Rouge aux joues

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Un froid insidieux régnait sur la campagne. Le frimas s’invita sous leurs vêtements pour mieux les faire grelotter. Les congères se solidifiaient sur le bord du sentier et les batailles de boule de neige tournaient à la rixe, où le cocard n’était jamais loin.

L’elfe noire frissonnait sous ses trois couches de vêtements. Son nez dépassait à peine de l’épaisse écharpe en tricot moutarde qui lui ceignait la gorge et remontait sur son visage. Elle refusa de retirer ses moufles pour consulter la carte et attendit que Marxia se débrouille avec le dépliant.

— On doit se trouver par là, pointa l’archère, dont les boucles se trouvaient emprisonnées sous un bonnet prune.

— Merci, c’est précis, répliqua Poise entre deux claquements de dents.

— Je t’en prie, regarde toi-même.

L’autre déclina l’offre et dansa d’un pied sur l’autre pour revigorer ses orteils.

— On n’atteindra pas la ville de Monture avant la nuit, observa Marxia.

— Je tiendrai jamais jusque-là, se morfondit Poise, qui s'imaginait déjà cryogénisé.

— Faisons une halte dans le village d’artisanat qui se trouve en dehors du sentier principal. Il faudra prendre le prochain chemin sur la gauche.

Marxia chiffonna la carte plus qu’elle ne la replia et elles reprirent leur marche sur la terre durcie par le froid. La silhouette des montagnes se dessinait au loin, promesse de cités naines et de descentes effrénées en luge.

Des rangées de conifères se dressaient dans des près à l'herbe haute. Elles passaient de temps à autre sur des pontons, qui enjambaient de mince cours d'eau. Les rencontres se faisaient rares par ce temps exécrable. Chaque rafale de vent était une gifle glacée qui leur dressait un peu plus les poils sur l'épiderme.

Elles bifurquèrent sur le chemin perpendiculaire après plusieurs heures d'une marche pénible. Poise chouinait, persuadée qu’une amputation de l'orteil l'attendait.

— Je le sens plus je te dis. C’est trop tard…

Elle cessa de geindre devant le panneau du hameau.

Eros sur charme, lut-elle tout haut. Marxia, t'es sûre de toi ?

— En tout cas, je vois des cafés pour se mettre au chaud.

La bourgade ressemblait à première vue à toutes les autres. Des maisons de ville s’étiraient en de petites rues passantes, de la fumée sortait de plusieurs cheminées, des visiteurs foulaient le pavé, le nez sur les vitrines des établissements commerciaux.

Le duo poussa la première porte à leur portée, sans prêter attention à la banderole qui barrait la baie vitrée.

Le personnel s’activait à l’intérieur : un employé déposait feuilles et crayons sur des nappes à carreaux, une autre arrangeait des centres de table garnis de roses rouges. On régla la lumière pour créer une ambiance tamisée et une musique jazz résonna bientôt en fond sonore. Deux hôtesses d’accueil s’empressèrent d’aiguiller les nouvelles-venues vers le vestiaire.

— Ils y vont pas de main morte sur le chauffage, remarqua Poise.

Elle retira avec plaisir son manteau et le pendit à un cintre.

— C’est sympathique les fleurs qu’ils ont à la boutonnière, ajouta Marxia. Ça fait mariage.

Délestées de leurs paquetages, les aventurières retrouvèrent le chemin de la salle.

Un angelot blond, aux joues rebondies, voleta à hauteur d’un micro pour annoncer :

— Formez des paires et installez-vous.

L’elfe noir sonda sa partenaire, un sourcil en l'air.

— Ne me regarde pas comme ça, je ne sais pas plus que toi ce qu’il se passe, souffla Marxia.

Elle s'éloigna sur le carrelage démodé et prit place en face d’un homme à la calvitie prononcée. Poise, bien moins enthousiaste, se dirigea vers une table vide. Un imposant semi-ogre se dépêcha de l'y rejoindre. L’angelot agita une clochette et le brouhaha des conversations démarra.

— Salut, moi c’est Anton, postillona-t-il sur le bouquet de roses placé entre eux. Tu as déjà rempli ton profil ? Tu veux qu’on s’échange nos fiches ?

