse à mes lèvres.

« – C’est délicieux. Lui dis-je.

— Vous ne connaissez rien. Le rhum empeste ici vous ne trouvez pas ? Bref, buvez ceci. Que votre haleine retrouve un semblant de dignité, et laissez votre esprit vagabonder au gré de votre fureur. Vous en aurez besoin.

— La route fut longue. Répondis-je.

— Je l’ai bien compris. Buvez.

— Vous en auriez une seconde tasse ?

— Ne bougez pas. »

J’avais la chance de pouvoir retarder encore un peu le grand saut. Elle n’était qu’à cinq mètres de moi, et pour autant jamais une distance ne m’avait parue si longue. Je commençais à fatiguer. Je m’étais levé bien trop tôt, et son café-goutte avait le parfum d’un digestif menant droit vers la sieste. Je sifflais d’une traite ma tasse et attendis sagement qu’elle revienne. Au bout de quelques minutes, son entrée fut la même que la précédente. Droite, digne, et me portant le précieux nectar.

« – Tenez, d’une traite et entrez retrouver Mme Charpiat.

— C’est trop aimable. »

Je sifflais sa tasse cul-sec. Le café était tiède et l’eau-de-vie l’accompagnant toujours aussi délicieuse. Je savais par expérience que si la première gorgée pouvait sembler téméraire, les autres s’adouciraient ensuite. Pas le temps, et hâte d’en découdre avec mon éditrice. Je me sentais léger. Souriant, presque trop pour que ce soit naturel. Si les bitures m’en offraient régulièrement la satisfaction, que ça me parvienne aussitôt me semblait suspect.

« – Merci pour la tasse. J’y vais. »

Elle se contenta de me toiser derrière de petites lunettes rondes à montures aussi noires que l’étaient ses yeux. Son cou avait repris sa place initiale, sous un nez furetant avec son chemisier. Je m’approchais de la porte et entrais sans frapper. Rapidement je fus dans un bureau aussi limpide et grand que l’étaient les yeux qui se posaient sur moi.

« – Bonjour, Jules Blonsky.

— Je sais qui vous êtes. Je vous ai entendu parler avec Louise. Un verre ?

— Volontiers.

— Que buvez-vous ?

— A votre guise, ça n’a plus grande importance. J’ai entrepris de me saouler modérément avant d’arriver. Il semblerait que modération n’ait plus sa place ici.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Quelle est cette secrétaire ?

— Une vieille amie.

— J’avais considéré les choses sous un autre angle.

— Vous a-t-elle donné à boire ?

— Je lui ai réclamé un verre d’eau en arrivant.

— Bien. Bourbon ?

— Il semblerait que je vous aime déjà. »

Mme Charpiat était une jeune femme d’une quarantaine d’années. Brune, aux yeux marron d’une silhouette svelte et gracieuse, habillée d’un tailleur noir tout comme ses talons et d’un chemisier rose pâle. Elle était belle, malgré un nez qui tendait lui aussi à l’excès.

« – Putain, me dis-je, c’est bien sa fille. Aucun doute là-dessus.

– Ou se trouve votre père ? Lui demandais-je.

— Vous m’avez plu tout de suite Monsieur Blonsky, aucune raison de se fâcher.

— Où se saoule-t-il alors ?

— Avec votre femme.

— A mon grand regret celle-ci est partisane de la cuite qu’une fois la nuit tombée.

— Sans doute parce que celles prises en journée lui rappelle sa débauche.

— C’est louable. Je penserais pareil.

— C’est le cas.

— Vous mentez. Mon manuscrit, vous plaît-il ?

— Assez. Pourquoi vous mentirais-je ?

— Votre aïeule à l’entrée, elle n’est pas capable d’y répondre ?

