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Après de nombreux pourparlers et playdoyers enflammés, leurs familles acceptèrent de les laisser prendre le large vers ce choix de carrière " inapproprié à la réalité du monde actuel ". Malgré le manque d’encouragement, elles se lancèrent avec ferveur dans la constitution de leur dossier de candidature.

Ce choix précipité se trouvait grandement motivé par la perspective de ne pas rendre le fameux " mémoire de recherche dont tout le monde se fiche et que personne ne lira ” indispensable à l’obtention de leur diplôme universitaire. Et puis, quitte à choisir un métier sans avenir, autant qu’elles s’amusent un peu avant de se trouver un travail paye-facture.

Le temps de réaliser tous les examens demandés, et de réunir toutes les pièces justificatives, l’hiver prenait déjà ses quartiers.

Réalisant que l’épreuve de pâtisserie consistait à préparer les gâteaux et non les manger, Poise arrêta son choix de spécialité sur la connaissance des fruits et légumes de saison. Elle obtint sa licence haut la main, avec un velouté de potimarron à la châtaigne, qui régala les jurés.

C’est armées d’un cabas, du genre que transportent les personnes âgées au supermarché, qu’elles prirent un matin le chemin du Bureau des Aventuriers.

Le duo entra le hall vétuste du petit établissement, ou d’autres visiteurs patientaient sur des chaises inconfortables. La lumière blanche des néons attiraient les insectes, qui se grillaient aux ampoules et venaient mourir sur le carrelage. Les murs au crépi défraichi s'égayaient de quelques affiches sur le métier d'aventurier.

Des voix s’élevaient de l’unique bureau entrouvert :

— Mais comment voulez-vous que je vous procure la radio de son orteil, puisque je m’égosille à vous expliquer que ma partenaire est une sirène !

L'agent d'accueil, agacée par le bruit, se leva du guichet derrière laquelle elle était cachée pour fermer la porte. Devant son ignorance feinte de leur présence, les deux amies comprirent qu’elles devaient s’installer par elles-mêmes.

Le bruit d’une vieille horloge mal réglée rythmait leur attente. Le regard de Marxia passa sur les affiches. On y voyait de fiers aventuriers, tout sourire, sur un quai de gare, en pleine randonnée, ou à cheval. Elle serra un peu plus dans sa main la hanse de leur cabas. L’aventure l'appelait.

Le téléphone sonna à plusieurs reprises, ignoré par l'agent d'accueil, qui complétait son profil sur Emprunte-un-centaure.

Une bonne demi-heure plus tard, un jeune homme sortit du bureau, furibond, et lança à la cantonade :

— N’attendez rien de ces types ! Se sont les pires bras-cassés du pays !

Sans se donner la peine de sortir de son antre, l’employé appela d’une voix traînante :

— Le numéro soixante-six.

Un groupe de nains sautèrent de leurs chaises et tirèrent jusque dans le bureau la brouette qui contenait leur dossier.

Les filles échangèrent un regard inquiet. Poise avisa une borne dans un coin de la pièce, à côté d’une bonbonne à eau bosselée. Elle donna un coup de coude à Marxia et s’approcha de l’automate. Après une bataille de plusieurs minutes contre l’écran tactile, la machine cracha un petit coupon où figurait le numéro soixante-dix.

À midi, les salariés partirent en pause déjeuner, et les usagers furent priés de revenir à quatorze heure trente.

Attablées dans un bistrot, elles mangèrent sans entrain un croque-monsieur rassi et des frites décongelées.

— On ne peut pas vraiment jouer les étonnées, lança Marxia après avoir commandé un thé gourmand pour deux.

— Je me faisais aucune illusion sur leur degré d'incompétence, si c'est ce que tu veux dire, râla Poise, ballonnée par sa limonade.

Le serveur déposa devant elles une ardoise longiligne où les attendaient une mini crème bien brûlée, un soupçon de chantilly industrielle, un financier sec et une panacotta gélatineuse.

Poise observa le tout, fronça le nez et déclina la deuxième cuillère que lui proposait son amie.

— J’ai l’impression que notre projet est comme ce dessert. Sur le papier, il fait rêver, ça donne envie, mais la réalité est décevante...

— Eh ! C’est toi qui a lancé l’idée je te rappelle, s’indigna Marxia. Ne commence pas à faire ta mauvaise tête.

Le numéro soixante-neuf céda à une crise de nerf quand il réalisa qu’il lui manquait l’attestation du coiffeur confirmant qu’il n’avait pas de poux , elles purent donc prendre sa place.

Elles s’assirent sur les sièges bancales du bureau et patientèrent le temps que l’employé examine leur dossier et renseigne leurs informations dans son ordinateur préhistorique.