Poise resta interdite. Elle baissa le nez sur la feuille posée devant elle et intitulée Journée speed dating au bistrot du Chérubin.

L’elfe noire déglutit avec difficulté. Elle répondit au regard interrogateur de son prétendant par un sourire crispé — qui lui donnait l'air de couver une mauvaise gastro.

— Euh, pardon, je crois que y'a méprise.

L’autre afficha une mine perplexe.

— Il y a un autre speed-dating en ville ? crachota-t-il de plus bel.

— Alors... euh... non... s'empourpra Poise. On voulait se mettre au chaud, et... euh... manger un truc... tranquille.

— Ah… les traits du semi-ogre s'affaissèrent. Pourtant, la banderole dehors indiquait clairement l’évènement…

La malaise s’intensifia et l’elfe noire souhaita disparaître du plus profond de son âme.

— Vous pouvez aller à l’étage pour boire et manger… lâcha le prétendant éconduit.

— Merci et… euh… bonne chance.

Poise planta sur le champ le dénommé Anton, qui resta seul à sa table, penaud. La clochette ne tarda pas à tinter et une nouvelle candidate se présenta.

L’elfe noire attrapa sa binôme au vol :

— Allez viens, on monte.

— Pourquoi ? C’est sympa ce jeu, ça permet de rencontrer des gens.

— Oui, justement…

Le duo se mit à gravir les marches.

— Tu sais que Pierre-Yves construit des maquettes en bâtonnets de glace. Il m’a proposé de venir les voir un de ces jours.

— On calera ça dans l’agenda, ironisa Poise avant de pousser son amie dans l’escalier.

Elles commandèrent un copieux goûter pour se remettre de leurs emotions. Marxia faisait tourner un macaron à la violette entre ses longs doigts fins, perdue dans ses pensées.

— Tu n'as pris aucune arme avec toi ? finit-elle par demander à son amie, affalée dans son fauteuil.

— Mon père m'a refilé le couteau de Pépé. Paraîtrait que c'est un artefact de famille qui date des grandes quêtes, mais Pépé s'en sert pour le saucisson.

La demi-elfe ricana entre deux bouchées de brioche aux pralines.

— Il dit qu'il l'aiguise avec ses canines, j’y crois moyen. Quoi que… réfléchit Poise. Il a une sacrée dentition. Un jour, il a faillit arracher le bras d’un commercial. Le gars l’avait réveillé pendant sa sieste pour lui vendre un dentier. Il a eu la preuve que les dents de Pépé fonctionnent très bien.

L’elfe noire eut un sourire mauvais. L'ambiguïté de sa nature rendait Poise tantôt sensible et compatissante, tantôt cruelle et incisive.

— Bref, le couteau est au fond de mon sac, et j'ai pas franchement envie de m'en servir, surtout que je mange pas de sauciflard.

Marxia pivota sur son fauteuil et continua de grignoter ses chouquettes face au mur.

— Tu fais quoi ? s'étonna son amie.

— Il y a un cyclope qui n’arrête pas de me faire des clins d’œil, se plaignit-elle.

Poise toisa la personne concernée.

— Marxia, il cligne juste de l’œil.

— Eh bien, dans ce cas, il le fait avec un air vraiment  grivois.

Poise soupira et balaya la pièce du regard.

— Je sais pas où tu nous as emmené, mais c'est pas dans un village d’artisanat.

— Qu’est-ce qui te fait dire ça ? s'enquit la demi-elfe avec un air candide.

— Oh, je sais pas. Au hasard, le plafonnier décoré d'anges culs-nus, les dessous de verre en forme de cœur, les habitués en rut.

Marxia jeta un regard en coin au cyclope. Il lui fit un petit signe de la main, accompagné d’un léchage de babines provocateur.

— Tu crois qu’on est…

Elle marqua une pause, mal à l’aise.

— ... dans le genre d'endroit où les gens vont pour…

— Vider leurs bourses, compléta Poise, et je ne parle pas d'argent, oui, je le pense.

L'archère se mordit l'intérieur des joues, luttant à la fois contre le fou rire et un sentiment de malaise profond.

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