— Louise a perdu son mari il y a plus de vingt ans de cela. Celui-ci fréquentait les bordels de tout Paris, et après avoir forniqué avec une demoiselle de plus, le petit ami de celle-ci vint lui faire comprendre qu’il n’appréciait guère. C’était une jeune pute, et son amant du moment était à mille lieues de se douter des activités de sa moitié. Un soir, il déboula dans la piaule où Louis s’en donnait à cœur joie sur le fessier de sa putain. Il n’eut pas le temps de comprendre, qu’un poignard vint lui couper le souffle d’un geste sûr et déterminé. Il mourut dans cette chambre. Louise le pensait encore au travail. Les beaux costumes et les bouquets de fleurs avaient suffi à acheter la confiance d’une femme amoureuse. L’homme au poignard épargna son aimée. Bien trop préoccupé par son récent coup de folie. Louis suffoquait au sol dans une mare de sang. Son corps hoquetait et se débattait comme un moustique gazéifié. Il avait pris la lame en pleine poitrine, et se vidait maintenant en flot continu. Nulle importance, ni préoccupation, ne brillait dans cette chambre que l’éclat de deux paires de yeux amoureux mourant chacun dans le crépuscule de l’autre. Le jeune homme, qui venait de briser trois vies, se suicida avant la prison. Quant à Louise, elle s’isola des années durant pour ne plus jamais sortir de chez elle.

— Connaissez-vous la gaule de fatigue, Mme Charpiat ?

— Pas vraiment, non.

— Ma femme en fut privée ce matin. Elle était pourtant là, belle, étendue dans un lit encore chaud de deux corps amoureux y ayant passé la nuit. Un ivrogne pourrait penser en jouir régulièrement. Grossière erreur. Celle-ci n’est que parcimonie. Pour en jouir, je contrôle un minimum mes bitures. Compromis d’un esprit fatigué d’asservir autant un corps otage de ses excès. Toujours est-il qu’elle dormait comme une princesse. Et si l’idée de me soulager avant notre entrevue me traversa l’esprit, il n’en fut rien.

— On peut en faire quelque chose de bien. Finit-elle par me dire.

— Avec un peu de bonne volonté, oui.

— Votre bouquin Mr Blonsky…

— C’est votre boulot. J’en sais foutre rien moi.

— Asseyez-vous. »

Je pris place dans le seul fauteuil faisant face à son bureau. Si celui de sa grand-mère était massif, le sien n’était que trop banal pour une femme si bien toilettée. Elle faisait sensiblement la même taille que sa réceptionniste, aux formes nettement mieux dessinées. Elle avait 150 ans de moins et se dégageait d’elle, abandon luxure et volupté.

Mes fesses trouvèrent vite un coussin confortable et attendirent qu’elle ouvre le bal. Elle n’en fit rien, se leva et quitta la pièce me laissant seul comme un con.

Le sentiment de surnager pointa le bout de sa vilaine face et je commençais à me demander où j’avais pu merder. J’avais soif, le trac m’asséchait la bouche, et pourquoi bordel de merde n’avait-elle pas son bar dans son bureau. J’étais là assis comme un gland pensant à ma femme, à Louise, et au père de ma future éditrice. L’idée de vomir sur son siège en cuir me traversa l’esprit. Jeanne dormait, sans doute encore, elle semblait ko et les raisons à ça étaient nombreuses et claires. J’étais rincé. A cette idée, être arrivé ici déjà me satisfaisait. Qui était son père ? Dans la mesure où sa pigiste à en croire son récit n’a rien de sa mère. Et puis merde ; « – Un ramassis de conneries » Maugréais-je.

Ces femmes étaient folles. D’une folie mesurée, mais qui ne demandait qu’à vous exploser à la tronche. Pourtant depuis le début, j’étais sans doute le seul à faire tâche. Habituel. Et donc normal.

« – Pauvres folles… Persiflais-je entre mes dents. »

Les senteurs qui émanaient de son temple sacré me plongeaient doucement dans une brume somnolente et sucrée. Cela semblait provenir de son bureau, et plus précisément d’un de ses tiroirs. J’avais du mal à me concentrer et des éclats de voix me parvenaient depuis la pièce voisine. Au prix d’un effort redoutable, je finis par me lever et m’approcher du tiroir en question. Mon cœur cognait de toutes ses forces dans ma poitrine et le souffle me manquait. Putain, me dis-je, c’est quoi ce bordel. J’avais les jambes en coton, et les sons de la pièce voisine se faisaient de plus en plus présents. Je passais derrière le bureau, m’accrochant aux angles de celui-ci comme je pus. Hormis quelques stylos et feuilles volantes, ne se trouvait qu’un cadre photo vieillot et poussiéreux. J’ouvris le tiroir en question, pensant y trouver des herbes, des arômes, quelque chose en train de brûler, capable d’expliquer ces soudaines senteurs. Mais rien. Absolument rien. Il était aussi vide que la pièce dans laquelle je me débâtais à présent. L’odeur n’était plus là, et tout ce petit monde commençait à sérieusement m’emmerder.