Leur interlocuteur se trouvait pourvu de deux longues oreilles, couvertes de fourrure grise, d’où sortaient d’épaisses touffes de poils blancs. Marxia se demanda quelle pouvait être sa filiation, tandis que Poise se retenait de le secouer comme un prunier.

— Nous allons prendre la photo réglementaire, annonça-t-il alors qu’il lançait l’impression de leur récapitulatif.

L’imprimante toussa avant d’émettre le son strident du bourrage papier. L’homme s’extirpa de sa chaise roulante en grommelant. Devant la récalcitrance de l’engin, il finit par abattre son poing sur le capot. L’impression reprit. L’employé leur désigna un coin de la pièce, où attendait un appareil photo sur un trépied.

Poise régla la hauteur du tabouret et s’installa dessus. En face d’elle, l’homme aux grandes oreilles colla son œil dans l’objectif.

— Merci de ne pas sourire, ni faire de signe satanique ou oreilles de lapins. Attention à trois. Un, deux…

Le flash aveugla l’elfe noire. Des moucherons dansèrent devant ses prunelles.

Marxia la remplaça sur le tabouret.

— On ne sourit pas jeune fille ! la rabroua le photographe.

L’imprimante s’activa de nouveau pour tirer leurs clichés, accompagnés de leur description. Poise s’étrangla devant son affiliation au peuple des hommes-légumes, catégorie choux frisé.

— Bien, déclara-t-il quand tout fut en ordre. Il ne me reste plus qu’à vous raccrocher à une compagnie, à moins que vous ne souhaitiez créer la vôtre.

— Nous avons rempli le formulaire de création de compagnie, grinça Poise, dont la paupière tressautait.

L’homme fouilla dans la montagne de papier sortie du cabas.

— Ah oui, effectivement. Dans ce cas, je vais vous attribuer un identifiant de compagnie.

— On ne se choisit pas un nom ? s’étonna Marxia.

— Non, vous le ferez ultérieurement, si vous le souhaitez. Les aventuriers mettent toujours des années à se choisir un nom et c’est problématique pour l’administration. Sans compter le nombre de jeunes qui se lancent et reviennent au bout d’une saison. Vous pourrez déposer un nom officiel de compagnie à tout moment, auprès d’un bureau, en justifiant d’une activité de plus de six mois.

Il tourna son fauteuil pour faire face à une deuxième imprimante.

— Je vais maintenant scanner votre dossier et nous aurons terminé.

Devant la lenteur de la manœuvre, Poise eut envie tour à tour de se fracasser le crâne sur le bureau, de se servir des oreilles de l’employé comme taille crayon, et d’imprimer cinquante copies de son postérieur pour les placarder dans tout le bâtiment.

— Voilà, conclut-til en congestionnant l’énorme dossier dans une chemise numérotée. Vous recevrez vos cartes d’aventurières sous quinzaine. Il vous sera demandé de les avoir sur vous en tout temps. Elles seront indispensables pour comptabiliser vos points de quêtes. Ceux-là même qui vous permettront de franchir les paliers et de payer vos achats dans les zones d’aventures. En vous souhaitant une bonne fin de journée.

Il les escorta jusqu’à la porte et pendit à la poignée une pancarte : “ je reviens dans quelques minutes ” souligné d’un pictogramme de café et de cigarette.

En attendant l’arrivée des fameuses cartes, les deux amies rassemblèrent leurs maigres économies, avec dans l’idée de dévaliser les boutiques de matériel pour aventuriers. Elles en sortirent écœurées par le prix du moindre artefact.

Le binôme se résigna à écumer les brocantes et vides greniers locaux. Après avoir enduré les histoires de vie de tous les vieillards du continent, qui vendaient leurs babioles de jeunesse la larme à l'œil, elles réussirent à se constituer un inventaire usé et rafistolé.

Leur sac à dos se gonflèrent de chaussettes de voyages, gourdes, boussoles, casseroles, nécessaire pour feu de camp, duvets et autres bibelots. Elles s’équipèrent en sus de quelques livres utiles, parmi lesquels L’almanach des champignons comestibles, dont plusieurs pages ne tenaient plus à la reliure.

Un matin, le facteur déposa dans leurs boîtes aux lettres respectives le fameux sésame. Les mains tremblantes d’excitation, le duo décida de ne pas attendre la fin de l’hiver pour partir. L’imagination enflammée par les préparatifs des dernières semaines, elles abandonnèrent familles et proches peu avant les fêtes de fin d’année. La prochaine étape de leur périple était clair : embarquer à bord du train qui les ménerait aux Parcs d’Aventures Régionaux.

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