Ma langue avait maintenant triplé de volume. Et si sa sécheresse, un temps, était mise sur le compte de la soif, il ne faisait plus aucun doute que ça n’en était clairement pas le cas. J’avais beau racler les coins et recoins de ma bouche dans l’espoir d’y trouver un peu de salive, j’avais l’impression qu’elle se transformait en plâtre à vue d’œil.

« – Meeeeeeerde ! A boire… Et vite. »

Je me saisis du cadre posé sur son bureau pour le lever devant mon visage. Je tirais la langue autant que je le pouvais. Bien que ne sentant presque plus cette dernière, une douleur vive et soudaine me fustigea sur place. Elle virait maintenant au bleu sans qu’une once d’humidité ne parvienne à mettre fin à ce calvaire. Je me voyais maintenant parfaitement dans le reflet du cadre. L’air ahuri, fatigué. J’allais devoir agir. Je reposais le cadre sur le bureau avant que mes yeux ne le balayent une dernière fois. À ce moment-là, la photo retint mon attention. Un frisson glacial me parcourut l’échine. La photographie représentait trois personnes assises dans ce qui s’apparentait à un salon. La première, une jeune femme d’une vingtaine d’années ressemblait étrangement à l’aïeule physionomiste situé derrière la porte de ce foutu bureau. La seconde était un homme qui à première vue, voguait entre deux âges et souriait de toutes ses dents. Il les avait acerbes et trônait fièrement au milieu des deux autres personnes. Ses bras les tenaient fermement par la taille et il semblait bouffer l’objectif d’un regard pénétrant. A sa droite se tenait une femme, qui n’était autre que Mme Charpiat. Elle souriait elle aussi, sereine, élégante, et semblait depuis ce cliché ne pas avoir pris une ride. La quarantaine pétillante et la soif de vivre qui s’en dégageait poussaient l’admiration.

« – Bon. Je suis tombé dans une maison de con. Me dis-je. Et comment diable cette femme traverse-t-elle les années sans se flétrir ?! La gamine à ses côtés, depuis, mange à la paille et ce cliché vient d’un autre siècle. »

La tête me tournait de plus en plus, ma langue refusait tout net de rentrer complètement dans ma bouche et l’odeur enivrante de tout à l’heure refit surface.

« – Calme-toi mon vieux, t’as encore déconné cette nuit et tu mélanges tout. Trouve à boire avant toute chose, ou tu risques de crever raide sur le tapis d’une minute à l’autre. »

Je me redressais péniblement et m’approchais de la porte d’entrée. J’y balançais un grand coup de latte, m’en donnant à cœur joie et celle-ci s’ouvrit claquant contre le mur de la pièce voisine.

« – Faut s’adresser à qui ici pour avoir à boi… Merde… Putain… Putain de nom de Dieu… Mais qu’est-ce que vous foutez au juste ?!

Se tenaient devant moi les trois protagonistes du cliché présents dans le bureau. Si Mme Charpiat et l’homme aux yeux de crocodile n’avaient pas bougé, cette pauvre Louise semblait s’affaiblir à mesure que tombait son nez. Ils prenaient un verre tous les trois, et devisaient gaiement avant mon entrée.

— Je ne vais pas bien, donnez-moi à boire. Ordonnais-je. Le sale type me fixait d’un sourire vague et ses yeux s’attardaient sur ma langue boursouflée. C’est crade hein ? Demandais-je. Je n’ai aucune envie de finir comme Louise, qu’est que vous lui avez fait à cette pauvre femme ?

— Je vous avais pourtant bien dit de m’attendre dans mon bureau. Me dit Charpiat.

— Il empeste le rhum depuis ce matin. C’est une horreur. Renchérit Louise.

— On devrait lui offrir une autre tasse, qu’en penses-tu Anna ? Fini par dire le vil bonhomme.

— Dans mon bureau ! Et tout de suite ! Je suis à vous bientôt. Siffla Anna Charpiat à mon encontre.

— C’est un cadavre que vous y trouverez si je n’ai pas à boire maintenant. Toi Bobby, la tasse et tout de suite. Balançais-je à l’intention du sale type. »

Il partit dans un éclat de rire indescriptible. Ses yeux s’allumèrent encore un peu plus et ma langue bleue fut prise de soubresauts. Louise était comme absente, supportant de moins en moins le poids d’un nez qui la voûtait. D’ici quelques mois celui-ci serait planté dans le sol à en humer toutes les saveurs.

« – Retournez au bureau ! Obéissez !… J’arrive très vite, cher Blonsky… » Finit-elle par me dire dans une phrase qu’elle m’avait d’abord crachée au visage avant de se radoucir. Je ne voyais maintenant plus la bouche de Louise, son nez m’en empêchait et des narines saillantes et pleines de vie y faisaient place.

L’homme riait de plus belle, Louise grattait la terre et Charpiat semblait contenir une colère noire à mon encontre.

Je fis demi-tour et fonçais vers le bureau de ma tortionnaire.

« – Elle a forcément quelque chose à boire putain. Je me jetais sur ses tiroirs et les ouvrais les uns après les autres. Rapidement, je mis la main sur ce qui pour moi avait toujours eu des relents de salut. Une mignonnette de gin s’y trouvait et d’un geste sûr, je l’agrippais et tentais de l’ouvrir. Impossible. Cette fichue bouteille ne voulait rien savoir et le bouchon semblait faire l’amour au goulot.

— Cette histoire a tout de la mauvaise blague. Ouvre-toi ma belle, allez ! »

Je tirais dessus de toutes mes forces quand le bouchon se fit plus doux et lâcha son emprise. Génial. Je pris la bouteille d’une main pour la porter à ma bouche, et désespérément, je lui frayais un passage entre ma langue aux abois et mon palais. C’était dégueulasse, clairement. Vomir était inenvisageable, je me serais étouffé dans la minute. Je bus la fiole d’une traite et me retins de ne pas tout renvoyer sur le bureau d’Anna Charpiat. Rapidement, la tête me tourna encore plus fort, et j’aperçus sur l’étiquette de la bouteille que je tenais en main le visage de ma grand-mère, hilare. Celui-ci se mouvait et semblait animé d’une vie démoniaque. Elle me rigolait au nez, tournoyant de mille feux et je l’entendis même jusqu’à glousser. Sa tête affolait les compteurs et tournait maintenant à une allure folle. Ses deux yeux n’en faisaient plus qu’un. Unique. Énorme, me fixant jusqu’aux tréfonds de mon âme. Les sons qui s’en échappaient me fendaient le crâne et me déstabilisaient encore un peu plus. Mes jambes me lâchaient. C’était la fin. Mamie tourniquait de plus en plus vite. Ma vue baissait, mes forces aussi et mon souffle se battait comme un beau diable avec ma langue.

Le réveil affichait quatorze heures. Les rayons du soleil jouaient des coudes pour un peu d’espace à travers les lattes des volets. La pièce baignait de manière paisible dans une espèce de léthargie intemporelle. J’étais encore habillé de mes fringues de la veille, et le mal de tronche dont je souffrais ne souffrait lui d’aucune comparaison possible. Intense, permanent et me brisant les tempes à chaque battement de cœur.

« – Qu’est-ce que j’ai branlé encore… Me demandais-je intérieurement. Faut vraiment que j’arrête toutes ces conneries. »

J’avais le poing serré, et je sentis bien que j’y conservais comme quelque chose de précieux. Je mis un peu de temps à ouvrir une main qui dormait encore pour en extraire son trésor et le porter à ma vue. C’était une note manuscrite, apposée sur une élégante carte de visite.

« C’est un honneur que de travailler avec vous Mr Blonsky. Les Editions Belles-Vues se félicitent de notre prochaine collaboration. Dans l’attente de vous lire. Anna Charpiat. »

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